Escalade du verbe entre la Russie et l’Ouest. Que cherche Moscou ? Quid de l’invasion de l’Ukraine
(B2) Dans le bruit et la fureur actuels, entre Russes et Occidentaux, il faut veiller à ne pas tomber dans le piège de ce qui reste, pour l'instant, un exercice de musculation. Derrière l'apparence, il y a certainement des objectifs plus prosaïques. Essayons d'y voir clair.
On doit toujours prendre avec une certaine circonspection toutes les déclarations officielles, russes comme américaines ou britanniques. Surtout quand elles sont très bruyantes. Nous sommes entrés dans une communication stratégique à haute échelle de propagande. Sound and Fury. Un peu comme des catcheurs sur un ring, chacun a intérêt à la montée de la tension. L'escalade verbale cache les enjeux de la négociation et du grand jeu de go qui est en cours.
Quel est l'objectif de la Russie ?
L'objectif stratégique : retrouver le rang perdu
Alors que la Russie a perdu de sa splendeur et est devenue un pays de taille très moyenne sur la scène mondiale (1), le Kremlin poursuit cinq objectifs principaux : 1° garder sa place de Grand dans le monde — des tables de la négociation politique aux enjeux militaires — ; 2° s'assurer autour du pays d'une zone de sécurité — avec des pays sinon alliés du moins pas hostiles ; 3° pouvoir s'appuyer sur un réseau d'alliés, amis ou obligés dans le monde, 4° assurer à sa marine des points d'appuis sur les routes stratégiques ; 5° trouver des débouchés et contrats pour ses produits ou pouvoir bénéficier en retour de ressources nécessaires.
Conforter la place de Grand
Au niveau international, cette stratégie passe par la négociation d'égal à égal avec les Américains ou les Chinois ou l'utilisation plus régulière du droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies. Le passage en force des Occidentaux sur le Kosovo en 1999 ou la Libye en 2011 n'est pas oublié et « ne se reproduira plus » ont promis à plusieurs reprises les dirigeants russes. L'annexion de la Crimée et Sébastopol, l'intervention directe en Syrie aux côtés du régime Assad (avec une base militaire confortée), les bonnes relations entretenues avec l'Égypte ou l'Algérie, la présence (via le groupe Wagner) en Libye permettent à la Russie de s'assurer de points d'appui en Méditerranée.
Fracturer le bloc occidental
La Russie tente de diviser le bloc occidental, à commencer par les Européens qui lui semblent le bloc le plus friable. La tactique n'est pas nouvelle, selon le bon vieux adage 'diviser pour régner'. La Russie a proposé en 2009 un accord sur la sécurité européenne aux Européens. Ceux-ci ont refusé ou — selon l'interprétation qu'on a de cette proposition — n'ont pas saisi la perche tendue qui aurait permis en négociant d'égal à égal d'imposer le rythme de la négociation. En 2014, après l'intervention en Crimée et au Donbass, Moscou a sous-estimé la solidité européenne, pensant venir à bout du "bloc" européen. Mais celui-ci a tenu bon, contre toutes les attentes et, malgré des divisions, a reconduit d'année en année toutes les sanctions économiques et individuelles prises contre la Russie (lire : Le dispositif de sanctions avec l’Ukraine et la Russie. Le point). Le Kremlin n'a pourtant pas abandonné. L'Union européenne est devenu son ennemi stratégique.
Réduire l'influence et l'aura de l'Union européenne
Il ne s'agit pas vraiment de détruire l'Union européenne, mais d'en réduire l'influence, voire de la neutraliser. Pour cela, tous les moyens sont bons. Moscou noue des liens économiques de dépendance (tels Nord Stream 2 ou les contrats de gaz à long terme), entretient des liens politiques avec certains pays (avec qui la Russie a des proximités historiques tels la Bulgarie ou Chypre par exemple, ou plus récents, comme la Hongrie de Viktor Orban). Le pouvoir russe encourage aussi des mouvements politiques ; sa préférence va aujourd'hui à des mouvements de droite nationale tels la Lega Nord italienne ou le Rassemblement national français, qui ont remplacé dans le cœur russe les anciens partis frères communistes tombés en désuétude. Enfin, il propose un accord visant à neutraliser une partie de l'Europe (celle qui n'était pas membre avant 1997 de l'OTAN). Tout cela accompagné de campagnes de désinformation (ex propagande), de cyber-attaques, d'espionnage ou de tentatives de déstabilisation politiques (2).
