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Les BPC Mistral russes c’est fini… ou presque ?

DixmudePontMat7501a(BRUXELLES2) Alors que le second BPC Mistral russe a été testé cette semaine, la possibilité de livraison des deux BPC à la Russie s'éloigne, jour après jour, ... au fur et à mesure que l'espoir d'une accalmie rapide de la crise russo-ukrainienne s'amenuise. Un an après le début du conflit à l'est de l'Ukraine suivie de la déclaration d'autonomie des républiques de Donetsk et Louhansk (le 11 mai 2014), livrer les "Mistral" russes — le Vladivostok et le Sébastopol — construits par les chantiers navals de Saint-Nazaire se révèle aujourd'hui impossible, à court comme à moyen terme. La livraison des "Mistral" n'aura donc pas lieu. La résolution du contrat comme des solutions de remplacement doivent alors être envisagées.

Des navires non livrables

Une croix sur la vente des Mistral russes ?

Livrer le Vladivostok et le Sébastopol aujourd'hui à Moscou paraît totalement injustifiable d'un point de vue de politique étrangère et même du droit international (*). Alors que Paris (et Berlin) sont engagées dans une médiation entre Moscou et Kiev, ce serait perçu comme une rupture de la neutralité nécessaire à la négociation. Au plan européen, et euro-atlantique, cet acte serait également considéré par plusieurs des alliés européens comme une rupture de la solidarité, et même comme un acte de traîtrise compromettant la position française durablement. Les esprits à Varsovie, Vilnius ou Riga sont suffisamment aiguisés pour le garder complètement à l'esprit. Cette position parait difficile à évoluer à court terme (dans les prochains mois) mais aussi à moyen terme (plusieurs années), le nouveau positionnement stratégique de la Russie comme des pays de l'OTAN ne parait pas uniquement conjoncturel. Hervé Morin disait en 2010 pour justifier le contrat "Mistral" aux baltes : « La Russie a changé, il faut changer notre regard, nos lunettes » (lire : Le Russe achète, les Baltes râlent, la France philosophe). Cette maxime est toujours valable... mais dans l'autre sens désormais.

 

Un abri européen négligé ?

Pour prendre cette décision, la France est seule. Et, à dessein. Le gouvernement français ne peut, en effet, "s'abriter" derrière une mesure européenne pour suspendre in aeternam le contrat ou le rompre. Avec un embargo, gelant les contrats déjà passés, la situation aurait été d'une certaine façon plus facile pour la France qui aurait pu exciper face à son client russe une décision européenne s'imposant à lui pour refuser la livraison. Un brin hypocrite mais oh combien plus facile. Cette option avait d'ailleurs été mise sur la table par les diplomates européens, selon les informations recueillis par B2. Mais la France a bataillé pour conserver à l'embargo sur les armes imposé la Russie son caractère non rétroactif (*), en conservant toute leur valeur aux contrats déjà passés et les faisant échapper à l'embargo.

Pas de logique commerciale classique

On pourrait certes arguer d'une certaine logique "commerciale" qui vaudrait que le refus de livraison serait préjudiciable à la réputation de la France et de l'industriel pour des contrats futurs. Cet argument, souvent répandu parmi les journalistes "défense", ne suffit pas vraiment à contredire un changement de position stratégique. Et c'est oublier que la livraison d'armes n'est pas un contrat de vente de machines à laver, avec garantie intangible. C'est un acte très politique qui est posé, négocié au plus haut niveau de l'Etat. Et chacun des partenaires le sait bien. Vendre un équipement militaire à un pays comporte toujours un risque minimal de voir retourner un jour l'arme contre soi. Vendre un tel équipement à un Etat qui a décidé d'utiliser son armée pour intervenir dans un pays voisin, c'est prendre un risque maximal. Au surplus, il s'avèrerait en contradiction flagrante avec la décision (européenne) sur l'exportation des armes (le code de conduite).

Des marchés possibles avec une annulation de contrat ?

