Sur mer, la coopération européenne fonctionne. Je le constate tous les jours (Amiral Lozier)

(crédit : Ministère de la Défense)

(B2 à Brest – exclusif) Du Golfe de Guinée, avec la piraterie, à l’Arctique, avec l’ouverture de la route de la soie polaire, en passant par la lutte anti-pollution dans le Golfe de Gascogne ou la protection des sous-marins nucléaires de regards trop curieux, le vice-amiral d’escadre Jean-Louis Lozier ne manque pas de champs d’action

L’homme a trois casquettes, une civile et deux militaires (cf. encadré). Comment ne pas aborder tous les rôles.

La coopération européenne fonctionne bien aujourd’hui ?

Oui. Quand le CONRO [cargo porte-conteneurs-roulier] Grande America a coulé dans le Golfe de Gascogne, et que j’ai déclenché les opérations de gestion de crise, j’ai pu bénéficier rapidement des moyens anti-pollution espagnols. Facilement. Un peu comme si j’appelais mon collègue de la préfecture maritime de Méditerranée ! Nous avons une collaboration ancienne, qui a fait ses preuves, avec le ‘Biscaye plan‘ (1). La demande de soutien s’est faite directement entre nos organisations respectives, sans nécessiter d’accord politique préalable. Nous avons ensuite coordonné nos survols pour optimiser la détection des nappes de polluants. Leur radar était par exemple plus performant à certains moments du jour que les nôtres. On les a privilégiés à ce moment-là. Nous avons une coopération semblable avec l’agence européenne de sécurité maritime (l’EMSA basée à Lisbonne), qui fonctionne aussi très bien. Nous avons pu avoir deux moyens anti-pollution supplémentaires. Affrétés et financés par l’Union européenne, l’un basé à Vigo et l’autre à Brest, ils ont été déployés en moins de 24 heures. Une véritable opération européenne en fait !

Pendant ce temps, d’autres navires en profitent pour dégazer ?

Les temps ont changé. Nous avons désormais les moyens de surveiller plusieurs « feux » à la fois, grâce  à cette coopération européenne. Nous bénéficions de produits satellitaires appelés Cleanseanet, fournis par la société CLS, et financés par l’EMSA. Des moyens très utiles pour repérer les pollutions. Ces clichés satellitaires nous permettent d’avoir une première alerte. Ils nous permettent de ne déployer qu’à bon escient nos moyens. On envoie un avion pour affiner la détection et agir ensuite.

Et si la même chose se passe en Espagne ?

On répondra bien évidemment présent ! Les Français seront là, demain comme par le passé, aux côtés de nos amis espagnols.

C’est le naufrage du Prestige qui a entraîné cette réorganisation ?

L’organisation espagnole a été revue après le Prestige. En effet. C’est un peu leur Amoco Cadiz (2). Une catastrophe qui nous avait obligé, côté français, à renforcer notre organisation. À chaque crise maritime, nous nous complétons notre dispositif et rendons compte que la coopération est vitale.

On est à Brest, à quelques encâblures de l’Île Longue, où est basée la force nucléaire sous-marine. C’est de votre ressort ?

Non. Le centre de commandement de la force océanique stratégique, qui est situé plusieurs dizaines de mètres sous nos pieds, dans le ‘granit’, dépend d’ALFOST [l’Amiral commandant la Force océanique stratégique]. Ma responsabilité première, c’est d’assurer la protection des SNLE [sous-marin nucléaire lanceur d’engins] lors de leurs manœuvres d’entrée et de sortie de la base de l’île Longue, jusqu’à leur plongée et leur dilution dans les profondeurs. Pour cela, je dispose de chasseurs de mines qui garantissent la sûreté des chenaux d’accès, de frégates anti sous-marines ou de moyens aériens dédiés à la lutte anti sous-marine.

Les Russes sont là ?

On a assisté effectivement depuis plusieurs années à une recrudescence de l’activité sous-marine russe en Atlantique. Il ne faut pas exagérer le phénomène. Mais, avec nos alliés, nous devons rester vigilants. Nous les surveillons de près.

