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Un prix Sakharov au coeur d’un conflit européen

(B2) L’avocat d’Oleg Sentsov, Dmitriy Dinze, et sa cousine, Natalya Kaplan, venus recevoir au Parlement européen le prix Sakharov au nom de leur client et parent, expliquent, dans un entretien à B2, les rouages politiques qui ont conduit Oleg Sentsov en prison en Russie. Et leurs tentatives pour l’en faire sortir.

L’avocat d’Oleg Sentsov, Dmitriy Dinze, au Parlement européen, à Strasbourg, le 12 décembre 2018 (© E.S./B2)

Oleg Sentsov a été condamné en 2015 à 20 ans de prison pour « préparation d’attentats terroristes » contre le pouvoir russe en Crimée. Cette année 2019 pourrait être déterminante pour l’intéressé : on attend la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Où est Oleg Sentsov aujourd’hui ?

DD – Il est toujours hospitalisé, dans un camp en Sibérie, au-delà du cercle polaire. Dans ce camp, sont maintenus des prisonniers condamnés à vie. Là-bas, la neige tient dix mois sur douze. S’il sort de l’hôpital, ce sera pour aller au travail. Lui refuse de marcher au pas, de se présenter à tous les contrôles et de respecter la discipline du camp.

Il a fait une grève de la faim durant plusieurs mois, de mai à octobre 2018, qui l’a conduit à cet hôpital. Qui sont ces 70 prisonniers politiques dont Oleg a demandé la libération ?

NK –  La plupart sont des Tatars de Crimée dont l’écrasante majorité n’a pas accepté l’annexion de la Crimée par la Russie. Les tatars ukrainiens ont été déportés sous Staline. A l’heure actuelle, ils doivent faire face à une déportation hybride. Une façon de les évincer de la péninsule. La plupart sont accusés d’être membres d’un groupement islamique. Les fonctionnaires du FSB [les services renseignement russes] placent dans leur appartement une brochure de l’organisation interdite, juste avant de faire une perquisition.

Quelque chose a t-il changé après la grève de la faim d’Oleg ?

NK – Non. Personne n’a été libéré. En revanche, cela a déclenché une vague de grèves de la faim, dont certaines pour soutenir Oleg.

Oleg a été arrêté en 2014 et condamné en 2015 parce qu’il aurait eu le projet de commettre un attentat contre le pouvoir russe en Crimée occupée. Des preuves ont été apportées au procès ?

DD – Il leur fallait une organisation qui aurait pu être interdite sur le territoire russe, liée à l’Ukraine. Le principe étant de trouver ou créer une organisation, qu’on appelle organisation terroriste et on accuse des gens d’y appartenir pour pouvoir les arrêter. Un mouvement ukrainien, ‘Secteur de droite’, a été choisi pour tenir ce rôle. Il a été très actif pendant les évènements de Maïdan (en Ukraine). Les services spéciaux ont ensuite réussi à établir un lien entre eux et Sentsov. Il y avait eu un mouvement d’assistance aux citoyens ukrainiens qui ne voulaient pas vivre sous occupation russe. Oleg y était assez actif. Il organisait l’évacuation de citoyens ressortissants ukrainiens de la Crimée. Il était donc très connu. Beaucoup de gens venaient aux rassemblements organisés par Oleg. C’était facile ensuite de l’accuser de connaitre tous ceux qui étaient arrêtés pour avoir voulu acheter des explosifs, provoquer des incendies criminels d’institutions russes en Crimée.

Aucune preuve à l’appui ?

DD – Aucune, malgré la torture… Même pas des écoutes téléphoniques. Comme témoins, ils ont utilisé d’anciens prisonniers de droit commun disant avoir vu Oleg en contact avec les membres de la communauté criminelle et dans un endroit où l’on stockait des armes. Nous n’avions aucun moyen de vérifier la véracité de ces témoignages. C’étaient leurs paroles contre celle d’Oleg qui, lui, répétait n’avoir rien commis de mal et qu’il ne connaissait pas ces gens-là. L’un d’eux a d’ailleurs dit pendant son procès qu’il avait été torturé. Le deuxième a gardé le silence. Et le procès a été clos.

Il reste cette empreinte tout de même ?

DD – Ils n’ont trouvé comme stock d’armement que quelques cartouches et chargeurs et un pistolet avec une empreinte digitale d’Oleg. Oleg nous a expliqué comment elle est arrivée là : lorsqu’il a été arrêté, il a été menotté mains dans le dos. Et, au poste, on lui a fait toucher un certain nombre d’objets pour y laisser des empreintes.

Vous avez saisi la Cour européenne des droits de l’Homme (1). Où en est le dossier ?

DD – Nous recherchons la révision du procès. La procédure est entamée depuis trois ans. J’estime que nous avons prouvé, en première instance, qu’Oleg est innocent. On nous a dit que ce dossier est aujourd’hui prioritaire. D’après les avocats spécialisés en justice européenne, une décision devrait être rendue dans le courant de cette année (2019).

(Emmanuelle Stroesser)

Entretien réalisé en face à face, dans les locaux du Parlement européen, à la mi-décembre

(1) La Cour est intervenue en juillet 2018 pour demander (par une mesure provisoire) à la Russie d’apporter des soins à Oleg Sentsov, en conseillant à ce dernier de stopper sa grève de la faim, dans l’attente d’un jugement sur le fond. (communiqué).

NB. L’examen de la requête Sentsov c. Russie (requête n° 48881/14) a récemment été ajourné dans l’attente de l’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire interétatique Ukraine c. Russie (concernant l’est de l’Ukraine) (n° 8019/16) à laquelle est est liée. (voir le communiqué de la Cour du 17 décembre 2018).


Trente ans de prix Sakharov

Le prix Sakharov, décerné chaque année en décembre par le Parlement européen, a été créé en 1988. « Parce que la promotion et la défense des droits de l’Homme sont au coeur de l’approche multilatérale de l’Union européenne » rappelle Heidi Hautala, eurodéputée finlandaise (Verts/EFA). Il fêtait cette année son 30e anniversaire. Lors de la cérémonie de remise, au Parlement le 12 décembre, les deux autres finalistes étaient présents (lire Prix Sakharov, les trois nominés sont…)

Emmanuelle Stroesser

Journaliste pour des magazines et la presse, Emmanuelle s’est spécialisée dans les questions humanitaires, de développement, d’asile et de migrations et de droits de l’Homme.