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[Analyse] Un coup de grisou sur le couple franco-allemand aux racines plus profondes

(B2) Les mois passent. Et le couple franco-allemand patine toujours. Sur une question-clé : la défense. La rencontre des ministres Lecornu et Pistorius, aujourd’hui à Évreux, pourra sans doute aplanir quelques difficultés passagères. Mais elle ne suffira pas à redynamiser une relation difficile. De partenaires, Paris et Berlin, sont devenus rivaux. L’enjeu : le leadership européen dans ce domaine.

Les Allemands bien présents lors de l’évacuation au Soudan, mais en deuxième temps (Photo : Bundeswehr)

Des ratés en cascade

Entre la rénovation en commun des hélicoptères Tigre, stoppée, le projet d’avion de patrouille maritime, avorté, la liste des projets interrompus ces dernières années est désormais plus longue que celles des projets enclenchés. La réalité est cruelle : sur les quatre projets définis il y a cinq ans, au sommet de Meseberg, un seul a été enclenché : le SCAF. Non sans difficultés. Et toujours sans certitude sur son aboutissement (1).

Un encalminage révélateur d’un blocage

Quant au dernier, le  système de chars du futur, alias MGCS, il est encalminé. On peut se demander si le projet allemand de préparer le successeur du char Leopard actuel enterre le projet commun ou, au contraire, lui donne un coup de pression ? L’un se situant à cout terme, à l’horizon 2030, l’autre à plus long terme, à l’horizon 2040 (lire : [Actualité] MBT versus MGCS. Quelles répercussions sur la coopération franco-allemande ?). Peu importe. Ce qui est intéressant c’est de bien voir que dans l’un ou l’autre des projets, ce n’est pas la France, mais l’Allemagne qui est au cœur des projets.

Une Allemagne plus fédératrice que la France

Idem pour le bouclier anti-missile lancé par l’Allemagne. Présentée à l’automne 2022, l’initiative European Sky Shield (ESSI) fédère. Aux quinze pays de départ, sont venus s’ajouter quatre autres : Danemark, Suède en février, puis Autriche et Suisse en juillet (cf.Carnet 04.07.2023). Et pas à pas, le projet prend forme. Un contrat vient ainsi d’être signé, il y a quelques jours, entre Allemands et Baltes(cf. Carnet 14.09.2023) . Les Français peuvent bien tempêter (lire : [Actualité] Défense aérienne : Emmanuel Macron dézingue l’approche allemande sans proposer d’alternative concrète), le projet avance inéluctablement. Là encore l’Allemagne est au centre du jeu. La France, sur la touche.

Un réarmement en cours

Nous assistons à un changement majeur d’orientation politique en Allemagne. Pour autant qu’il soit assumé dans la durée – ce qui n’est pas encore assuré à ce stade – ce changement pourrait reconfigurer la carte de l’Europe stratégique. Pour l’heure, l’Allemagne est décidée à se réarmer, à s’équiper et le fait savoir haut et fort. Le temps des atermoiements sur la défense, de grandes déclarations à Berlin suivies de peu d’effet (lire : Défense. L’Allemagne cause beaucoup et agit peu. Pourquoi ?) semble terminé. Certes c’est lent, et parfois balbutiant.

Une lenteur allemande qui ne doit pas faire illusion

Toutes les promesses d’un réinvestissement massif — le fameux fonds de 100 milliards — ne sont ainsi pas encore tenues. Et nul ne sait ce qu’il adviendra à l’échéance. Le budget de défense reste encore grevé par les dépenses en personnels, sociales et de santé. Mais, avec la part annuelle de l’enveloppe exceptionnelle, il devrait atteindre dès 2024 la bagatelle de 71 milliards d’euros, avec pas moins de 19 milliards consacrés aux équipements. A comparer aux 47 milliards d’euros du budget français, on a un écart budgétaire de près de 25 milliards d’euros (près de 30 milliards si on rajoute le nucléaire auquel n’est pas assujetti l’Allemagne).

Une double menace sur l’Allemagne

Les Allemands n’ont pas soudainement redécouvert la géopolitique et l’outil militaire. Ils n’ont pas vraiment envie d’avoir une défense propre. Mais le contexte a changé. Et l’Allemagne, inquiète, s’adapte. Pays du centre-européen, elle doit se garder des deux côtés. Sur son flanc Ouest, l’Allemagne est inquiète (sans le dire ouvertement) d’un retour trumpiste ou de son avatar qui veuille s’en prendre à l’OTAN. Une Alliance atlantique qui reste à Berlin l’alpha et l’oméga de la défense collective. Sur son flanc Est, la stabilité acquise depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, avec le Mur de Berlin, puis sans le Mur de Berlin, est aujourd’hui menacée, durablement, par une Russie agressive.

Une agressivité russe qui fait peur

L’espionnage du Bundestag, l’assassinat en plein cœur de Berlin d’un opposant (lire : [Décryptage] Le GU (ex GRU). Un service russe hyperactif… dans l’ingérence), l’affaire Navalny, etc. ont peu à peu nourri cette inquiétude. L’offensive brutale de la Russie sur l’Ukraine a été le point de bascule. De partenaire, la Russie est devenue une menace, voire un adversaire. Ensuite, les sanctions contre la Russie se mettent en branle. Le gazoduc Nordstream est suspendu. Le soutien militaire l’Ukraine prend de l’ampleur, jusqu’à faire d’une Allemagne, auparavant hostile à exporter des armes dans un pays en guerre, le deuxième soutien de l’Ukraine, derrière les États-Unis.

Un tournant dont on doit prendre conscience

Ces changements sont souvent minorés en France. De même qu’on a peu conscience de la révolution en cours dans le rapport allemand à la défense. Alors que dans le passé, l’Allemagne était prête à s’effacer derrière le leadership français, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’Allemagne d’Olaf Scholz ne semble plus (du tout) disposée à se laisser dicter une conduite et joue sa carte personnelle et celle de leader européen. Si en matière opérationnelle, Berlin reste prudente dans ses engagements militaires, répugnant à s’avancer en premier ou de façon aventureuse comme sait le faire la France (2), elle n’a pas ses pruderies dans le domaine de la défense territoriale, de l’industrie de défense et de la politique de défense à l’échelle de l’Europe. La France d’Emmanuel Macron n’a ni vu venir cette évolution, ni réussi à s’y adapter. En mesure-t-elle seulement les enjeux ?

(Nicolas Gros-Verheyde, avec OJ)

  1. Ce n’est un secret pour personne que chez Dassault, un des principaux acteurs du projet (avec Airbus), on se verrait bien mener le projet en solo (autour du Rafale F5).
  2. Une attitude aventuriste dont Berlin se méfie de plus en plus. L’intervention de la Libye est restée dans les mémoires. L’attitude guerrière au Sahel, tout récemment encore au Niger, augure d’un schisme plus profond. L’Allemagne, positionnée dans une stratégie d’influence économique et politique, notamment en Afrique de l’Ouest, préfère le soft power.

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Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).