Votre commandement s’étend jusqu’à l’Arctique. Avec la fonte des glaces, la donne change, cela devient un passage ?

En effet, le Rhône [bâtiment de soutien et d’assistance métropolitain] a d’ailleurs franchi en septembre 2018 le passage du Nord-Est allant de la mer de Norvège au détroit de Bering. C’est une zone stratégique et qui va le devenir de plus en plus. Ce n’est pas ma zone de responsabilité en termes de sauvetage en mer, mais s’il arrivait un problème à un navire français, on pourrait difficilement ne rien faire. Il faut donc tout envisager.

Il y a des différences par rapport à l’Atlantique ?

C’est un environnement très particulier. Par exemple, dans un fjord, les transmissions ne fonctionnent pas bien entre les avions et les bateaux. Pour bien appréhender le jour où un incident arrivera, il faut s’y déployer et s’y entraîner régulièrement, apprendre en quelque sorte. Depuis deux ans, nous participons ainsi activement à un exercice de sauvetage en mer au large du Groenland avec la marine danoise.

L’Arctique attire les Chinois également ?

Clairement, le grand Nord est une zone d’intérêt pour tous, France et Européens y compris. Les Chinois s’y implantent. Le transporteur maritime chinois COSCO a annoncé qu’il emprunterait cette voie maritime. Ses investissements en Islande, Norvège, ou au Groenland ne sont pas un hasard. La « route de la soie » polaire s’ouvre.

Autre zone d’intérêt, le Golfe de Guinée. Malgré tous les efforts, les actes de piraterie ou de brigandage se multiplient ?

C’est vrai. Mais cela progresse. Les pays africains s’équipent, se coordonnent. Il y a des opérations où des pirates sont mis en échec. Ce qui s’est passé avec le G-Dona 1 récemment (3), n’aurait pas pu se réaliser il y a cinq ans. Le MDAT-GoG (Maritime Domain Awareness for Trade – Gulf of Guinea), qui fait partie du centre d’expertise de sécurité maritime, le MICA Center, a été contacté rapidement. Le COM [Centre des opérations maritimes] du Togo a envoyé un patrouilleur. Les pirates ont été stoppés, arrêtés et ramenés à Lomé. Depuis le lancement du processus de Yaoundé [2013], on sent chez nos partenaires africains une réelle volonté de prendre en main leur sécurité maritime, de mieux partager l’information, de se coordonner et d’intervenir rapidement si nécessaire. C’est un changement de paradigme !

Pourquoi n’a-t-on pas mis en place une opération du type Atalanta ?

On n’est pas du tout dans la même situation à tous les plans, politique comme opérationnel. En Somalie, il y avait un État failli au lancement de l’opération. Ici, il y a 19 États souverains et une volonté politique de faire cesser cette insécurité maritime. Dans la Corne de l’Afrique, il y a un courant de navires (marchands) qui vont d’Ouest vers l’Est, et vice-versa. Ici, il y a de multiples ports d’arrivées, de départ, des plateformes pétrolières, etc. Enfin, dans le Golfe de Guinée, la plupart des incidents ont lieu dans les eaux territoriales. Le brigandage prend de plus en plus le pas sur la piraterie proprement dite (4). Les moyens d’action ne peuvent être les mêmes…

Vous en êtes sûr ?

Imposer une opération internationale serait contre-productif. Cela entraînerait les États à s’en désintéresser ou à rejeter l’opération, voire les deux en même temps. Et les Européens sont déjà là. Un patrouilleur portugais est en permanence à Sao Tomé. Nous avons l’opération Corymbe. L’Espagne déploie aussi régulièrement un navire dans la zone. Nous intégrons les équipes. À bord du BCR Somme, dernièrement, il y avait une équipe portugaise. C’est comme çà qu’on crée des réflexes de coopération européenne. Et avec les programmes GoGIN et Swaims (5), on est bien en complémentarité entre l’action des États et de l’UE.