A l'inverse de certains observateurs, on peut même dire que ne pas vendre cet équipement est un geste politique, fort, qui peut permettre à la France de négocier de nouveaux contrats dans l'avenir. Les contrats d'équipement supplémentaire en train de se négocier en Pologne (hélicoptères notamment) sont clairement liés à la non-vente du Mistral. Et dans la plupart des pays de l'Est qui sont en passe, cette année et les années suivantes, d'augmenter leur budget et de décider de nouveaux équipements, ce geste ne suffira sans doute pas à ravir la première place historique des matériels américains ou allemands, mais il sera un "+" dans une négociation possible. Certes ce n'est pas un BPC Mistral dont ont le plus besoin aujourd'hui les armées des pays d'Europe centrale et orientale mais entre les matériels de haute technologie (radios, communications, ISR...), les avions de chasse ou de transport, les véhicules blindés, les hélicoptères et les missiles en tout genre, l'industrie française a toute une panoplie d'équipements et de savoir-faire à vendre qui pourrait compenser largement, au final et globalement, la non-vente du Mistral.

... et des navires qui ne seront jamais livrés

Résoudre le contrat

Une suspension in aeternam du contrat reste toujours possible. Régulièrement, depuis des mois, quand ils étaient interrogés, François Hollande, comme Laurent Fabius ou Jean-Yves Le Drian ont répété "les conditions ne sont pas réunies" à une livraison. Mais une option est désormais ouverte : l'annulation ou plutôt la résolution du contrat s'avère, de fait, une solution réaliste désormais. Sur le principe, les deux parties paraissent d'accord désormais. Coté russe, on semble, en tout cas, prêt à tourner la page, à écouter les dernières déclarations de Vladimir Poutine. Lors de sa séance annuelle de questions-réponses "Direct line" à la télévision russe, jeudi (16 avril), le président russe s'est même montré bienveillant avec la France. Certes « le refus de livrer des navires dans le cadre du contrat existant est, bien sûr, un mauvais signe ». Mais « pour parler franchement, cela n'a que peu de conséquence pour nous ou notre capacité de défense. Nous avions prévu d'utiliser les navires en Extrême-Orient. Pour nous, ce n'est pas critique » indique-t-il. « On survivra ! ».

Un geste pour l'économie française ?

Et Poutine d'ajouter « Nous avons signé ces contrats principalement pour soutenir nos partenaires et l'offre de travail dans leur chantier naval ». En gros, ce contrat est un petit contrat, un coup de pouce au partenaire français, une aide au développement économique en quelque sorte. Ce qui n'est pas faux dans l'absolu. Avant la signature du contrat "BPC", les chantiers de St Nazaire faisaient face à un "trou" de commandes qui allaient obliger sinon à fermer les chantiers à engager un drastique plan social, avec le risque de perdre une main d'oeuvre qualifiée. La solution "russe" a été un véritable miracle de ce point de vue. Quant au poids des BPC dans le total de la défense russe, ce n'est pas inexact non plus. Une bonne partie de l'état-major, comme de l'appareil industriel russe, était d'ailleurs assez hostile à ce type de partenariat, voyant d'un mauvais oeil l'intrusion d'un partenaire étranger face à un savoir-faire russe, industriel et maritime, qui suffisait amplement, selon eux.

L'apport de technologie française à l'industrie russe

Dans cette démonstration, le président russe oublie un peu l'autre versant du contrat : la fabrication de deux navires de type BPC en Russie avec, en arrière-plan, la modernisation des chantiers navals russes, en bénéficiant d'un transfert de technologie française (qui était le réel objectif russe à ce contrat). Un pari plutôt osé pour l'industrie française et l'Etat français, avec un double risque : voir des BPC russes se mettre sur le marché mondial à un prix inférieur et devoir supporter au plan politique de coopérer, encore plus concrètement qu'avec la livraison de deux navires clé en main, au développement du complexe militaro-industriel russe. Délicat... De fait, la résolution du contrat semble arranger tout le monde, les deux partenaires, et leurs alliés.

