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A suivre à la Cour de justice : dumping social contre libre marché

(B2) C'est le 23 mai prochain que les deux avocats généraux de la Cour de justice européenne ( l'italien Paolo Mengozzi et le portugais Miguel Poiares Maduro) rendront leurs conclusions dans les deux affaires (Laval un Partneri et Viking) opposant des syndicats nordiques - suédois d'un coté et finlandais de l'autre - à des entreprises des nouveaux Etats membres - lettonne et estonnienne.

La question est hautement politique et symbolique tout autant que technique et juridique. Pas moins de 14 gouvernements de l’Union européenne et deux de l’AELE sont d'ailleurs intervenus dans ces affaires. Il s'agit de savoir si une action syndicale collective est possible pour imposer l'application du droit du travail local face à des entrepreneurs qui revendiquent l'application de la libre prestation de services ou du libre établissement considérés comme des principes fondamentaux du droit communautaire.

AFFAIRE « LAVAL »

La première affaire oppose une société lettone, Laval un Partneri, aux syndicats suédois. Ceux-ci avaient mené, à l’automne 2004, une action de blocus contre la première, l’obligeant à interrompre les travaux et à liquider sa filiale en Suède (affaire C-341/05).

Les faits. En mai 2004, l'entreprise Laval un Partneri détache des travailleurs de Lettonie pour l'exécution de chantiers en Suède. Elle entreprend notamment des travaux dans une école de Vaxholm, petite ville située à 35 km de Stockholm. Travaux exécutés par sa filiale locale, Baltic Bygg, qui s'est vue attribuer le marché public de travaux suite à un appel d'offres. La convention conclue entre l'administration communale et l'entreprise prévoyait bien que les conventions et accords collectifs suédois seraient applicables sur le chantier. Mais, selon Laval, les parties se sont accordées ultérieurement sur la non application de cette clause. En juin, des négociations sont entamées avec les syndicats suédois pour conclure un accord collectif, mais aucun accord n'a été conclu. Laval signe cependant deux accords collectifs avec un syndicat letton du bâtiment à l’automne. En novembre, une action collective de « blocus », déclenché par les syndicats suédois, est menée sur tous les travaux sur l'ensemble des lieux de travail de Laval. Depuis Baltic Bygg a fait l'objet d'une procédure collective de liquidation. Et une plainte a été déposée par Laval devant la justice suédoise.

Deux questions principales sont posées par la justice suédoise, saisie par la société Laval. Le fait pour des organisations syndicales de tenter, par une action de blocus, de contraindre un prestataire de services étranger à signer un accord collectif dans l’État de séjour relatif aux conditions de travail et d’emploi, est-il compatible avec les règles du traité CE sur la libre prestation de services ? La loi suédoise dite « lex Britannia » qui interdit toute action de blocus contre une entreprise ayant signé une convention collective suédoise sur les conditions de travail mais ne l’interdit pas quand il s’agit d’une convention collective étrangère est-elle contraire aux principes de non-discrimination et de libre prestation de services et à la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs ?

Les gouvernements sont divisés nettement en deux camps, d’après le rapport d’audience pour l’affaire « Laval ». Certains pays d’Europe de l’Est estiment que tant le système de blocus suédois que la loi nationale sont contraires au principe de la libre prestation de services (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque). La grande majorité des pays ainsi que l’Autorité de surveillance de l’AELE penchent pour une solution contraire et jugent l’action syndicale compatible avec les règles du Traité (Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Irlande, Italie, Danemark, Finlande, Suède, Islande, Norvège). Certains gouvernements développent une argumentation plus diversifiée. L’Allemagne assortit sa position de deux conditions : les actions syndicales doivent être « nécessaires et raisonnablement proportionnées à leur objectif », la convention collective visée doit être « conforme aux dispositions de la directive sur le détachement des travailleurs ». Position partagée par l’Irlande. La Belgique défend une position plus philosophique : même si la « loi (suédoise) pourrait être considérée (par la Cour) comme une forme de discrimination indirecte, elle correspond à un objectif légitime car elle a pour but de garantir l'égalité de traitement de tous les travailleurs sur le territoire suédois ». Position partagée par la Finlande qui demande à la Cour de reconnaître le droit fondamental « d’entreprendre une action collective (syndicale) ». Pour le Danemark, « la Communauté n'est pas compétente pour réglementer, que ce soit directement ou indirectement, le droit des organisations syndicales de déclencher des actions collectives tendant à la conclusion d'une convention collective avec un employeur ».

La Commission européenne opte pour une analyse de la directive sur le détachement des travailleurs, distinguant les normes couvertes par ce texte, comme le salaire minimal, et les autres conditions de travail, non couvertes. « Un système de fixation des salaires consistant en la négociation et en la conclusion de conventions collectives, complété par des dispositions législatives (comme la loi suédoise) » n’est  ainsi pas incompatible, en tant que tel, avec le principe de libre prestation de services « dès lors que ce système aboutit au résultat prescrit par la directive (sur le détachement des travailleurs) ». En revanche, s’il s’agit de réglementer des conditions de rémunération qui vont au-delà des dispositions minimales de la directive, cela constitue une restriction de services souligne la Commission.

AFFAIRE « VIKING »

La deuxième affaire oppose Viking, une société finlandaise de transport maritime aux syndicats finlandais et européen du secteur. Les salaires des marins estoniens étant très inférieurs aux salaires finlandais, Viking qui assure avec un bateau, le Rosella, la liaison Talllin (Estonie) -Helsinki (Finlande) souhaitait changer de pavillon afin de résister à ses concurrents estoniens notamment. Les syndicats qui refusent l’imposition de conditions salariales plus basses et le licenciement éventuel de marins finlandais ont déclenché une grève (affaire C-438/05).

Dans l’affaire »Viking », la Commission européenne a une position différente. Elle estime que le principe du libre établissement et le règlement de 1986 n’ont « pas d’effet direct horizontal de nature à conférer des droits à une entreprise privée susceptibles d’être opposés à un syndicat ou une association de syndicats en ce qui concerne une action collective menée par ce syndicat ou cette association de syndicats.» L’autorité de surveillance de l’AELE n’est pas intervenue.

Un nombre équivalent d’Etats sont intervenus (14 de l’Union européenne et 1 de l’AELE), défendant des positions similaires.  On peut noter certaines différences. Ainsi, la Lituanie n’a pas présenté de conclusions écrites. En revanche, le Royaume-Uni l’a fait. De façon très tranchée, il estime que toute action syndicale se doit de respecter le principe du libre établissement. Allant même plus loin, il considère que, par principe, « l’exercice d’une action collective, dont le mouvement de grève, n’est pas un droit fondamental protégé par le droit communautaire ». Il ajoute : le droit communautaire ne connaît pas de « droit social fondamental [juridiquement contraignant] de recourir à des actions collectives ».

(NGV)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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