Nuage noir sur l’opération Irini. Malte brandit la menace d’un veto
(B2) A peine commencée, l'opération européenne de contrôle de l'embargo des armes au large de la Libye connait sa première 'tuile'. Tuile très politique provoquée par le gouvernement de La Valette
Si la mise en place des opérations et missions de la PSDC a toujours donné lieu à des discussions, discrètes mais souvent vives, entre États membres, il est très rare que cette discussion se produise juste quelques jours après l'annonce de leur mise en place.
Retrait des moyens militaires
Le gouvernement maltais a officiellement notifié à l'Union européenne qu'elle n'engagera plus de ressources militaires dans l'opération Irini, selon le quotidien Malta Today. La Valette n'enverra pas ainsi l'équipe militaire embarquée (VPD), promise. Celle-ci ayant un rôle-clé : monter à bord des navires soupçonnés de trafic d'armes pour effectuer les contrôles physiques.
... et un veto au comité Athena
Malte a aussi indiqué au comité Athena — qui délibère sur toutes les questions de financement des opérations militaires — qu'elle opposera son veto aux décisions relatives à l'opération Irini, sur les dépenses pour le débarquement des migrants et le financement des drones. Une nouvelle qui intervient quelques heures à peine avant que le lancement des opérations navales (Lire : La frégate anti-aérienne Jean Bart déployée dans l’opération Irini, au large de la Libye).
Une mesure très politique
Pour le gouvernement de La Valette, cette décision répond à des préoccupations très politiques au plan interne, comme européen.
La Valette alignée sur la politique de Tripoli
Malte a, de tout temps, été très proche de la Libye. Tant géographiquement, que politiquement, entretenant de nombreux liens culturels et économiques (1). Elle a ainsi soutenu le gouvernement d'entente nationale (GNA) de Tripoli, comme elle le faisait également du temps de Kadhafi. Cette annonce ne surprendra donc pas ceux qui suivent la politique libyenne. Elle intervient quelques jours après que le gouvernement de Tripoli ait envoyé une lettre aux membres du Conseil de sécurité des Nations unies dénonçant l'opération Irini comme partielle et partisane (lire : Le gouvernement libyen rejette l’opération Irini).
Un rapprochement très net engagé avec la Turquie
Cette décision traduit également une évolution de l'île, dans un rapprochement avec la Turquie. Le rapprochement de Malte avec Ankara s'est poursuivi la semaine dernière avec la rencontre du ministre maltais des Affaires étrangères Evarist Bartolo avec l'ambassadeur turc à La Valette. Tandis que le ministre maltais de l'Intérieur Byron Camilleri a entamé des discussions informelles avec le ministre turc de la Défense nationale, Hulusu Akar. Objectif : « construire des ponts sérieux » avec la Turquie, comme l'indique notre confrère maltais.
Un moyen de pression
Cette position traduit une rupture particulièrement vive de la position européenne que ce soit sur la Turquie ou sur une opération de la PSDC décidée à l'unanimité. Mais elle s'explique aussi par le ressentiment qu'a l'île de Malte d'un manque de retour de solidarité de la part des Européens.
Une rupture de la solidarité sur la Turquie
Les Européens ont condamné, à plusieurs reprises, l'accord passé par Tripoli tant au niveau de la fourniture d'armes que de la délimitation d'une zone économique exclusive (lire : Les Européens condamnent le mémorandum signé entre la Libye et la Turquie. Illégal ! disent-ils).
... sur la relocalisation
Mais le pays souffre aussi de l'absence d'un cadre de relocalisation des migrants. Malte se dit aux prises à une « crise sans précédent » avec des flux « disproportionnés » d'arrivées (+438%) dues au trafic d'êtres humains et veut garder ses ports fermés aux migrants sauvés en mer. Or les Européens n'arrivent pas à se mettre d'accord sur un partage de responsabilité des personnes secourues en mer. Le gouvernement déclare, selon notre collègue maltais, qu'il n'y a pas eu « de soutien et de solidarité tangibles de la part des partenaires de l'Union européenne » malgré les nombreuses demandes (pour une solution temporaire) et de discussions sur une solution permanente.