Entamer une course aux armements
Angle invisible de cette stratégie, peu commenté dans les médias, la Russie a engagé une course aux armements. Dans le même style que les USA (sous Reagan) avaient engagé la guerre des étoiles afin de pousser les feux en URSS, celle-ci oblige les Européens à augmenter leur budget de défense, à avoir un discours politique plus agressif, à militariser sa société. En intervenant militairement en Ukraine en 2014, Moscou remplit deux objectifs principaux : militaire (conforter sa base navale et s'assurer la liberté de navigation en mer Noire) et politique (empêcher l'Ukraine d'adhérer à l'OTAN). Il entraîne l'augmentation des budgets de défense (3), décidé au sommet du Pays de Galles de 2014. L'enjeu est de provoquer une réaction en chaîne, avec des tensions budgétaires internes et une interrogation finalement politique et philosophique (ex. pourquoi financer une compagnie de chars plutôt que l'hôpital ?). Avec un but ultime : épuiser les ressources nationales, contraindre les Européens à faire des choix et, finalement, rompre le duel et négocier une sorte de paix des braves. Pour l'instant, cela ne marche pas.
Une bataille de dix ou vingt ans
Mais l'heure de vérité ne se situe pas pour la Russie à un horizon à court terme (quelques années). Elle mise sur une bataille de dix ou vingt ans. Et les premiers craquements sont déjà perceptibles. L'Europe semble entrer dans une phase de déclassement stratégique. Si on met bout à bout les actions récentes — Syrie, Arménie-Azerbaîdjan, Biélorussie, Centrafrique... —, la Russie marque des points contre les Européens les obligeant soit à se retirer, soit à perdre de l'influence. La négociation Russie-USA a ainsi déjà fait une victime : le format Normandie de dialogue impulsé par le couple franco-allemand est passé au second plan derrière la négociation directe entre les deux Grands. Dans cette course aux armements, la Russie a moins à perdre. L'industrie de l'armement est un des premiers vecteurs principaux de l'économie nationale comme à l'exportation (4).
Peut-on croire à une invasion ?
Cet amas de matériels et d'hommes aux frontières de l'Ukraine est trop rempli de 'bruit et de fureur' pour être pleinement crédible. D'ordinaire, la Russie est beaucoup plus discrète dans ses préparatifs militaires. Chacun des partenaires autour de la table (Russes, Ukrainiens, Américains) a, bien sûr, intérêt à le faire croire (5), pour des raisons différentes. Mais les objectifs sont ailleurs : 1. pousser à la négociation (objectif atteint aujourd'hui), 2. au besoin, provoquer militairement ; 3. entrainer une pression sur l'Ukraine à la fois militaire et politique pour aboutir à un changement de régime.
Conquérir militairement l'Ukraine : très risqué pour la Russie
Même si Ukrainiens et Russes paraissent deux peuples frères, complémentaires, les différences sont réelles. Dans l'histoire lointaine, comme dans les évènements plus récents. Autant aller jusqu'à Kiev avec juste quelques dizaines de milliers d'hommes peut apparaitre facile en opération 'coup de poing". Autant tenir le pays militairement plusieurs semaines, voire des mois, parait très hasardeux. D'une part, « l'armée ukrainienne de 2022 n'est plus celle de 2014 » comme me l'assure un diplomate européen. D'autre part, depuis l'accord d'association avec l'UE et l'intervention russe en Crimée et Donbass en 2014, l'Ukraine a basculé vers l'Ouest et ne rêve que d'une chose : se rapprocher des Européens et des Occidentaux. Occuper un pays qui pourrait rapidement se révéler hostile et se retourner contre un "occupant" pourrait être un piège mortel pour Moscou. Un "enfer" militaire pire que l'intervention russe en Afghanistan (ou américaine au Vietnam).
