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Claude-France Arnould : « Un labo de recherche souple aux possibilités insoupçonnées »

(Entretien exclusif) Claude-France Arnould a pris la tête de l’Agence européenne de défense, en janvier. Elle a confié à Bruxelles2 ses premières impressions en arrivant, les qualités d’une Agence (qui a parfois été décriée) et les priorités d’avenir. La nouvelle directrice croit à au potentiel de cette agence, surtout dans cette période de crise économique. Et elle l’illustre avec des exemples précis et chiffrés. Pour ceux qui sont intéressés, Claude-France Arnould sera l’invitée, le 22 février, des “mardis de l’IFRI“, l’Institut français des relations extérieures (à Bruxelles). Et je ne peux que conseiller d’y assister car l’échange promet d’être intéressant.

Vous êtes arrivée début janvier, quelle est votre première impression ?

J’ai été impressionnée par la qualité des gens et le travail qu’ils font. C’est exactement dans la ligne de ce qu’on attend de nous. Une structure compacte, ramassée, efficace, de 120 personnes, qui fonctionne de manière totalement décloisonnée, pas du tout administrative. On est ici plus proche d’un labo de recherche dans l’esprit et la manière de fonctionner. C’est très frappant. Nous avons différents corps de métiers : des militaires, des ingénieurs mais aussi des juristes et financiers. Des spécialités dont on a besoin aujourd’hui pour aider les Etats membres ; l’analyse financière aujourd’hui est tout aussi importante, pour le pooling and sharing.

Quel est le principal défi qui se pose ?

En voyant fonctionner cette Agence depuis l’intérieur, et ses possibilités insoupçonnées, je pense qu’il suffit d’expliquer ce qu’elle fait et ce qu’elle peut faire. Il y a là un potentiel dont disposent les Etats membres et dans lequel il suffit de puiser.

C’est le principal atout de l’Agence, selon vous ?

Oui. Incontestablement, sa souplesse et sa disponibilité. Nous avons la possibilité de mener des programmes à la carte qui peuvent satisfaire les plus exigeants des Etats membres. C’est absolument libre : un Etat membre peut prendre les projets qu’il veut, y participer ou non, inviter d’autres à venir y participer (ou de ne pas les inviter). Le tout, pour un coût minime, marginal. Nous n’imposons rien. Notre rôle est de proposer. Si les Etats membres ne veulent pas participer, on laisse cela de coté.

L’autre particularité de l’Agence est d’avoir une approche « bottom up » (du bas en haut). Nous passons beaucoup de temps à travailler avec les spécialistes des capacités des Etats membres. C’est de là qu’émergent des capacités communes. Un travail invisible, difficile à illustrer mais essentiel. Nous offrons ainsi un réseau informel de discussion entre les ministères de la Défense. Reste que cette approche doit être complétée par une impulsion au niveau politique (ce qu’on appelle l’approche « top down »). C’est cela qui fait le succès d’initiatives comme celle prise récemment par la France et le Royaume-Uni.

L’agence a fait du “pooling and sharing” avant la lettre.
On doit le développer faire des propositions pour aller plus loin

Comment appréhendez-vous justement les relations avec les Etats membres ?

Ils ne vont pas s’engager sur 80 projets identifiés par l’Agence. La question est plutôt de savoir sur quoi sont-ils prêts à s’engager en commun. Il faut les écouter. J’entame une tournée des capitales. Après La Haye, je serai à Londres le 28 février, puis Paris et Varsovie. Sans oublier la réunion informelle des ministres de la Défense (le 24 février, à Budapest-Gödöllo).

Vous comptez donc investir le « Pooling & sharing » qui devient la priorité des priorités en matière de défense ?

On le fait déjà. C‘est comme M. Jourdain (qui faisait de la prose sans le savoir). Les formations de pilotes d’hélicoptères, le laboratoire de contre IED, le déminage maritime… Tout cela c’est déjà du « pooling and sharing » avant la lettre. Maintenant on doit le développer, accélérer le mouvement, il faut faire des propositions pour aller plus loin.

Si vous aviez un projet concret à mettre en avant ?

