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[Analyse] Les Européens bloquent sur la livraison de munitions à l’Ukraine ? Un peu exagéré non ! Explications

(B2) Les Européens n'arrivent pas s'entendre sur les munitions. Et tout cela est de la faute de la France. C'est la petite ritournelle entendue dans les couloirs de Bruxelles à Kiev en passant par Varsovie. Qu'en est-il exactement...

(Photo : Ministère bulgare de l'Économie - Archives B2)

Un "french bashing" relayé par plusieurs articles de presse, notamment dans la presse polonaise (agence Pap) ou européenne (Politico), et par quelques politiques, notamment le ministre des Affaires étrangères ukrainien Dmytro Kuleba, qui s'est fendu d'un tweet plutôt maladroit (cf. encadré).

Un plan en trois volets

Il faut reprendre les éléments depuis le début. Le 9 février dernier, les Chefs (d'État et de gouvernement) ont lors du Conseil européen décidé d'accélérer les livraisons d'armes à l'Ukraine, notamment sur les munitions. Un paquet a été élaboré, approuvé par les ministres le 20 mars dernier (lire : [Décryptage] Au moins 2,5 milliards d’euros pour doper la production de munitions dans l’UE et la livraison à l’Ukraine). Ce plan comprend trois volets, bien distincts - même s'ils partagent le même objectif stratégique (soutenir l'Ukraine) - qui s'étalent dans le temps, comme B2 l'expliquait dès février (lire : [Confidentiel] Achat de munitions en commun. Urgence, Court terme, Moyen terme. Des solutions s’échafaudent).

Où en sont les trois volets ?

Le premier volet (urgence) vise aux livraisons de munitions à l'Ukraine, le plus vite possible, provenant des stocks existants ou de commandes déjà passées, 'reroutées' sur l'Ukraine. Doté d'1 milliard d'euros (*), il a déjà été approuvé par les 27, avec effet rétroactif au 9 février (lire : [Décryptage] Le milliard d’euros pour les livraisons urgentes de munitions à l’Ukraine approuvé).

Le deuxième volet, doté d'un autre milliard d'euros, vise à financer des achats en commun, pour le court-moyen terme, il est encore en cours de discussion, au sein des ambassadeurs des 27. Et un accord est attendu d'ici quelques jours, début mai au plus tard normalement (lire : [Confidentiel] Le paquet munitions se précise. Non sans difficultés).

Le troisième et dernier volet, visant le moyen terme et le renforcement les capacités de l'industrie européenne à produire, n'est pas encore discuté. Un peu plus complexe, il doit être élaboré de la Commission européenne. C'est là où se situe plutôt le problème aujourd'hui. Chacun attendait une proposition d'ici la fin du mois. Mais d'après mes informations, l'équipe du commissaire Thierry Breton a un peu de mal à faire entendre sa voix au sein du collège des commissaires. Les gardiens du 'trésor' budgétaire européen se font un peu tirer l'oreille. En termes diplomatiques, on parle d'un agenda de la Commission « chargé ».

Où est le blocage ? Où est l'urgence ?

Parler de blocage, de non-respect du paquet, voire de possible mise en danger des vies ukrainiennes (comme le dit D. Kuleba, cf. encadré) est donc suranné. Il existe des difficultés à préciser les termes de l'accord européen. Certes. Mais on est dans la logique même de la machinerie européenne qui doit transcrire, en termes précis et juridiques, un accord politique qui n'a pas été précisé tout. L'ambiguité étant parfois la vertu d'un accord. Les quelques jours passés à discuter ne menacent en rien à la fois la défense ukrainienne (et la contre-offensive en préparation) comme ne compromettent pas le fond de la décision.

D'une part, le "job" a déjà été fait sur le premier volet, le plus important : l'urgence. Des livraisons ont déjà été faites pour un montant non négligeable. D'autre part, le deuxième volet (achats en commun) ne sera pas effectif avant plusieurs mois. Les achats devront être lancés en juin au plus tôt, d'ici septembre au plus tard (pour avoir droit au financement européen). Et l'arrivée effective des munitions achetées n'aura pas lieu avant la fin de l'année (au mieux), voire plutôt 2024 ou 2025 (le temps de production en quantité). Autrement dit, on se situe plutôt dans l'hypothèse de la troisième offensive russe ou contre-offensive ukrainienne (l'année prochaine) plutôt dans que l'actuelle (la seconde offensive ou contre-offensive). En pratique, les 27 ont jusqu'au 31 mai au plus tard pour approuver cette décision.