Réagir à une "provocation"... pourquoi pas !
Maintenant... si à la manière de la Géorgie, en 2008, les Ukrainiens réagissaient, de façon impromptue, en tentant une offensive militaire, cela peut donner un prétexte à la Russie d'intervenir pour « venir au secours » et « protéger » les habitants des républiques autonomes sécessionnistes de Louhansk ou Donetsk. On serait dans une opération de type protection-annexion comme en Ossétie du Sud. Une offensive vers Mariupol pour établir la jonction terrestre entre le Don et la Crimée et tenir la bordure de la mer noire est aussi évoquée. C'est un peu plus hasardeux. Mais pour toutes ces opérations, il n'est pas besoin de dizaines de milliers d'hommes. Quelques milliers de personnels bien entraînés suffisent pour créer l'effet de surprise. Le reste peut suivre rapidement et être préparé discrètement. Les bases russes étant nombreuses tout autour de l'Ukraine.
Mener l'attaque sous une autre forme
Chacun reste concentré sur l'aspect traditionnel de la guerre — type années 1940-1960. La guerre se mène aujourd'hui davantage par d'autres moyens, en grande partie sur le cyber (déni d'accès sur des sites publics ou privés, pillage de données, action criminelle de grande ampleur, etc., cyberespionnage), dans la désinformation (prise de position dans les médias, distribution de fake-news, "guerre" par twittos et photos interposées), via l'économie (acquisition de sociétés, corruption, marchés publics, etc.), ou par le moyen bien classique du chantage et de l'espionnage à grande échelle. Le tout pour aboutir à une prise de contrôle ou à une déstabilisation politico-économique.
Aboutir à un changement de pouvoir à Kiev : oui sans doute
L'objectif russe semble davantage politique : aboutir par la pression, militaire et politique, à amener au pouvoir un homme ou un parti plus souple à la négociation avec les Russes, moins occidental. C'est beaucoup moins risqué qu'une intervention militaire, plus discret, et surtout plus durable, au moins à court terme. C'est d'ailleurs une tendance lourde de la politique russe dans tout son voisinage. Le Kremlin a réussi deux coups en la matière : en attirant dans son orbite le régime de Loukachenko en Biélorussie, alors que Minsk était toujours très méfiant jusqu'alors avec la Russie, et en aboutissant à un renversement de palais musclé au Kazakhstan. Cette stratégie est aujourd'hui révélée au grand jour même par le Royaume-Uni. Dans un communiqué peu anodin, Liz Truss, la ministre britannique des Affaires étrangères dénonce un « complot », sur la base de ses services de renseignement. Elle donne même un nom précis : le candidat de Moscou serait Yevhen Murayev (6). Et le Kremlin maintient des « liens » étroits entre les services russes de renseignement et plusieurs anciens dignitaires du régime Ianoukovitch (7).
Tisser un rideau de fumée : sûrement
L'enjeu pour la Russie se situe en Ukraine, mais aussi ailleurs. En massant quelques troupes, quelques matériels, de façon la plus bruyante possible, on fixe l'attention générale sur l'Ukraine. Mais Moscou pourrait bien choisir de frapper ou marquer des points ailleurs. Il faut observer ce qui se passe au Moyen-Orient, en Syrie notamment : après onze ans de guerre, la normalisation se joue aujourd'hui pour le régime Assad. Une normalisation dont compte bien profiter le Kremlin engagé depuis bientôt dix ans militairement.
