Aux confins de l’Europe avec les douaniers européens
(BRUXELLES2 à Palanca) La frontière de Palanca, entre la Moldavie et l’Ukraine. Un espace de no man’s land, coincé entre deux parties de l’Ukraine. Mais bien deux postes: un poste ukrainien et, deux-trois kilomètres plus loin, un poste moldave.
Résultat: un trou noir, petit certes, mais une faille dans le contrôle des frontières. On sort d’Ukraine avec un bout de papier de transit valable pour quelques minutes avant de retrouver une autre partie de l’Ukraine quelques kilomètres plus loin. Enfin normalement... Car rien n'empêche de « tourner à gauche et de se retrouver en Moldavie » précise un connaisseur. Malgré toutes leurs préconisations, les Européens n’ont pas encore réussi à obtenir un poste de contrôle conjoint. « Cela me rappelle mes débuts, quand j’étais sur la frontière entre l’Italie et la France (l’accord Schengen n’était pas alors en vigueur) quand nous nous « querellions » avec nos homologues italiens » raconte, sourire aux lèvres, Jean-Pierre Albarelli, un ancien de la police de l’Air et des frontières (française), responsable de la zone. « Nous ne sommes pas là pour nous substituer aux douanes de ces deux pays. Cela reste de leur responsabilité » précise Udo Brukholder, directeur-adjoint de l’EUBAM.
Le passé pèse
« Ce n’est pas évident. On passe d’un concept de militaires qui gardent la frontière en empêchant le passage à des douaniers civils qui doivent faciliter la circulation, en détectant les « mauvais », donc en utilisant davantage la coopération et le profiling » explique J.-P. Albarelli. « Les Ukrainiens et Moldaves sont de bons professionnels, aguerris. Mais, il y a, par exemple, une obsession du secret, une « secret mania ». Certaines informations sont parfois délicates à obtenir, d’autres sont quasiment top secret, même les plus simples, comme un simple plan de patrouilles par exemple ». Les premiers experts européens ont d’ailleurs été un peu pris pour des espions. Et les premiers temps de travail en commun n’ont pas été faciles.
Au fil du temps, cependant...
Les conseils, les recommandations, l’expérience des douaniers européens sont appréciés et « généralement suivis ». Il faut un peu de temps pour que la chaîne hiérarchique suive. Mais les responsables des deux pays sont assis régulièrement, autour d’une même table pour résoudre les différents problèmes. « Cela facilite indéniablement les rapports » souligne Albarelli. La formation des personnels, l’utilisation de méthodes modernes — le ciblage des personnes arrêtées — entrent dans les moeurs, peu à peu.
Il reste cependant de nombreux manques structurels.
Les douaniers locaux n’ont ainsi pas l’habitude de travailler en infiltration. Seul le personnel de l’ancien KGB utilise ce type de méthodes. Mais il ne travaille pas aux frontières. La contrebande est aussi un « sport national ». Une contrebande facilitée par l’absence de délimitation précise des frontières, explique Ferenc Banfi, le chef de l’Eubam. « Les criminels, pris en flagrant délit, sont bien organisés. Aidés de bons avocats, ils ont beau jeu devant la justice, de se défendre d’avoir franchi la frontière ». Quant à la lutte contre la corruption, le « Zéro tolérance » est parfois apprécié de façon "souple" (1). Ainsi lorsque plusieurs agents ukrainiens ont été soupçonnés, les autorités ont répondu à l’Eubam que les agents avaient été « neutralisés ». Ce qui veut dire, tout simplement déplacés dans un autre lieu...
Une frontière un peu poreuse
Le travail de tous les jours est rendu d’autant plus difficile par la situation en Transnistrie. L’Eubam évite tout contact officiel pour éviter de se faire piéger par les autorités sécessionnistes. Mais il semble bien qu’une partie du transit entre l’Ukraine passe par cette république autoproclamée. Or, sur toute une partie de la frontière, les douaniers ukrainiens sont seuls, sans vis-à-vis moldaves. Et le « trafic de certaines marchandises semble bénéficier de solides appuis de part et d’autre de la frontière » confie un douanier. Le trafic de poulets est révélateur. En Ukraine, il faut 900 euros la tonne, 140 euros via la Transnistrie. Une différence de près de 700 euros, c'est bien tentant ! Au regard des statistiques, les Transnistriens sont ainsi devenus les plus gros mangeurs de poulet d’Europe (10 fois plus qu'un Européen moyen) ! Mais l’affaire a couté 42 millions d’euros au budget ukrainien.