Que faut-il faire de plus ?

Persévérer. On n’arrête pas des formes de criminalité, souvent endémiques, de cette ampleur en quelques années. Il faut un investissement tenace sur le temps long. On doit continuer de soutenir le processus de Yaoundé. Les marines africaines doivent continuer de renforcer leurs moyens de surveillance et d’intervention aéromaritimes. Les corpus juridiques doivent s’adapter, pour arriver à poursuivre les contrevenants. Tout comme on le fait en Europe. Surveiller, intervenir et dissuader par de lourdes sanctions sont indissociables pour lutter contre l’insécurité maritime.

Vous employez souvent le mot ‘européen’, l’Europe c’est indispensable ?

Cela fait partie de mon travail quotidien. J’héberge à quelques pas de mon bureau le MICA Center où travaillent des militaires français, espagnols, portugais et belges. Le fait de travailler ensemble, de faire des exercices ensemble crée des habitudes. La coopération devient naturelle. C’est important. L’Europe ne doit pas rester une idée virtuelle. On doit toujours faire du concret. Il faut que les Européens prennent confiance en eux.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)


Les trois casquettes de l’amiral

L’amiral Lozier a trois casquettes. Première casquette : celle, civile, de préfet maritime. Il coordonne l’action de l’État en mer dans trois secteurs : la mise en œuvre des actions de secours (en cas d’accident ou de catastrophe), la réglementation (prise d’arrêtés), le développement durable en mer. Deuxième casquette : militaire celle-là, il est le commandant en chef pour toutes les opérations maritimes de la Zone Atlantique, qui s’étend du Sud au Nord jusqu’à l’Arctique. Troisième casquette : il commande l’arrondissement maritime Atlantique (ports militaires et soutien des forces maritimes de la région). Enfin, même s’il n’a pas de responsabilité européenne en soi, l’Amiral a une étoile de plus à son actif : l’Europe.


Entretien réalisé en face-à-face dans les locaux de la préfecture maritime de Brest en novembre 2019

  1. Signé en 1999, actualisé en 2009, le Plan Biscaye est un document opérationnel prévoyant les modalités d’intervention conjointe entre la préfecture maritime de l’Atlantique et la SASEMAR (Sociedad de Salvamento Marítimo y Seguridad Marítima), pour le sauvetage, la lutte contre la pollution ou l’assistance à un navire en difficulté dans le golfe de Gascogne.
  2. Ce pétrolier, affrété par la société Amoco et battant pavillon du Libéria, s’échoue à proximité des côtes bretonnes, en face du village de Portsall, le 16 mars 1978. Puis il se brise en deux quelques jours plus tard. Ses 227.000 tonnes de pétrole brut s’échappent, occasionnant une marée noire restée dans les mémoires. Avec l’Erika ensuite, ce naufrage entraîne une prise de conscience et une série de réformes en France comme au niveau européen.
  3. Attaqué par une équipe de huit pirates, dans la nuit de samedi 11 mai au dimanche 12 mai, le G-Dona 1 a bénéficié de l’intervention d’une vedette rapide et d’un patrouilleur de la marine togolaise. Huit pirates sont interpellés, remis à la gendarmerie maritime togolaise.
  4. Les actes de brigandages ont lieu dans les eaux territoriales des États au contraire de la piraterie qui, elle, sévit en haute mer. En haute mer, tout navire d’État à le droit, et même le devoir, d’intervenir.
  5. Lancé en décembre 2016 par l’Union, le programe ‘Gulf of Guinea Inter-regional Network‘ (GoGIN) vise à améliorer la sécurité et sûreté maritimes. Le programme de ‘renforcement des systèmes de justice pénale en Afrique de l’Ouest et du Centre’ (Swaims) soutient l’élaboration d’un cadre législatif et d’une coopération pour le jugement des crimes maritimes. Géré par l’UNODC, il est financé quasi-totalement par l’UE (5,9 millions sur un budget total de six millions €).

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).