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Grabuge turco-germanique en Méditerranée orientale. Ankara s’oppose au contrôle d’un de ses navires (v4)

(B2) L'arraisonnement d'un porte-conteneurs turc suspect par une frégate allemande participant à l'opération Irini a tourné court dimanche (22.11) au large de Benghazi, en Libye

L'équipe d'arraisonnement du Hamburg à bord du porte-conteneurs Roseline A (crédit : EUNAVFOR Med Irini)

Un navire de la compagnie Arkas repéré entre Crête et Libye

Tout a commencé quand un navire marchand turc 'Roseline A' a été intercepté dimanche (22.11) après-midi par la frégate allemande 'Hamburg', à environ 160 nautiques (env. 280 km) au nord de Benghazi, dans l'Est de la Libye. Une interception faite dans le cadre d'un mandat international de contrôle de l'embargo sur les armes et de l'opération européenne maritime EUNAVFOR Med Irini.

... avec suspicion de transport d'armes

Il était 15h30 selon les sources officielles. Le porte-conteneurs, battant pavillon turc, et appartenant à la compagnie Arkas (qui travaille notamment pour la Deutsche Bahn —  compagnie de transport ferroviaire), avait quitté Ambarli en Turquie, direction : Misrata (port sous contrôle du gouvernement de Tripoli). Il était suspecté de contenir des armes à destination de la Libye.

Les soldats allemands priés de retourner dans leur navire

Une mission qui n'est pas « de routine », contrairement à ce que disent certains médias (1). Quand un navire turc est fouillé, on s'attend à une réaction. Celle-ci n'a pas tardé. « Quelques heures seulement après que les soldats allemands aient embarqué sur le navire en fin d'après-midi », la Turquie a officiellement protesté selon le média Der Spiegel.

D'une attitude coopérative à un refus net d'Ankara

Point confirmé à la Bundeswehr. « Au départ, la situation à bord était coopérative », précise l'état-major allemand des opérations dans un tweet (2). Mais « par la suite » le vent a tourné : l'État du pavillon — la Turquie — n'a pas accepté l'arraisonnement ». Contactée par B2, l'opération Irini, confirme avec quelques précisions supplémentaires.

Des efforts de bonne foi pour obtenir l'accord de l'Etat du pavillon

L'opération européenne estime avoir fait des « efforts de bonne foi » pour obtenir le consentement de l'État du pavillon (la Turquie). Mais celui-ci n'a « pas répondu ». D'où cette inspection avec la coopération du « capitaine du navire comme de l'équipage ».  Ce n'est qu'ensuite que l'État du pavillon a « clairement indiqué qu'il refusait l'autorisation d'inspecter le navire ». Ordre (3) a alors été donné de suspendre l'activité d'inspection.

La Turquie ne répond pas quatre heures

Selon nos informations, le commandement d'Irini et les militaires allemands ont effectivement attendu plus de quatre heures avant d'intervenir. Aucune réponse n'étant venu d'Ankara, l'inspection a été ordonnée. Le principe étant qu'une non réponse dans un certain délai équivaut un consentement. « S'il n'y a pas d'objection dans un certain délai — environ quatre heures — cela est considéré comme un consentement tacite » a confirmé Christian Thiels porte-parole du ministère allemand de la Défense*.

À bord jusqu'au lever du soleil par sécurité

L'équipe d'arraisonnement est cependant « restée à bord jusqu'au lever du soleil », après avoir « consulté » et obtenu l'accord du capitaine du navire marchand. Ce « afin de pouvoir rentrer sur le Hambourg en toute sécurité », précise-t-on du côté allemand. Le 'Roseline A' a alors pu poursuivre sa route vers la Libye et a atteint Misrara dans la journée lundi.

Aucun matériel illicite à bord

Officiellement, selon les Turcs, le navire transportait de l'aide humanitaire. « Aucun matériel illicite n'a été trouvé à bord durant l'inspection » affirme-t-on à Irini. Un point qui doit être relativisé. Les militaires n'ont matériellement pas eu le temps de tout fouiller à bord. Le navire avait à son bord quelque 150 conteneurs.

Un rapport sera fait à l'ONU

Interrogé par la presse au point de midi (4) ce lundi (24.11), Peter Stano, le porte-parole du Haut représentant de l'UE, a tenu à préciser trois points.

Premièrement, l'opération Irini agit « toujours en fonction d'un certain nombre d'informations dont elle dispose », dans le cas « d'inspections, d'appels ou de communications avec des navires suspects ». Il ne s'agit pas de contrôles tout à fait au hasard...

