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L’accord AUKUS entre Australie et USA provoque les Européens. Quelles réactions possibles ?

(B2) Cet accord ne vise pas uniquement l'achat de sous-marins. Il a une résonance plus large pour l'Alliance atlantique et l'Europe. Au-delà de la colère légitime française, réagir n'est pas simple pour les Européens. Car Paris la joue solo depuis le début. Voilà quelques pistes de réflexion...

Un acte plutôt inédit

Un cas d'école

Contrairement à ce que déclarent certains commentateurs, la décision australienne n'est pas juste un cas de plus de la compétition qui règne sur les marchés de défense. Un secteur où la concurrence est féroce, y compris entre alliés. La victoire américaine des F-35 en Suisse (ou en Belgique auparavant) ou celle du Rafale français en Croatie en témoignent. Tous les coups sont permis normalement. Mais, ici, on est dans un vrai cas d'école : un contrat signé, dans le cadre d'un partenariat stratégique, rompu sans aucun préavis, de façon au minimum non élégante. NB : un montant de 900 millions d'euros a déjà été engagé par les Australiens avec Naval Group dans des études préliminaires.

Une certaine duplicité australienne

Le mot de « trahison » posé par les Français n'est pas juste un coup de colère. Le jour même de l'annonce de l'accord avec les Américains et Britanniques, « les Australiens ont ainsi notifié à Paris la 'system functionnal review' (revue fonctionnelle du programme) » souligne ainsi un responsable du ministère des Armées à quelques journalistes dont B2. Une note importante. Elle atteste que les préliminaires techniques ont été franchis et qu'on peut « passer aux étapes suivantes ». Ce n'est que « quelques heures avant l'annonce de l'accord AUKUS », que le ministre australien de la Défense, Peter Dutton, prend son téléphone pour appeler son homologue française Florence Parly et lui annoncer la nouvelle.

La trahison des Alliés

Cette trahison n'est pas juste australienne. Elle s'applique également aux Américains et Britanniques. Des Alliés très proches qui se concertent, quotidiennement, au sein de l'OTAN pour faire face aux menaces, diverses, et définir notamment une politique vis-à-vis de la Chine. La pilule passe difficilement à Paris. Et cela pourrait laisser des traces.

Quelques leçons sur l'accord australien

Le bloc des Fives Eyes est solide

Cet accord a certes une certaine logique. L'Australie s'arrime clairement au monde anglo-saxon, américain et britannique, notamment par les accords de renseignements. L'accord avec la France constituait en quelque sorte une incartade face à cet axe géopolitique aux racines historiques. On assiste ainsi au renforcement du bloc des Cinq (USA, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) auquel devra réagir l'Europe si elle entend exister réellement.

Un projet pilote d'une alliance plus importante ?

Cela ira-t-il plus loin que les sous-marins ? Sans doute. D'ores-et-déjà, d'autres pistes sont déjà évoquées par les participants, notamment en matière de recherche ou d'intelligence artificielle. Faut-il y voir la préfiguration d'une sorte d'alliance militaire du Pacifique, pendant de l'OTAN pour la zone euro-atlantique. On peut le penser... Surtout si les Alliés de l'OTAN restent réticents à s'engager les yeux fermés derrière le drapeau américain dans son 'combat' politique, économique et stratégique contre la Chine.

De America First à America Back, une constante

La politique de l'administration Biden ne diffère pas sensiblement de celle menée par l'administration Trump. Cela n'étonnera nullement les plus avertis (notamment ceux de B2, lire : America is back, dit l’administration Biden. Quelle politique avec l’Europe ?). Les imprécations en moins, l'efficacité en plus ! L'Amérique entend rester leader dans le monde, et les Alliés suivent. La mise en place du retrait d'Afghanistan l'avait montré, le partenariat AUKUS le confirme. NB : même quand Donald Trump a rompu l'accord signé par tous avec l'Iran, cette procédure n'est allée à son terme qu'au bout de longs mois. Et non sans avertissement.