La Transnistrie plaque tournante de tous les trafics possibles
Le soupçon a longtemps pesé sur cette longue bande de terre, la Transnistrie, d’être une plaque tournante de tous les trafics possibles : drogue, armes, êtres humains …L’est de la Moldavie – sa partie transnistrienne - était effectivement spécialisée, sous l’Union soviétique, dans la production d’armes, légères essentiellement (mortiers, kalachnikovs) et parties de missiles. Onze installations permettant de produire des armes ainsi ont été recensées. Et, selon les spécialistes, il restait 20 tonnes de munitions dont on ne connaît pas bien l’usage ni la destination. Mais l’Eubam n’a jamais détecté de trafic d’armes. Et l’Osce – présente dans la région — n’a aucune preuve de ce qui a pu être exporté. Cependant, il reste très difficile de contrôler ce qui est présent. Dix missiles ont ainsi mystérieusement disparu. Les Transnistriens ont affirmé qu’il s’agissait d’un "dégât des eaux". Mais il n’y a jamais eu de preuve tangible de cette « disparition ».
Des dépôts de munitions hors de contrôle international
S’il y a une liberté de mouvement des contrôleurs internationaux de l'OSCE, ceux-ci ne peuvent également pas s’approcher librement des dépôts de munitions par exemple. Ceux-ci sont étroitement surveillés. Et les inspections inopinées ne sont pas possibles. Le dernier contrôle in situ a donc eu lieu en 2006. Et depuis, l’Osce ne veut plus y aller pour ne pas donner une caution à un régime contesté. « Parler de trafic d’armes relève plutôt du fantasme – souligne un douanier européen - on fantasme beaucoup d'ailleurs sur la Moldavie. Personnellement, je n’ai pas vu d’armes mais des poulets oui » ironise-t-il.
Le trafic de cigarettes : une vertu locale
En revanche, il semble certain que le territoire s’est focalisé sur certains marchés lucratifs, comme la cigarette. A voir le prix, dérisoire comparé aux autres Européens, affiché dans les boutiques, entre 2 et 7 roubles pour les marques occidentales (Winston, Lucky Strike, Camel), soit 15 à 50 cents —, il y a de quoi alimenter un trafic. Il existe en effet des fabriques illégales de cigarettes à Tiraspol. Une entreprise ayant fait faillite en Bulgarie, les Transnistriens ont récupéré les machines et la force de travail. Les cigarettes circulent ensuite d’Ukraine vers l'UE (dans les saisies de cigarettes, ce pays occupe le second rang).
Une région aux confluents de tous les trafics
En fait, toute la région – Transnistrie, Moldavie et Ukraine – se retrouve au confluent des nouvelles routes choisies par les contrebandiers. « La drogue qui provient d’Afghanistan essentiellement – mais aussi d’Iran — arrivait normalement vers la Macédoine, la Serbie, le Kosovo, le Monténégro (route des Balkans) », raconte un douanier. Là les mafias kosovares comme serbes se « partageaient » les marchés. Depuis que les polices ont augmenté leur activité dans cette région — en partie avec les encouragements et les financements européens —, « les criminels ont mis en place d’autres routes, jugée plus sûres pour eux ». L'une passe par le Nord (Azerbaïdjan, Géorgie, Russie, Ukraine, Ce), l’autre par le sud (Géorgie, Chypre, Odessa, Russie et la CE). Et les modus operandi des trafiquants sont de plus en plus sophistiqués. "Les criminels sont très intelligents et utilisent toutes les technologies "high tech" précise un douanier européen. Ainsi « la cocaïne est parfois introduite à l’intérieur des fruits (une saisie a eu lieu de ce type à Odessa) ou dissous dans les bouteilles de vins (une saisie a eu lieu à Chisinau). Une nouvelle technique, encore plus subtile, consiste même à imprégner des tissus (tee-shirts, tapis) dans la cocaïne — autant dire invisible — puis ensuite par un traitement spécial, à récupérer la matière première... »
(Nicolas Gros-Verheyde)
(1) Selon le baromètre 2007 de l’ONG Transparency international, 30% des personnes interrogées en Moldavie disent avoir payé un pot de vin pour un service administratif.
La suite du reportage
Eubam Ukraine-Moldavie. Ferenc Banfi: « Un rôle dans la stabilisation de la région »
Entre la Moldavie et la Transnistrie, un timide rapprochement