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En Méditerranée, des ersatz de solutions ponctuelles sans stratégie (Francis Vallat)

(B2) La crise migratoire en Méditerranée représente une des plus importantes crises pour les Européens aujourd’hui. Avant de passer à l’année suivante, nous avons interrogé Francis Vallat, le président de SOS Méditerranée France (1), qui a affrêté l’Aquarius pour venir en aide aux migrants. Sur place, la situation reste dramatique, l’activité des garde-côtes libyens plutôt trouble et la réponse européenne ambigüe. Quant aux accusations d’appel d’air par la présence de bateaux au large de la Libye, elles sont fausses, selon lui, les raisons de la migration sont ailleurs. 

La situation en Méditerranée

Les dernières révélations sur l’esclavage en Libye ont-elle changé la donne ? 

Ce qui n’a pas changé c’est l’horreur en Libye même. En revanche, cette horreur n’est aujourd’hui plus possible à nier par personne. C’est peut-être un changement. Même dans les camps de rétention officiels libyens, les migrants vivent un enfer sanitaire, violent, terrible. Sur les origines, on continue de retrouver des migrants fuyant des pays en guerre, des dictatures ou des pays soumis aux terroristes islamistes. Il y a aussi des migrants économiques en provenance de l’Afrique occidentale où certaines zones sont dans une situation désastreuse. On voit également de plus en plus de migrants du Bengladesh, passant par la corne de l’Afrique. C’est sans doute ce que l’on appelle davantage des migrants climatiques. Ce qui se confirme, c’est que nous sommes face à un problème structurel, de fond.

La présence de bateaux au large de la Libye est souvent décriée comme un appel d’air pour les migrants qui veulent venir en Europe ?

Nous qui sommes sur zone savons qu’il n’y a pas d’appel d’air du fait de notre présence. Cette crainte a provoqué l’arrêt de Mare Nostrum (l’opération de sauvetage organisée par l’Italie) au prétexte que les sauvetages encourageaient les gens à prendre plus encore le risque de traverser la Méditerranée. Or, ce que nous avons très vite constaté après l’arrêt de Mare Nostrum, c’est que les traversées ne diminuaient pas, mais qu’en revanche le nombre de morts augmentait considérablement (3).

Qu’est-ce qui les fait venir en Europe ?

La multitude des témoignages que nous recueillons auprès des personnes rescapées est également la preuve que ces gens n’en sont plus à vouloir rallier un eldorado supposé en Europe mais simplement à fuir un enfer ! Celui de la Libye, sachant que quasiment toutes les femmes que nous sauvons ont été violées et un grand nombre d’hommes torturés. C’est le désespoir qui les fait partir. 80% des enfants sauvés sont sans leurs parents. Ils continueront donc à prendre le départ au risque de leur vie, car il n’y a rien de pire que ce qu’ils vivent.

L’été dernier, le gouvernement italien a obligé les associations qui participent au sauvetage de migrants en Méditerranée à signer un “code de bonne conduite”, Pourquoi selon vous ?

Le gouvernement et les hommes politiques italiens ont été mis sous pression par l’activisme de leurs partis populistes et ont voulu donner des gages. Cela les a conduit à imposer un code de conduite. Ce qui ne nous a pas plu au départ, c’est surtout l’esprit dans lequel il était présenté, sous-entendant que les ONG ne se comportaient pas bien. SOS Méditerranée et notre navire l’Aquarius respections des normes strictes qui répondaient déjà pour la plupart au code.

…l’avez-vous finalement accepté sur l’Aquarius ? 

Nous sommes une organisation citoyenne et nous avons évité de nous figer dans une position de principe et avons regardé si les critères pouvaient être acceptables. Deux à trois points ne l’étaient pas. Nous avons rencontré les autorités italiennes, en août 2017, et obtenu satisfaction.

Sur quels points précis ?

De ne pas avoir d’intervention de police dans les 24 heures suivant les sauvetages car les migrants sont alors dans un état déplorable d’extrême fragilité, tant physique que morale. Nous avons également obtenu de pouvoir toujours faire des transbordements de passagers entre navires sauveteurs pour démultiplier notre efficacité. Enfin, nous avons obtenu que les éventuels contrôles par des policiers armés à bord n’aient lieu qu’au cas par cas et après dialogue avec nous ; d’ailleurs la situation ne s’est jamais présentée jusqu’à aujourd’hui. Nos rapports avec les autorités italiennes restent très bons et de confiance, notamment avec le centre de coordination des secours en mer (MRCC) de Rome, et les garde-côtes.

