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Sortir la tête du sable !

Matteo Renzi, lors de la conférence de presse exceptionnelle sur le naufrage en Méditerranée, dim 19 avril, à Rome (crédit : PM italien)
Matteo Renzi, lors de la conférence de presse exceptionnelle sur le naufrage en Méditerranée, dim 19 avril, à Rome (crédit : PM italien)

(BRUXELLES2) Peut-être 700 morts dans un nouveau naufrage en Méditerranée après les 400 morts dimanche dernier (12 avril) dans le détroit de Sicile ! Les cris d'orfaie, les communiqués, fusent en tous sens depuis ce matin pour demander plus d'action, d'argent pour Frontex, de réaction européenne, etc.

Un accident bien prévisible

La réaction est aussi vive que... l'évènement était attendu. La pression des conflits dans le pourtour méditerranéen fait qu'à la migration "ordinaire" viennent s'ajouter des personnes fuyant les conflits. Les réseaux de trafiquants bénéficient avec la présence d'un Etat failli (la Libye) d'un havre de paix pour mener tous leurs trafics. Avec le retour du printemps et le beau temps, les départs de navires sont nombreux (*). Et un naufrage tout aussi prévisible sur ces barcasses, mal entretenues et chargées à bloc,  que foncer sur une autoroute, à contre-sens, les yeux bandés !

Le pari perdu de l'attente

Le pari engagé par les Européens, depuis le début de l'opération Triton, sous l'égide de l'agence européenne de contrôle aux frontières (Frontex, située à Varsovie), a été un engagement de moyens le plus limité possible, pour assurer un minimum de prise en charge et d'arrivées sur les côtes. C'est un fait. De plus, la Commission, la Haute représentante comme les Etats membres ont voulu se donner un maximum de temps pour réagir : présentation d'une stratégie sur l'immigration à la mi-mai ; débat prévu entre les ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères (réunion jumbo) en juillet, etc. Une mécanique assez classique pour l'Europe : ne pas se presser... Les Européens semblent cependant avoir la tête dans le sable, oubliant quelques données basiques, comme la météo qui favorise des départs en nombre dès le printemps, et la course contre le temps, donnée fondamentale en matière de gestion de crises. La gestion du secours en mer n'est pas un domaine législatif, où il faut bien préparer, peaufiner un texte, réfléchir avant d'agir. C'est le contraire. Il faut se préparer à agir le plus vite possible en posant très vite des principes d'action et mettant les responsables politiques au pied du mur, pour éviter d'être pris à revers. Cela n'a pas été fait. Et le pari de Triton est donc perdu.

Un cynisme délibéré

Cette stratégie, attentiste, est cynique et criminelle. Elle repose sur un fondement que personne n'osera avouer nettement à Bruxelles, Berlin, Paris ou Stockholm mais qui correspond à de la Real Politik dans son côté le plus cynique, comme me l'a résumé un habitué des opérations maritimes. "Il vaut mieux que les réfugiés meurent en mer : 1. c'est plus dissuasif que de les sauver ; 2. Cela coûte moins cher politiquement et budgétairement." Cette maxime a un inconvénient : c'est oublier la loi de l'accident en série. De façon très froide, on peut dire que 40 ou 200 morts de temps en temps, cela s'oublie rapidement. 2-3 catastrophes de plusieurs centaines de morts, coup sur coup, et la machine de l'opinion publique s'emballe. Toutes les belles stratégies s'écroulent alors. Et on se sent obligé d'agir dans l'urgence, quitte à bousculer les codes établis. Les navires italiens interviennent aujourd'hui, dans l'urgence, là où les navires de Frontex ne peuvent le faire. Les réunions ministérielles sont avancées au rythme de la montée de l'émotion. Le Premier ministre italien, Matteo Renzi, avec son homologue maltais, Joseph Muscat, demandent la convocation d'un sommet européen d'urgence. Et tout le monde - y compris ceux qui refusaient cette solution hier — semble approuver aujourd'hui cette nécessité. Du coup, le président du Conseil européen, Donald Tusk confirme chercher une solution, etc. On est dans une stratégie perdant-perdant.

Se croiser les bras, compter les morts, ou agir ?

