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Russie Caucase Ukraine

L’Ukraine est aussi une guerre de la comm’ et du renseignement

Sniper 20140226(BRUXELLES2) La mise sur place des conversations des occidentaux sur l'Ukraine continue. Aujourd'hui, c'est ainsi une conversation téléphonique, apparemment tenue le 27 février, entre le ministre estonien des Affaires étrangères, Urmas Paet et la Haute représentante de l'UE, Catherine Ashton, qui se retrouve ainsi sur la place publique (publiée par la radio russe Russia Today). Officiellement, ce sont les services ukrainiens du SBU - tendance "loyaliste" (alias Ianoukovitch) - qui ont obtenu l'enregistrement. On peut ajouter, sans craindre de trop se tromper, que les services "frères", de Russie ne sont sans doute pas étrangers à ces révélations.

Un échange d'informations régulier

Cette conversation — comme en a régulièrement la Haute représentante — est très intéressante non seulement dans ces éléments les plus "croustillants", distillés sur la place publique. Mais aussi parce qu'elle reflète bien les sentiments et la volonté du moment, et aussi la manière dont travaillent entre eux les ministres européens des Affaires étrangères. Ils échangent beaucoup d'informations, entre eux, qu'ils ne veulent le dire. Et on sent dans la conversation, une certaine complicité, la volonté d'aller de l'avant ensemble, ce qui ne se retrouve pas toujours dans les attitudes publiques... Ecouter ici !

Un manque de confiance, des problèmes de sécurité, un risque de désintégration de l'Ukraine

Lady Ashton demande son impression à l'Estonien qui revient de Kiev (ce 27 février) : « il n'y a pas de confiance, personne (Nb : dans l'opposition) ne veut participer, se retrouver dans ce gouvernement de coalition, (...) Ils ne quitteront pas la rue tant qu'ils ne verront pas d'évolution (...) Il y a les problèmes de sécurité, un risque de désintégration ». « La Crimée » est déjà évoquée comme la crainte d'un débordement dans certaines villes de l'est par « l'armée russe ».

La réponse européenne en train de s'élaborer

La Haute représentante de l'UE confirme avoir bien conscience de la situation et y travailler d'arrache-pied. « Avec Olli Rehn, on travaille sur un package financier de long terme. » Etc. Mais elle explique aussi le message qu'elle a fait passer lors d'un précédent déplacement aux leaders de l'opposition : libérez les lieux, soyez responsables. « Si vous barricadez les bâtiments, si cela ne fonctionne pas (...), nous ne pourrons pas vous donner de l'argent. Car nous avons besoin de partenaires. Et j'ai dit aux leaders de l'opposition de donner un nouveau sens de leur rôle à cette population, mettre des fleurs là où des gens sont tombées, vous avez à montrer ce qui s'est passé là. »

Les tirs de snipers visaient les deux camps. Quelqu'un de l'opposition derrière ces tirs ?

Vient le moment le plus croustillant de l'entretien. Le ministre estonien indique son sentiment d'inquiétude. « Toutes les preuves montrent que les personnes qui ont été tuées (l'ont été) par des snipers. Les policiers et les personnes dans les rues (visées), c’étaient les mêmes snipers tuant ces personnes des deux côtés. Ils m'ont montré des photos, de médecins, montrent que ce sont les mêmes pratiques, le même type de balles. C'est très troublant que maintenant la nouvelle coalition ne veut pas faire une enquête sur ce qui c’est exactement passé. Ainsi il y a maintenant une très grosse grosse compréhension que, derrière ces snipers, il n’y avait pas Ianoukovitch mais quelqu’un de la nouvelle coalition. (...) Cela discrédite aussi, dès le tout début, la nouvelle coalition. » « Nous devons investiguer sur cela. Je n'avais pas saisi çà comme çà. Mon Dieu » répond C. Ashton. Mais d'ajouter aussi « Nous devons être prudents. On leur demande de grands changements. Etre activiste et médecin, ce n'est pas la même chose que d'être politicien. (...) »

Une conversation authentique

Cette conversation a été authentifiée par le ministère estonien des Affaires étrangères. « The recording of a telephone conversation between Foreign Minister Urmas Paet and High Representative Catherine Ashton that has been leaked online is authentic ». Pour autant, il rejette toute interprétation d'une implication de l'opposition. « We reject the claim that Paet was giving an assessment of the opposition’s involvement in the violence. » Et le ministre lui-même de dénoncer ces écoutes comme ces révélations. « It is extremely regrettable that phone calls are being intercepted. The fact that this phone call has been leaked is not a coincidence ».

Commentaire : Qu'en penser ?

Toujours replacer dans le contexte

Cette intervention peut paraître surprenante. Mais, quand on interprète une conversation, il faut toujours la replacer à la fois dans son contexte — une conservation entre deux responsables politiques qui s'échangent leurs impressions à un moment donné — et dans son moment. A ce moment-là, la réalité, c'est qu'il y avait des doutes, des interrogations : qui étaient les tireurs ? Est-ce que l'opposition n'était pas aussi un peu responsable des violences ?