Ce code de conduite a-t-il eu pour effet de réduire le nombre de bateaux de sauvetage en Méditerranée Centrale ?

Certaines organisations ont arrêté, comme MSF qui a cessé les sorties avec son navire [Le Prudence], ce qui était son droit. L’organisation a refusé le code imposé, mais ils travaillent toujours avec notre équipe à bord de l’Aquarius pour assurer l’assistance médicale et logistique. D’autres sont partis, puis revenus. Selon les périodes, nous passons de deux à quatre navires d’ONG sur zone. Nous assurons entre 20 à 30% des sauvetages.

Des enquêtes du Sénat ou du parquet italiens ont mis en cause les ONG. Cela a-t-il compliqué votre action ? 

Cela a surtout créé une ambiance tendue, confortée par l’attitude trouble des autorités et des garde-côtes libyens.

Le navire Aquarius arrive dans le porte de Augusta le 12 décembre avec à son bord 450 migrants récupérés dans plusieurs opérations de sauvetage (© Grazia Bucca / SOS MEDITERRANEE)

Le travail des garde-côtes libyens

Vous parlez d’une « attitude trouble » des garde-côtes libyens, c’est-à-dire ? 

Nous baignons dans une grande confusion. A l’époque, les autorités libyennes disaient vouloir faire une zone de sauvetage qui pouvait aller très au-delà de leurs eaux territoriales sans que le périmètre en soit précisé, et d’où ils banniraient tout navire étranger (2). Or, pour créer une zone de sauvetage reconnue internationalement, cela requiert de suivre une procédure précise, de respecter des critères clairs. Cela prend des mois, voire des années. Mais là, tout semblait se faire en dehors du droit, dans une précipitation confuse et parfois hostile, sans que l’on sache à quoi cela correspondait.

Cette zone existe-t-elle ? 

Les garde-côtes libyens vont au-delà de leurs eaux territoriales donc de facto cette zone s’est faite en partie, sans qu’elle existe et encore moins qu’elle soit reconnue…

Avez-vous eu comme certaines ONG des difficultés avec des garde-côtes libyens ? 

C’est à la même époque, celle aussi où commençait la formation des garde-côtes libyens sur des fonds européens par des Italiens (Lire : Les garde-côtes libyens en formation à Tarente), que nous avons rencontré par exemple cette embarcation avec des garde-côtes dont on ne sait pas s’ils étaient vraiment des officiels. Nous avons effectivement dû faire face à des attitudes très diverses de garde-côtes : certains restaient neutres ; d’autres, à l’inverse, empêchaient le sauvetage. Nous avons vécu des situations très dangereuses pour les migrants, dans la tension et de mauvaises conditions nautiques. Nous avons aussi vu des garde-côtes libyens récupérant des migrants et les ramenant dans cet enfer qu’ils fuyaient au péril de leur vie, ce qui est humainement inacceptable.

Avez-vous ressenti un changement depuis la formation de garde-côtes financée par l’Europe ? 

Indéniablement. On sait par ailleurs qu’un centre de sécurité est en train de se constituer en Libye. Soit ce qui devrait être un jour l’équivalent du MRCC italien. Mais ce qui ne change pas, c’est que les migrants récupérés en mer sont ramenés dans cet enfer, où sévissent les crimes contre l’humanité. C’est vraiment une ligne rouge pour nous.

La réponse européenne

On parle du paiement de milices libyennes par certains pays, l’Italie notamment, pour empêcher des migrants de prendre la mer. Cela est-il réel ?

Nous avons su que cet été des accords avaient été passés pour que des chefs locaux, ou gangsters, contribuent à empêcher les migrants de partir en prenant la mer. Je me garderai d’aller plus loin. Nous savons qu’il y a eu de tels accords. Ce qui explique aussi la baisse du nombre de départs pendant quelques semaines. Mais très probablement, ces accords ont dû s’arrêter car un gangster demande toujours plus… Or, justement, aujourd’hui, malgré l’hiver, nous constatons que les passages ont repris et restent élevés, nous avons sauvé 600 personnes en une semaine début décembre [le 4 décembre], et environ 300 en un week-end [les 15 et 16 décembre].

L’Aquarius poursuit sa mission de sauvetage tout l’hiver, sans interruption ? 