Regarder plus loin
Il faut aussi surveiller de près l'Afrique, surtout francophone qui semble la première cible de Moscou. Après la Centrafrique, le Mali est dans ses filets. Et le Niger ou le Burkina Faso pourraient suivre. L'objectif est d'obliger la France, principal acteur militaire européen, à reculer. Ce qui serait une ineffable victoire pour les Russes, militaire et politique. À quelques semaines de la présidentielle, un revers au Mali placerait le président Emmanuel Macron dans une position difficile.
BIen surveiller le reste du pourtour russe
Il faut enfin surveiller le pourtour russe. Les troupes russes sont présentes dans plusieurs pays : Biélorussie, Moldavie, Géorgie... Et Moscou a toujours joué une partition complexe, activant l'un ou désactivant l'autre. L'annexion de facto de la Biélorussie avec la présence de troupes et bases russes permanentes serait tout aussi profitable pour Moscou. A moindre coût. Elle permettrait de parfaire un mini-encerclement de l'Ukraine, qu'il suffira de parfaire en temps et en heure, avec la chute de la Moldavie. Rester donc centré sur l'Ukraine relève d'une myopie dangereuse.
(Nicolas Gros-Verheyde)
- Avec un PIB aux alentours de 1500 milliards $ de PIB (en 2020), la Russie est loin derrière les pays européens (devant l'Espagne mais largement derrière par l'Italie ou la France). Elle n'a toujours pas récupéré de la chute entamée en 2014 (le pic de 2013 avec presque 2300 milliards $ est loin). Sa population (presque 150 millions d'habitants) est en décroissance lente (le taux de natalité/mortalité n'assure pas le renouvellement des générations). Le niveau de richesse par habitant stagne : pas plus de 10.000 $ par habitant (à peine plus que le Brésil). Quant au budget militaire, il est officiellement à peine plus que 60 milliards $ (à cela il faut ajouter le budget des forces de sécurité intérieure).
- Le fait d'avoir attiré dans ses filets d'anciennes gloires de la politique nationale tels l'Allemand Gerhard Schröder ou le Français François Fillon entre également dans cette tactique.
- Une augmentation bien réelle. Entre 2014 et 2020, selon les derniers chiffres de l'agence européenne de défense, les budgets européens de défense ont augmenté d'environ un quart, les 27 investissant 40 milliards € supplémentaires dans leur défense (Lire : Le budget des 27 pour la défense : environ 200 milliards d'euros. Les données EDA expliquées).
- L'industrie de l'armement russe représente la moitie de l'investissement en R&D national (Facon 2011). Elle représente le 5e poste à l'export de l'économie russe, permettant d'engranger 15 milliards $ en 2020 (Tass/Congress 2021). Le carnet de commandes de Rosoboronexport se montait à près de 54 milliards $ en juin 2021 (Interfax/Congress 2021). Neuf entreprises russes figurent dans le Top 100 Mondial (Sipri 2021)
- Les Russes pour faire valoir leur stratégie et enclencher une négociation. Les Américains pour justifier cette négociation (avec un leitmotiv : nous nous battons comme des lions pour imposer le monde libre et préserver la paix).
- Ancien député de Kharkov (ville russophone), propre sur lui, jeune (45 ans), Yevhen Murayev est un ancien membre du parti des régions de Ianoukovitch. Il a créé en 2018 son propre parti Nashi (Nous) et est surtout le propriétaire de la chaine de télévision Ukraine News One.
- Serhiy Arbuzov et Mykola Azarov, deux anciens premiers ministres, Andrii Kluyev, ancien chef de l'administration présidentielle, ou Vladimir Sivkovich, l'ancien numéro du Conseil de défense et de sécurité (RNBO). Quatre personnages sont suivis de près par les renseignements ukrainiens (SBU) comme occidentaux. Les trois premiers ont été mis sur liste noire par l'Union européenne pour détournement de fonds (suite à une plainte de Kiev).
Mis à jour - Précision apportée sur la Biélorussie au dernier paragraphe