Deuxièmement, l'État du pavillon sous lequel navigue le navire « a le droit de refuser l'inspection ». Quand l'opération Irini fait la demande, si l'État responsable n'est pas d'accord, l'inspection ne peut pas avoir lieu. Bien sûr, il y a eu « des contacts entre nous et les partenaires turcs, car les Turcs ne donnent pas l'autorisation d'effectuer l'inspection des entités dont ils sont responsables ».

Troisièmement, « dans le cas de non-inspection — et dans de nombreux cas d'inspection, d'appel ou de soupçons —, Irini en fait rapport à l'ONU ».

Et d'ajouter, en guise de préambule : il est « important qu'Irini s'acquitte de son mandat ». Il s'agit « de faire respecter l'embargo » établi au niveau international (et approuvé unanimement au Conseil de sécurité des Nations unies). NB : L'opération Irini a, jusqu'ici, effectué cinq arraisonnements de ce type.

Commentaire : une volonté turque réelle de contourner l'embargo

Cet évènement n'est pas sans rappeler l'affaire du cargo turc Cirkin, en juin dernier, qui avait refusé à plusieurs reprises le contrôle tant par les navires de l'opération Irini (lire : Un cargo sous escorte turque soupçonné de violer l’embargo sur les armes), que par les navires de l'OTAN. Contrôle qui avait débouché, au final, après un nouveau contrôle, en un incident rarissime entre alliés, impliquant la frégate française Courbet (lire : Le Cirkin n’en était pas à son coup d’essai. Un navire français illuminé au radar).

De possible suspect, le navire devient véritablement suspect

On assiste à la même volonté d'échapper au contrôle sur ordre des autorités d'Ankara, avec le même prétexte de l'aide humanitaire. L'un étant contradictoire avec l'autre. Vu la catégorie de navires, porte-conteneurs, il parait évident que le navire ne contenait pas que des armes. Mais il n'est pas exclu du tout qu'un ou plusieurs containers recelaient de tels équipements... Au vu de l'attitude turque, on peut avoir un (très) gros doute. Si on est vraiment face à du matériel aussi inoffensif qu'annoncé (peinture et aide humanitaire), il n'y a aucun motif de s'opposer au contrôle, sauf d'un point de vue politique. Le fait d'avoir interrompu la fouille à un moment clé est, en soi, troublant.

Le bras de fer entre Européens et Ankara se poursuit

Alors qu'un missi dominici turc (le conseiller à la sécurité nationale du président turc) était en visite à Bruxelles vendredi (20.11) pour convaincre des hauts fonctionnaires européens de la bonne volonté turque, cet incident montre que rien n'a changé à Ankara. En provoquant l'Allemagne, qui est un farouche partisan du dialogue 'positif' avec la Turquie, il n'est pas sûr que Recep Tayyip Erdogan améliore ses relations avec les Européens. Or, les chefs d'État et de gouvernement doivent se prononcer les 10 et 11 décembre sur la mise en place de mesures de rétorsion, à commencer par la réduction des relations avec l'ancien empire ottoman.

(Nicolas Gros-Verheyde, avec Hannah Guérin st.)

  1. L'inspection d'un porte-conteneurs venant d'Égypte mercredi s'est passée sans problème (lire : Méditerranée. Un porte conteneurs inspecté par la frégate grecque Adrias).
  2. Ce cas de figure permet de procéder à l'inspection à bord, avec l'accord du capitaine du navire, sans nécessiter d'accord supplémentaire. Lire article à suivre
  3. Le commandant de la force est aujourd'hui un grec, le commodore Theodoros Mikropoulos, et le commandant d'opération, un Italien, l'amiral Fabio Agostini. (lire : Irini. Un Grec prend le commandement de la force navale au large de la Libye).
  4. Voici le script complet de la réponse, dressé par B2 : « Operation Irini is a very important contribution by the EU to find a solution, a peaceful solution to the Libyan crisis. Over the last days, or in the recent weeks, we have seen steps which are a cause for a relatively cautious optimism that we are heading or at least advancing slowly towards a possible solution on the ground. And it is important that Irini delivers on its mandate. The mandate is to enforce the UN arms embargo. Operation Irini acts always when it comes to inspections, hailing or communications with suspected vessels on a certain amount of information that it has at its disposable. The countries of the flag of region the vessels are navigating have the right to refuse the inspection. Operation Irini makes the request, if the country which is responsible for the ship says they don’t agree with the inspection, the inspection cannot proceed. So in this case and in many cases of inspection, or hailing or suspicions, Irini reports back to the UN. There were contacts between us and the Turkish partners of course because the Turks they are not giving the permission for the inspection, which they are entitled to. What follows is again the process which is enshrined in the mandate of operation Irini. »

Lire aussi :

* Mis à jour : éléments fournis par Irini, photo de l'arraisonnement, info sur la longueur des contacts entre Européens et Turcs, précisions sur le délai de 4 heures. Et les articles complémentaires.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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