... et sur l'aide à la Libye
Précisons également que Malte avait envoyé il y a quelques jours une demande au Haut représentant de l'UE lui demandant de mettre en place une aide humanitaire vis-à-vis de la Libye — et surtout du gouvernement de Tripoli — et de réactiver la mission EUBAM Libya (chargée de l'assistance aux frontières), en la réorientant vers l'aide humanitaire. Une demande qui s'est heurtée à un silence très poli, plus proche du refus net, que de l'ouverture d'une discussion (lire : Une intervention humanitaire en Libye demande Malte. Idée un peu farfelue, répond Bruxelles).
Commentaire : l'heure de vérité se rapproche
Les Européens ne pourront plus faire l'économie d'un vrai débat sur la Libye et de redéfinir leur position, de façon plus nette.
Une évolution implicite
Ces derniers mois s'est produite une évolution implicite. Malgré les dires officiels, d'un soutien au gouvernement de Tripoli, les Européens semblent avoir perdu tout espoir que le gouvernement dirigé par Fayez El Sarraj arrive à stabiliser la Libye. Son incapacité à résoudre la crise libyenne, ses accords avec Ankara, ont achevé de convaincre la majorité des Européens que la solution se ferait avec le général Haftar ou ne se ferait pas.
Une position très proche de la France
On retrouve ainsi une influence française très nette. Paris a toujours eu sur la question libyenne une position plus pragmatique qu'idéologique (2). Dans la traduction du vieux principe sportif 'que le meilleur gagne', l'esprit du Quai d'Orsay et de l'Élysée était qu'il fallait stabiliser à tout prix le pôle libyen et faire taire tous les autres principes sur ce point.
L'échec du processus de Berlin
Le processus de Berlin, mis en place fin janvier, n'a pas produit les effets espérés. Le gouvernement d'Angela Merkel, chancelière allemande, comptait tirer partie de sa 'neutralité' apparente sur le sujet, contrairement à ses homologues français et italien, pour imposer un nouveau rythme à la négociation, plus politique et moins militaire.
Un coup de pouce indirect à Haftar
De façon paradoxale, l'opposition austro-hongroise à une opération européenne maritime trop propice à aider les migrants (telle que Sophia), a facilité cette évolution. L'opération Irini (chargée du contrôle de l'embargo des armes), plus au large et plus à l'Est que l'ancienne opération Sophia, sera clairement plus efficace contre les trafics d'armes à destination du gouvernement de Tripoli (donc venant de Turquie). Elle pourrait donner ainsi un coup de main indirect au général Haftar, qui a repris l'offensive, en pleine crise du Covid-19, pour prendre le pouvoir.
Des intérêts grecs et chypriotes en jeu
Plusieurs pays européens de la zone, tels la Grèce et Chypre, ont également milité pour cette évolution. Aux prises avec un harcèlement turc dans sa zone économique maritime, sous forme de forages sauvages dans des coins supposés riches en gaz (ou en pétrole), Nicosie soutenu par Athènes ont demandé à plusieurs reprises une présence européenne dans leur zone (3).
(Nicolas Gros-Verheyde)
- De nombreux Maltais ont en Libye à la fois des intérêts de 'business', voire une résidence secondaire. On ne doit pas oublier que certains trafics libyens ont des 'points d'appui' dans l'île.
- Sous l'influence notamment du ministre Jean-Yves Le Drian, d'abord aux manettes de la Défense puis, désormais, des Affaires étrangères... avant un autre poste peut-être ... 😉
- Ce n'est pas tout à fait innocent qu'une réunion ministérielle ait été prévue en vidéoconférence entre Paris, Athènes, Nicosie avec les principaux acteurs arabes soutiens de Haftar (Égypte, Émirats arabes unis).