En attendant, rien n'interdit d'ailleurs à un État de devancer l'appel et de fournir des munitions à l'Ukraine sur son propre budget ou de déclencher des procédures d'achat, sans attendre. Il pourra bénéficier du "bonus" européen, s'il en respecte les principales conditions. Les trois principales sont d'ores-et-déjà connues : 1° il faut être plusieurs pour acheter, 2° le faire entre Européens et 3° acheter auprès d'industries basées en Europe.

Un processus a d'ailleurs déjà été lancé, dans le cadre de l'agence européenne de défense, pour l'achat des munitions de type 155 mm, regroupant quasiment tous les pays (26 États sur 27 selon mon dernier décompte). D'autres processus sont en cours au niveau national, du côtés des Allemands et des Français, notamment.

Faire de tels achats ne se réalise d'ailleurs pas en 24 heures. Il faut définir qui peut être intéressé, déterminer ce qui va être acheté (quels types de munitions, en quelles quantités), comment le faire (qui assumera l'achat, quelle sera la part de chacun, financière et en matériel livré, le calendrier de livraison) et enfin auprès de qui acheter et la procédure à suivre (appel d'offre ou contrat de gré à gré).

Quant à la difficulté d'acheter à l'industrie européenne, invoquée par certains États membres (Pologne notamment), pour justifier d'ouvrir les marchés, c'est un faux semblant. D'une part, il parait logique que l'argent européen (fourni aux 2/3 par le quatuor Allemand-Français-Espagnol-Italien) aille consolider l'industrie européenne plutôt que financer l'industrie sud-coréenne, turque ou serbe. Ensuite, contrairement à l'idée souvent répandue, l'Europe a de la ressource. La plupart des États sont dotés d'une industrie locale apte à fournir des munitions (de norme OTAN ou ex-soviétique). Du Dezamet polonais au Nexter français en passant par l'Allemand Rheinmetall, l'Italien Leonardo, le Bulgare VMZ, le Roumain Romarm ou le Nammo finno-norvégien, le tissu industriel européen est finalement assez riche. Et il tourne à plein. « Nous n'avons pas à rougir de nos petits muscles » témoigne (à juste titre) un diplomate.

Précisons au surplus que quand on parle d'un financement européen, il ne s'agit pas d'une subvention immédiate. L'argent promis arrivera dans la poche des budgets nationaux... dans longtemps. On parle en effet de « rembourser » les livraisons, une fois celles-ci « faites » à l'Ukraine (bordereau de livraison à l'appui). Et le paiement obéit à un échéancier plus ou moins lointain. Selon mes informations, ces remboursements ne pourraient pas intervenir avant horizon... 2025 !

Autrement dit, une semaine de plus dans la discussion... ne change pas vraiment la donne ni au plan politique ni au plan militaire. Cela serait en revanche différent si la discussion se prolongeait jusqu'à juin.

(Nicolas Gros-Verheyde)

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Commentaire : Quand Kuleba dérape

Les propos du ministre ukrainien Dmytro Kuleba tançant l'Union européenne pour son « incapacité » à mettre en œuvre « sa propre décision » peuvent être mis sur le compte d'une certaine « frustration ». Mais quand le diplomate en chef ukrainien parle d'« un test pour savoir si l'UE dispose d'une autonomie stratégique dans la prise de nouvelles décisions cruciales en matière de sécurité » et qu'il ajoute que « pour l'Ukraine, le coût de l'inaction se mesure en vies humaines », il commet une erreur grave, politique, pas vraiment à la hauteur des évènements.

Ce propos témoigne en effet à la fois d'un sérieux manque de connaissance du dossier. Pour avoir une autonomie stratégique d'action, sur le moyen terme, il ne faut pas acheter à l'étranger, mais développer en interne la production. Ce qui est conforme à l'intérêt ukrainien. Sans cette base arrière européenne, l'Ukraine ne pourra pas mener longtemps sa contre-offensive.

Quant à évoquer de possibles vies ukrainiennes menacées, c'est totalement désobligeant, à la limite du mensonge, et en tout cas pas digne d'un responsable politique qui demande à entrer dans l'Union européenne. Il n'y a aucune vie ukrainienne menacée par les quelques jours de plus mis à décider d'une décision qui sera effective... en 2024 au mieux.

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* Le milliard d'euros officiellement est bien en prix courants et non prix 2018 comme mentionné par erreur.

Lire aussi :

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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