J’en ai plusieurs. Prenez la formation des pilotes d’hélicoptères. Ce projet fonctionne. Nous avons formé jusqu’ici 114 équipages (dont 63 sont déployés en Afghanistan) et 1300 personnels (pilotes…). Le prochain exercice aura lieu en juin en Italie. Nous sommes là en plein cœur du travail de l’Agence : coordonner une montée en puissance des capacités pour les Etats membres, qu’ils peuvent déployer là où ils l’estiment le plus utile et comme ils le veulent.

Ces équipages sont déployés surtout en Afghanistan aujourd’hui. Peut-on imaginer d’autres lieux ?

Oui bien sûr. La formation a été calée sur le besoin de déploiement en Afghanistan car c’était une demande des Etats membres : avec des vols de nuits, en hauteur, dans des lieux à forte chaleur (avec une formation en désert) et froids (avec une formation en montagne). Toutes formations qui manquaient à certains équipages. On peut fort bien imaginer que cette formation sera utile dans d’autres missions. Les Etats restent totalement libres de déployer leurs équipages formés.

Les priorités seront au bout du compte celles
sur lesquelles les Etats membres seront prêts à s’engager

D’autres priorités  ?

Les priorités seront au bout du compte celles sur lesquelles les Etats membres seront prêts à s’engager. Elles peuvent aller du projet d’EATF – European Air Transport Fleet (NB : la lettre d’intention a été signée par les Etats membres en novembre 2009) et autour de l’arrivée de l’Airbus A400M dans les flottes, en examinant comment la formation et la maintenance peuvent être mises en commun, aux drones (UAV), aux satellites d’observation (MUSIS), et de communication (SATCOM) en passant par un projet d’« hélicoptères wing » (Nb : un projet qui démarre tout juste, les premières réunions viennent d’avoir lieu).

L’Agence a aussi un rôle en matière de recherche & technologie ?

Oui. Je veux identifier les besoins et les solutions. C’est un bon levier d’action. Notre budget opérationnel est de moins de €9 millions. Mais au final c’est entre 100 et 200 millions d’euros que les Etats membres mettent en commun, une grande partie pour la recherche et la technologie. Nous pouvons aussi aider les Ministères de la défense à s’insérer dans des initiatives comme le Ciel unique et Sesar, le spectre radio, l’espace… En fait, notre vocation est de travailler sur le versant militaire et de sécurité de projets initiés par la Commission européenne.

On a évoqué un groupe de sages (Wise Pen) sur le “Pooling and Sharing”. Que vont-ils apporter ?

Je crois que, derrière l’idée de « Sages », il y a le besoin de créer une relation de confiance non bureaucratique, informelle. Ce besoin est essentiel. Plusieurs de nos Etats sont actuellement engagés dans un processus douloureux de réformes. Et il n’est pas toujours facile de dégager publiquement certaines priorités. Ce pourrait être plus aisé, de manière informelle, en toute confidence, pour des « pairs » d’identifier dans quelles conditions on peut coopérer. Ce qui compte, c’est que des initiatives concrètes soient rapidement mises en place. L’accord franco-britannique est, ici, un bon modèle : des domaines cernés, un engagement précis.

Les Américains semblent très intéressés
par ce que peut faire l’UE. Les Russes aussi !

La Turquie frappe à la porte de l’Agence. Comment comptez-vous régler cette question ?

Je ne voudrais pas aborder tout de suite des questions très institutionnelles. Ce n’est pas vraiment à l’Agence de régler ces questions politiques gérées au plus haut niveau. En revanche, nous voyons avec nos homologues de l’OTAN, notamment de l’ACT, ce qu’on peut faire, de façon utile, pragmatique.

Le numéro 2 du Pentagone, William J. Lynn, était récemment à l’Agence. Un signe d’intérêt ?

Oui, certainement. Lynn venait à Bruxelles parler de cyber-défense. Mais il voulait aussi comprendre le rôle de l’Agence. Les Américains semblent très intéressés par ce que peut faire l’UE, en matière d’opérations comme de développement des capacités de défense. Il a notamment proposé d’avoir une discussion sur la réforme du régime d’exportation de biens de défense (NB : une simplification de ce régime est en cours aux Etats-Unis). J’ai l’impression qu’ils veulent investir dans l’Agence. Ils ne sont pas les seuls. Dans les premières lettres de félicitation après ma nomination que j’ai reçues, il y avait celle de V. Chizov (ambassadeur russe auprès de l’UE), qui proposait d’identifier les possibilités de travail en commun.

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Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).