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Un marché public d’hélicoptère loupé à EULEX Kosovo = Procès

Les hélicoptères de la compagnie Starlite en mission EULEX Kosovo (crédit : Starlite)
Les hélicoptères de la compagnie Starlite en mission EULEX Kosovo (crédit : Starlite)

(BRUXELLES2) L'affaire tranchée par le Tribunal de Première instance de l'UE, il y a quelques jours, mérite un commentaire détaillé car elle met aux prises un soumissionnaire à un marché public lancé par une des missions civiles de la Politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC) — Eulex Kosovo. Ce n'est pas souvent. Et l'argumentaire du président de la 7e chambre (A. Dittrich), s'il peut être discuté, est très détaillé et répond à nombre de questions que l'on peut se poser en matière de missions de la PeSDC.

L'origine du litige

Le Tribunal a, en effet, rejeté, le 4 juin dernier, le recours de la société Elitaliania, une des plus anciennes compagnies privées italiennes d'hélicoptères qui assure notamment le service d'urgence 118 à partir de sa base Rome. Elle estimait avoir présenté une meilleure offre que son concurrent. Son offre pour effectuer une prestation de soutien héliporté (de type Medevac - évacuation médicale) pour la mission "Etat de droit" (EULEX) de l'Union européenne au Kosovo avait été rejetée fin mars 2012. C'est Starlite Aviation Operations - une compagnie sud-africaine également installée en Irlande - qui avait emporté le marché.

Après avoir tenté vainement d'accéder au dossier de son concurrent - pour connaître les motifs qui avaient donné lieu à son succès, la société a porté plainte contre Eulex Kosovo, demandant au juge de surseoir à l'exécution du marché et d'interdire à EULEX de procéder à la conclusion du marché.

EULEX soulève la question préalable d'irrecevabilité

Avant d'aborder le fond, la première question à traiter a été celle de l'irrecevabilité de la requête. La mission EULEX Kosovo a soulevé deux arguments dans ce sens.

1° D'une part, « elle ne peut avoir la qualité de partie défenderesse dans le cas d’espèce du fait qu’elle ne bénéficie pas du statut d’organisme indépendant ».

2° D’autre part, elle soutient que le Tribunal n’est « pas compétent en ce qui concerne les actes adoptés sur la base des dispositions du traité européen relatives à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) ».

EULEX n'a pas de personnalité juridique

Le juge analyse la décision établissant la mission EULEX Kosovo, son organigramme et sa chaîne de commandement (de la HR et du COPS au chef de mission en passant par le commandant des opérations civiles). Et il conclut que Eulex Kosovo ne dispose « pas de personnalité juridique ». Ce n'est pas un « un organe ou un organisme de l’Union » car il ne dispose pas de la personnalité juridique. Et il ne peut donc « être partie à une procédure devant les juridictions de l’Union ». Il s’agit « d’une mission, c’est-à-dire d’une simple action, dont la durée a été limitée » dans le temps. Or, selon une jurisprudence du Tribunal « une mission ne peut être considérée comme un organe ou un organisme de l’Union au sens de l’article 263, 1er alinéa, TFUE » (ordonnance du président du Tribunal du 22 juillet 2010, H/Conseil, T 271/10 R).

Le seul "responsable" est le chef de mission

Pour retracer qui est vraiment responsable de la décision, le Tribunal retient le critère organique. Peu importe qui a signé la décision de ne pas attribuer (en l'occurence le directeur de l'administration et des services de soutien d'EULEX). Le chef d’Eulex Kosovo « exerce le commandement et le contrôle des effectifs ainsi que la responsabilité administrative et logistique », selon l’action commune 2008/124. Il assume donc "seul" la responsabilité.

Un budget exécuté pour le compte de la Commission

Or cette responsabilité il l'assume par délégation de la Commission européenne qui est responsable des actes du chef de mission. Le budget en cause est, en effet, bien celui d'EULEX Kosovo : « Les mesures prises dans le cadre de la procédure de passation du marché public en cause concernent le budget d’Eulex Kosovo ». Et « l’ensemble des dépenses doit être géré conformément aux règles et procédures communautaires applicables au budget général de l’Union. » En l'occurrence, celle-ci « a délégué certaines tâches d’exécution du budget d’Eulex Kosovo au chef d’Eulex Kosovo ». Le chef d’Eulex Kosovo a d'ailleurs signé à cet effet « un contrat avec la Commission ».