Une opinion assez partagée

Au même moment, j'étais à Athènes à la réunion des ministres de la Défense Et avec l'un d'eux (venant d'un pays de l'est et qu'on ne peut soupçonner de n'être pas du côté de l'opposition), nous avons discuté en prenant un café. Il m'avait confié qu'il fallait rester prudent. « Tout n'est blanc ou noir. Il y a assurément des groupes qui cherchent à mener le trouble, des groupes extrémistes. » C'était le sentiment à ce moment là. Et on pouvait aussi avoir des doutes.

Une interrogation sur des comportements

D'une part, certains policiers semblaient aussi avoir été pris pour cible, avec des armes à feu. Cela ne veut pas dire que ce sont les opposants qui en sont la cause. Au contraire, peut-être. D'autre part, les équipes de snipers semblaient très bien organisées, trop bien organisées, pour ne pas venir de groupes déjà constitués, professionnels, mobiles, entraînés aux actions de guérilla urbaine, puissamment armés et habitués aux tirs de précsiion. En clair, ce ne pouvait être de simples policiers ou des manifestants même très organisés. Quand on observe les images diffusées et qu'on recueille les témoignages, on voit bien que ces "snipers" avaient pour objectif de tuer, nettoyer, sans faire trop de quartier, froidement. Et on observe, par ailleurs, que des équipes de "provocateurs" bien constituées avaient pour mission de noyauter les manifestants, pour décrédibiliser l'opposition. C'est un grand classique...

D'autres interprétations

Car interrogation ne veut pas dire certitude. Interpréter les faits directement comme le font la chaine russe Russia Today ou certains commentateurs tels Jacques Sapir pour en conclure tout de suite que les snipers venaient de l'opposition est hasardeux. Je serai plus prudent, très prudent même. Fin février, ce que nous voyons, c'est un pouvoir corrompu, au bout du rouleau, qui n'hésite pas à utiliser des troupes de choc et les moyens les plus extrêmes face à une opposition qui campe sur ses positions, ne semble pas en position de l'emporter, mais reste bien déterminée à s'opposer. Le ministre estonien parait innocenter Ianoukovitch — sur le moment —. Mais c'est une impression du moment — nous avions tous des doutes à ce moment-là sur ce qui s'était réellement passé —.  Ce n'est pas l'impression finale, avec tous les éléments qu'on peut avoir ensuite.

La fuite de l'ex-président ukrainien ne plaide pas vraiment en sa faveur de la thèse d'un homme innocent roulé dans la farine par l'opposition. Soyons sérieux ! Est-ce lui qui a directement ordonné le tir. Ou n'a-t-il pas laissé faire ? Il n'est pas interdit de penser que des "durs", des éléments au sein du pouvoir, aient aussi voulu en finir, avant la fin des JO (avant une possible reprise en main russe qui pouvait aussi signifier la fin de leur pouvoir), avec l'assentiment, plus ou moins réel, plus ou moins tacite, du président d'alors.

Des comportements similaires dans le passé

Qu''il y ait eu au sein des manifestants des éléments bien décidés à en découdre, cela semble sûr. Mais que certains éléments aient aussi été infiltrés ou manipulés par le pouvoir, il ne faut pas s'interdire d'y penser. Car, dans l'histoire passée, dans toutes les "révolutions" qui se sont déroulées à l'est dans les zones sous emprise soviétique ou russe (de Budapest 1956, Prague 1968, Varsovie 1980...), des "révélations" similaires ont tenté de déstabiliser ceux qui voulaient renverser un régime par trop autocratique. La ressemblance est par trop frappante pour ne pas tomber dans les pièges ainsi tendus de "révélations" croustillantes.

Qui est derrière ces révélations ?

Les Estoniens ont raison de demander : pourquoi cette révélation arrive maintenant, alors que Ianoukovitch est en fuite et tente de se réhabiliter aux yeux d'une majorité d'Ukrainiens ? Et qui est derrière ces révélations ? Assurément les services russes ont intérêt à attiser le feu et jouer les uns contre les autres, comme ils l'avaient essayé lors des précédentes révélations, avec le F... de Victoria Nuland (lire : Quand Victoria « fuck » l’Europe. Ou l’Amitié vache).

Une guerre de la comm' et du renseignement

Et cela ne semble pas fini... Dans les jours prochains, d'autres conversations pourraient ainsi filtrer dans la presse. Car la "drôle de guerre" qui se passe en Crimée est aussi une "guerre de communication", une guerre psychologique, une façon de gagner, ou non, les opinions publiques. L'autre leçon de cette série de révélations est que nombre de conversations qu'ont les responsables diplomatiques européens sont "écoutées". Et pas seulement par la NSA. Ce qui va obliger à la fois les Européens à être plus prudents (donc va les déstabiliser) mais aussi à revoir leurs procédures.

Des Européens sur écoute, inquiétant

Les conversations qu'ont les responsables diplomatiques européens sur leurs téléphones ne semblent pas vraiment sûres. Il y a là une grosse inquiétude qu'il va falloir solutionner. Effectivement, au lieu de perdre leur temps à vérifier si des fuites, on ne peut plus innocentes, ont eu lieu dans la presse ou de surveiller leurs agents, les autorités européennes auraient peut-être une urgence à revoir d'urgence leurs procédures de sécurité face aux risques réels de déstabilisation.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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