L'attitude non amicale britannique

La volonté du Royaume-Uni de tisser un réseau d'alliances se révèle ne pas être un simple slogan de campagne du Brexit. Avec cet accord AUKUS, Boris Johnson signe un de ses premiers succès. Et ce pourrait ne pas être le seul. Londres entend bien pallier à sa sortie de l'Union européenne, en renforçant ses liens avec ses alliés traditionnels, nord-américain comme du Commonwealth.

La France en solo

Dans cette affaire, la France est apparue tout d'abord un peu seule. C'est logique. Le contrat signé par Paris avec Canberra n'est pas un acte européen ni même n'a été concerté au niveau européen. C'est la France, seule, qui a négocié un accord avec les Australiens. En se gardant bien d'y associer les autres Européens. La compétition était même de règle avant la signature de ce contrat — voire même après — avec les Allemands en particulier de TKMS.

Une condamnation verbable

Les Européens ont commencé à réagir. Les ministres des Affaires étrangères, réunis de façon informelle, lundi soir à New-York, en marge de l'assemblée générale de l'ONU, ont ainsi exprimé leur « claire solidarité » avec la France. Et les différents responsables européens (Ursula von der Leyen, Charles Michel, Josep Borrell) n'ont pas caché leur « étonnement », leur condamnation du « manque de loyauté » de leurs partenaires et alliés (lire : L'affaire AUKUS prend une tournure européenne. Toutes les options sont sur la table).

Quelle réaction pour les Européens ?

Au-delà des mots, y aura-t-il d'autres réactions ?

Un point d'interrogation sur les relations avec l'Australie

Au-delà d'un possible ralentissement des négociations engagées par les Européens avec Canberra sur un accord de libre échange (lire : L’affaire AUKUS prend une tournure européenne. Toutes les options sont sur la table), on peut se demander si certains projets UE-USA ne vont pas subir, eux aussi, un certain ralentissement.

La relations transatlantique : un peu compliquée

Les demandes américaines de s'impliquer davantage dans les outils européens de défense — comme la coopération structurée permanente et le fonds européen de défense — pourraient être examinées... très, très lentement. La demande de signer un arrangement administratif avec l'agence européenne de défense (EDA) pourrait ainsi se heurter à un 'Non' de la France (déjà réticente à un tel accord). La négociation de l'arrangement administratif sur l'association américaine au projet PESCO de la mobilité militaire pourrait lui aussi connaitre quelques retards. Idem pour l'arrangement sur l'accès américain au signal sécurisé public (PRS) de Galileo.

La préférence européenne : à développer

Le modèle de développement des armements en se reposant sur les exportations trouve là une limite. Si les Européens veulent conserver une industrie de la défense européenne dynamique, ils devront d'abord acheter les armements produits sur le continent. La préférence européenne doit être aussi forte et présente que la préférence américaine. La seule exonération de la TVA proposée par Ursula von der Leyen dans son discours sur l'État de l'Union ne suffira pas (lire : Défense. L’Europe doit pouvoir agir seule ! Les six propositions (audacieuses) de von der Leyen).

Des négociations groupées : à envisager

L'Europe pourrait aussi penser à faire davantage bloc dans la négociation des contrats extérieurs. Si le contrat australien avait associé des Allemands, la réaction Outre-Rhin serait un peu plus 'dynamique'. C'est très compliqué. Il ne faut pas se le cacher. Mais tant que les Européens ne feront pas bloc pour faire des offres communes à certains pays, ils seront exposés à ces revers de bâtons, de la part de concurrents... ou d'alliés.

L'attitude vis-à-vis de la Chine : à définir

La discussion entre alliés sur l'attitude à avoir vis-à-vis de la Chine, menée essentiellement au sein de l'Alliance atlantique, pour la définition d'un futur concept stratégique, pourrait être impactée. Soit les Alliés se rangent au désir des Américains (ce qui est en soi le message politique de cet accord). Soit ils maintiennent une voie semi-autonome, comme définie jusqu'ici.

La défense européenne

L'idée de développer l'Europe de la défense sort renforcée, exprime-t-on. Mais saura-t-elle convaincre au-delà de ceux déjà intiment convaincus ? Sortira-t-on du « Nous voulons faire » pour passer à « Nous faisons » ? Le défi est réel. Et le saut géopolitique important. Il faudra plus qu'un évènement de ce type pour franchir le gué.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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