La Commission doit donc assurer le rôle de défendeur

Le chef de la mission n'est ainsi pas "défendeur" en termes juridiques. Le fait que le chef de la mission « représente Eulex Kosovo dans la zone d’opération et veille à la bonne visibilité d’Eulex Kosovo, puisse conclure des accords techniques avec des Etats membres ou des États tiers participants et d’autres acteurs internationaux déployés au Kosovo, portant sur la fourniture d’équipements, de services et de locaux à Eulex Kosovo » n'influe pas sur cette qualification.

Les actes adoptés par lui « dans le cadre de la procédure de passation du marché en cause sont imputables à la Commission, qui dispose de la qualité de partie défenderesse ». En effet, rappelle le président de la 7e chambre citant une précédente jurisprudence du tribunal, « les actes adoptés en vertu de pouvoirs délégués sont normalement imputés à l’institution délégante, à laquelle il appartient de défendre en justice l’acte en cause »  (ordonnance du Tribunal du 4 juin 2012, Elti/Délégation de l’Union au Monténégro, T‑ 395/11).

Le principe du contrôle juridictionnel respecté

Cette construction — le chef de la mission agissant sur délégation de la Commission — permet de pallier l'absence de personnalité juridique de la mission et de respecter le principe du « contrôle juridictionnel ». Principe qui veut que « tout acte émanant d’une institution, d’un organe ou d’un organisme de l’Union destiné à produire des effets juridiques vis-à-vis des tiers doit être susceptible d’un contrôle juridictionnel » (arrêt de la Cour du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement, 294/83)

Mais irrecevabilité de la requête...

Pour autant le juge refuse la recevabilité de la requête, pour une raison purement formelle. Celle-ci a été dirigée contre EULEX Kosovo. Et il refuse de désigner un autre défendeur, la requérante ayant « l’intention de former le recours expressément contre Eulex Kosovo ». Il ne reconnait pas non plus de « erreur excusable ». Certes « l’avis de marché indiquait le chef d’Eulex Kosovo comme pouvoir adjudicataire auquel l’offre devait être soumise ». Et « ni l’avis de marché ni les lettres adressées par le chef d’Eulex Kosovo ou ledit directeur n’indiquaient une partie contre laquelle un éventuel recours contre des mesures prises dans le cadre de la procédure de passation du marché en cause pourrait être formé. » Mais le juge rejette également cet argument estimant que « l'erreur excusable » ne s'applique qu'au cas de tardiveté de recours.

Commentaire : si l'argumentaire suivi par le juge a une certaine logique, en faisant voler en éclat la fiction du chef de mission "seul responsable" ; dans ses derniers arguments, on a quelque difficulté à le suivre. Car sa dernière argumentation, très formaliste, apparait en pleine contradiction avec le principe du contrôle juridictionnel. D'autant que la mission EULEX Kosovo a commis une faute notable, en n'indiquant pas quelle autorité émet réellement l'acte et contre qui diriger le recours. A mon sens, cela mérite la cassation. Car si le requérant a dirigé son recours contre EULEX Kosovo, c'est que la mission a bien laissé accroire qu'elle était détentrice et émettrice de l'appel d'offres.

On peut remarquer également que le juge ne mentionne à aucun moment son incompétence pour un motif tenant à la PESC. Ce point n'a pas été abordé par le Tribunal qui a préféré s'en tenir au premier argument (la notion de "partie défenderesse"). Ce faisant, il semble reconnaître que la notion d'incompétence pour des motifs de la PESC est une exception, à interpréter de manière restrictive et qui ne s'exerce que s'il n'y a pas une compétence sur un autre motif (notamment sur les marchés publics).

(Nicolas Gros-Verheyde)

Télécharger l'ordonnance du Tribunal T-213/12

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

Une réflexion sur “Un marché public d’hélicoptère loupé à EULEX Kosovo = Procès

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