Quatre questions à résoudre

Rembourser

A supposer que cette "bonne volonté" persiste, reste maintenant à régler les détails comptables de l'annulation. D'une part, il faudra rembourser les avances (importantes) déjà consenties. Cela, Moscou ne semble pas vouloir le compter par pertes et profits. Le président russe, Vladimir Poutine, a été clair sur ce point. « Je pars du principe que les autorités françaises, que les Français (sont) des gens corrects, ils nous rendront l'argent. » Le contrat avait une valeur de 1,2 milliards, sur lequel 3/4 environ — 800 millions d'euros — ont été versés selon les informations communément admises. En plein régime de sanctions contre la Russie, ce chèque à Moscou ne devrait pas passer inaperçu. Mais cela parait difficile de ne pas passer à la caisse...

Indemniser

Ensuite, il faudra régler la question des pénalités. Contrairement à ce qui a parfois été dit, Poutine n'a pas fait une croix sur celles-ci. « Nous n'allons pas exiger des pénalités ou des amendes exorbitantes. Mais nous voulons que tous nos coûts soient couverts » a-t-il affirmé. Ce qui ouvre le champ à la négociation. Mais celle-ci parait plus équilibrée que lors de la première suspension du contrat. Entretemps, en effet, le Kremlin a clairement reconnu son intervention en Crimée comme son soutien aux forces séparatistes de l'Ukraine. C'est un fait qui pourrait être apprécié à sa juste valeur en cas de procédure d'arbitrage, et réduire d'autant les pénalités.

Qui va payer la facture ?

Troisième question, qui sera délicate à répondre coté gouvernemental : Qui va payer la facture ? Où trouver concrètement le milliard nécessaire ? Entre l'industriel DCNS, sa garantie bancaire et l'Etat, il y aura un délicat arbitrage. Compter sur une quelconque solidarité européenne parait difficile à monnayer : c'est la France et, elle seule, qui a passé le contrat, et qui en bénéficiaire. En revanche, un savant système de compensation au niveau national entre les possibles nouveaux contrats gagnés - à l'Est - pourrait peut-être permettre de faire la soudure. Les chantiers navals ne sont plus dans la même situation qu'à la fin des années 2000. Et DCNS a un carnet de commandes qui se remplit (notamment grâce à la commande égyptienne).

Qui veut bien des Mistral ?

Enfin, il faudra aussi savoir que faire à terme de ces bateaux conçus et prééquipés pour servir dans la marine russe et, donc, pas automatiquement adaptables à toutes les marines. Un point qui prête à discussion : si certains experts considèrent que la (re)transformation serait très difficile, voire impossible, d'autres consultés par B2 soulignent qu'elle n'est pas totalement rédhibitoire. La vente aux Ukrainiens — une idée souvent évoquée avec un sourire —, serait vraiment, à supposer que les Ukrainiens aient l'argent, un cas de casus belli avec Moscou et une difficulté supplémentaire aux accords de Minsk. Livrer à d'autres pays voisins, comme la Géorgie, serait assez difficile également mais impossible. Les revendre à des pays arabes comme le Maroc ou l'Egypte, voire à l'Arabie Saoudite, serait possible d'un point de vue financier. Mais ont-ils vraiment besoin d'un BPC ? Reste la piste de pays asiatiques voire d'Amérique latine... ou du Canada.

La "Royale" en dernier recours ?

A moins, qu'on se résolve, au final, comme une dernière piste de recours, à les reverser dans la flotte française qui ne manque pas de zones d'engagements en ce moment ... Ce serait l'occasion de tester les solutions dites innovantes de rachat-leasing prévues à l'Hotel de Brienne (siège du ministre français de la Défense) pour pallier des "trous d'air" budgétaires. Quant aux marins, qui ont l'habitude de s'adapter à toutes les situations (lire : L’Egypte achète le Normandie, l’équipage du Provence débarqué. Explication), il leur restera à apprendre le russe pour lire les dénominations dans les coursives 🙂

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi :

Et sur le club :

(*) Certains observateurs arguent qu'il s'agit tout simplement de l'application du principe de non-rétroactivité. C'est une excuse bien commode mais qui ne correspond pas aux réalités. En matière d'embargo international, fixé par l'ONU ou de manière autonome par l'Union européenne, ce principe cède souvent le pas à d'autres impératifs. Si les dispositifs d'embargo varient selon les pays et les secteurs, ils prévoient souvent un gel des contrats déjà en cours, avec parfois un délai de transition. Un embargo sans une certaine rétroactivité aurait d'ailleurs une efficacité moindre.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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