Nous sommes là, depuis février 2016, en raison de l’insuffisance de la réponse opérationnelle et institutionnelle. Notre message aux politiques est clair. Premièrement, il faut des moyens de sauvetage suffisants pour éviter des milliers de morts encore cette année à notre porte. Deuxièmement, tout ce que nous vivons pose des questions à court, moyen et long terme et demande donc, en réponse, une stratégie coordonnée au niveau européen, et plus de solidarité avec l’Italie. Nous savons tous que la solution passe par des pays d’origines apaisés, jouissant d’une richesse économique. Mais nous savons aussi que cela prendra plus de 20 ans – voire 30 ans, soit au moins une génération – pour y arriver. Dans l’intervalle, cela exige des solutions à plus court terme. Or, il n’y a aujourd’hui aucune stratégie et seulement des ersatz de réponses ponctuelles.

Le modus operandi de l’Aquarius

Vous intervenez toujours sous la coordination du centre de coordination des secours en mer (MRCC) de Rome…

Nous intervenons toujours sous l’autorité du MRCC qui peut nous demander de passer notre tour pendant que les garde-côtes libyens interviennent, ou de nous mettre à leur disposition. C’est aléatoire et, pour nous, souvent difficile à vivre.

Comment sont vos relations avec l’agence européenne aux frontières Frontex ou l’opération Sophia / EUNAVFOR Med ?

Nos relations ne sont pas mauvaises d’un point de vue humain. Nous avons rencontré le directeur de Frontex avant l’été, à Bruxelles. Il a montré de la considération pour ce que nous faisons. Mais il y a pu avoir des rapports ou des déclarations dont il nous dit qu’elles ont été mal interprétées qui ont pu jeter le trouble. Ces relations restent donc toujours à éclaircir. En mer, nous sommes sous l’autorité du commandement italien (le MRCC), donc nous n’intervenons jamais qu’à leur demande ou avec leur autorisation. Nos relations avec EUNAVFOR sont celles de gens de la mer, qui entre eux n’ont pas de problèmes. Chacun travaille en fonction de son autorité de tutelle. Il a pu arriver qu’EUNAVFOR détache un bateau pour veiller à ce que tout se passe bien pour nous.

Les bateaux des migrants sont-ils toujours détruits après que vous ayez sauvé leurs passagers ? 

Nous prévenons à chaque fois les autorités. Oui, globalement, les bateaux sont détruits après chaque sauvetage.

Où débarquez-vous les personnes que vous avez sauvées ou récupérées à bord : en Europe ou dans des pays tiers ?

Nous amenons les migrants le plus souvent dans les ports de Trapani, Lampedusa ou plus au nord de l’Italie, car c’est le seul pays qui les accepte ! On ne nous a jamais demandé de débarquer des migrants dans des pays tiers, mais c’est arrivé à d’autres ONG. En tout cas, nous ne ferons jamais de transbordements pour que des migrants soient renvoyés en Libye.

Comment est assuré votre financement. Qui vous soutient ?

Notre financement est assuré à 99% par des dons privés. Au milieu de ce tragédie, nous avons deux raisons de satisfaction : celle du sourire ou du regard de ceux que nous récupérons à bord, récompense précieuse de nos sauveteurs. Et celle d’une grande générosité qui s’exprime par les dons de citoyens, dont une grande majorité de français.

(Propos recueillis par Emmanuelle Stroesser)

Interview réalisée par téléphone

Lire aussi : Les ONG complices des passeurs en Méditerranée : le dossier qui a fait pschitt ?


(1) L’ONG SOS Méditerranée a été fondée en 2015 par un groupe de citoyens européens, décidés à agir face à la tragédie des naufrages à répétition en mer Méditerranée. Elle affrète un navire de 77 mètres, l’Aquarius. Ses premières opérations de sauvetage ont démarré en février 2016. Selon l’ONG, « chaque jour en mer coûte 11.000 euros ». Ce qui comprend la location du navire, son équipage, le fuel, et « l’ensemble des équipements nécessaires pour prendre soin des réfugiés ».

(2) NB : Mi-août, la marine libyenne avait annoncé la création d’une zone de recherche et de sauvetage (SAR – search and rescue) au large de ses eaux territoriales.

(3) Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), 3091 personnes sont mortes en tentant la traversée de la Méditerranée entre janvier et la mi décembre 2017. La route migratoire entre la Libye et l’Italie reste la route migratoire la plus fréquentée et la plus mortelle (2824 décès).

Emmanuelle Stroesser

Journaliste pour des magazines et la presse, Emmanuelle s’est spécialisée dans les questions humanitaires, de développement, d’asile et de migrations et de droits de l’Homme.