Face au drame libyen, il n'y a pas désormais que deux possibilités : se croiser les bras stoïquement et compter les morts, ou agir, de façon rapide mais surtout multiple. L'action comportera un risque, réel, qui sera tout autant opérationnel que politique : créer un appel d'air pour les migrants et réfugiés. Mais sera-t-il plus grand que de ne rien faire ? C'est toute la question qui est posée aujourd'hui aux responsables politiques qui doivent opérer "à chaud". Pour diminuer ce risque, il faut agir sur un point fondamental : les passeurs et le trafic d'êtres humains. Le point de vue de Matteo Renzi est le bon quand il dit que « Le problème n'est pas le contrôle de la mer, mais de détruire les contrebandiers, ce nouveaux négriers du XXIe siècle ». Pour cela, il faut engager des moyens importants, à plusieurs niveaux, pour traquer les passeurs et les trafiquants, à l'image de ce qui a été fait pour lutter la piraterie dans l'Océan indien. Il faut des moyens matériels : aériens (drones, avions de surveillance maritime, ) et maritimes (gardes-côtes, navires militaires). Il faut des moyens politiques et juridiques. Car il est nécessaire que cette opération soit effectuée avec les marines de la région (de Turquie, d'Egypte, de Tunisie, du Liban notamment). Il faut enfin "inventer" une solution ad hoc pour la Libye sans attendre un hypothétique gouvernement. Une solution qui pourrait tirer partie de l'antécédent somalien. C'est-à-dire sous l'égide de l'ONU.

Une résolution de l'ONU et un accord de ... la Russie

Le contrôle des côtes libyennes ne peut, en effet, être fait qu'au plus près. Cela signifie qu'il faut - comme pour la Somalie - une résolution du Conseil de sécurité l'ONU permettant à une force internationale maritime de contrôler les eaux territoriales libyennes. Cela suppose de recueillir non seulement l'assentiment des pays de la région mais surtout d'un pays en position de droit de veto au Conseil de sécurité, la Russie, qui a constamment répété qu'elle n'accepterait plus la réitération de ce qui s'est passé en 2011 avec l'opération de l'OTAN (Unified Protector). Il faut, de concert avec Moscou, promouvoir, non pas un embargo, mais un contrôle policier de ces côtes avec une recherche active des passeurs et autres trafiquants. Cette force de sécurisation maritime ne pourra pas être, de près ou de loin, commandée par l'OTAN. Elle devra être soit placée sous l'égide de l'Union européenne, soit de l'ONU. Et là encore, afin d'acquérir le consentement russe, il faudra associer ceux-ci de près ou de loin au commandement de l'opération (comme ils le sont dans l'opération anti-piraterie).

L'expérience de la lutte contre la piraterie

Cette opération de lutte contre la piraterie est exemplaire à plus d'un titre. Au final, elle aura été efficace car l'approche a été graduelle mais aussi massive, avec toute une palette de moyens mis en place — des bateaux, des avions, des gardes privés, etc. — ; un système judiciaire particulièrement innovant — des tribunaux dédiés localement, des accords juridiques de transfert de prisonniers, et de retransfert pour l'exécution de la peine — ; un dispositif de coordination et d'implication de la communauté internationale tout aussi innovant — que ce soit par les réseaux radio sécurisé (Mercury), les réunions régulières de "déconfliction" (Shade), la répartition des tâches entre ceux qui assuraient les escortes, les interventions, plus ou moins musclées, et les arrestations —, et tout le travail politique et de développement pour remettre progressivement sur pied un gouvernement et des institutions en Somalie.

Rattraper le temps perdu

Les Européens — avec leur opération EUNAVFOR Atalanta et les autres actions engagées — ont gagné, là, un savoir-faire et une expérience qu'il serait idiot de ne pas à profit aujourd'hui en Méditerranée. Il serait, en effet, totalement incompréhensible de ne pas pouvoir faire ce qu'on a fait en Somalie pour la Libye. Ou alors ce serait considérer que le sauvetage de vies humaines est moins important que les intérêts de la pêche en eaux profondes et de la marine marchande... Il faut rattraper le temps perdu depuis l'été dernier et la fin programmée de l'opération Mare Nostrum, en mettant les bouchées doubles dorénavant.

Le leurre du contrôle dans les pays d'origine / transit

Quant au contrôle dans les pays d'origine et de transit - qui est sur toutes les bouches, en particulier de la Commission européenne — cela ressemble de près à un leurre. Cela signifie qu'il faut se résoudre très vite trouver une solution à l'inflation de conflits - au Nigeria, au Sud-Soudan, en Somalie, en Irak, au Yemen, et surtout en Syrie, qui secrète un maximum de réfugiés. Cela signifierait de négocier avec Bachar le contrôle de ses frontières. Cela exigerait aussi de demander au Liban ou la Turquie qui n'en peuvent plus de supporter les réfugiés venant de Syrie de les empêcher de partir. Cela signifierait également de négocier avec des pays fermés comme l'Erythrée, ou le Soudan, puis de trouver le moyen de contrôler des zones difficilement contrôlables au Yemen, en Somalie, au nord Mali, au nord Niger, au nord Nigeria... Autant dire des leurres !

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire :

(*) Il y a une semaine, entre vendredi (10 avril) et mardi (14 avril), les gardes-côtes italiens ont annoncé avoir secouru près de 8 000 personnes en Méditerranée !

Maj. 20.4 avec citations de Matteo Renzi et des compléments apportés sur la lutte dans les pays d'origine et de transit

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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