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Opération Barkhane. La France est-elle (vraiment) seule au Sahel ? (v2)

(B2) C'est une ritournelle qui survient à chaque accident ou décès : les Français seraient seuls au Sahel. Est-ce vrai ? Quelques informations et quelques pistes de réflexion...

Evacuation de blessés lors de l'opération Aconit (crédit : DICOD/EMA)

N'en déplaise aux polémistes, il n'y a pas de réponse tranchée, par 'Oui' ou 'Non', à cette question. Bien sûr proclamer que la France est seule est assez facile. Il revient à dire 'on est les meilleurs', pointer du doigt ces 'ignobles' Européens et éviter de se poser certaines questions. A l'inverse, dire que les Européens sont bien là réactifs, présents, est peut-être enjoliver la vérité. La réalité est plus complexe. Le devoir du journaliste n'est pas d'asséner un point de vue, c'est de présenter des faits, les analyser au besoin, et éventuellement de tirer des conclusions, mais laissant chacun libre d'avoir une opération.

La réalité : une présence réelle, mais pas suffisante

Premièrement, les Européens sont plutôt là et bien là, en matière de soutien logistique à Barkhane. Deuxièmement, ils assurent le fonctionnement de la mission européenne de formation de l'armée malienne (EUTM Mali). Enfin ils sont présents dans la Minusma, la force des casques bleus au Mali. Mais il reste un 'hic' : la présence au sol. Elle reste pour l'instant lacunaire. Avec une promesse d'amélioration, grâce à l'opération Takuba.

Danemark, Royaume-Uni, Espagnols en soutien logistique primordial à Barkhane

Sans ce soutien, soyons nets : l'opération s'arrêterait en quelques jours. Depuis le début de l’année 2019, 50% du transport intra-théâtre des personnels et du fret est réalisé par les pays alliés et européens : l’Espagne y contribue à hauteur de 15% (missions Mamba et Marfil menées respectivement depuis le Gabon et le Sénégal) (1). Le Royaume-Uni avec ses hélicoptères britanniques Chinook participe également pour près de 15%. Les États-Unis (près de 10%) et l’Allemagne (plus de 6%) contribuent pour le reste, ainsi que le Canada et la Belgique. Lire le détail

Lire aussi :

Une prise en charge d'EUTM Mali

Les Européens ont pris le relais des Français pour assurer la continuité de la mission de formation de l'armée malienne (EUTM Mali), lancée en 2013, avec un certain général François Lecointre (l'actuel chef d'état-major français des armées) à sa tête (lire : Réussites et manques. Bilan des six premiers mois d’EUTM Mali (Lecointre)). Cela représente environ 600 hommes. Le commandement actuel est autrichien. Ils vont passer le relais aux Portugais début décembre, puis aux Tchèques à l'été (lire : Les Tchèques vont prendre le commandement de la mission EUTM Mali ). Autant dire qu'on est bien sur une prise de conscience des Européens.

Une mission très utile car c'est elle qui est chargée de former les bataillons de l'armée malienne, qui sont ensuite déployés sur le terrain, en mode national, ou au sein du G5 Sahel. C'est la seule stratégie de sortie possible pour Barkhane. Il existe bien sûr, un questionnement sur le renforcement de cette mission, tant dans les formations données que dans la possibilité d'accompagner davantage les troupes sur le terrain. Elle vient d'être entamée (lire : Sahel. Une inquiétude européenne de plus en plus accrue. Faut-il changer le logiciel d’EUTM Mali).

Une présence dans la Minusma

Enfin, les Européens sont présents dans la Minusma. Selon les derniers obtenus par B2,  environ 380 Allemands (+ une dizaine d'effectifs pour la police) et environ 250 Suédois servent sous le drapeau des Nations unies. Les Roumains avec 120 militaires et quatre hélicoptères IAR-330 L-RM (version roumaine des SA 330 Puma) apportent un apport précieux notamment pour les évacuations médicales ou l'extraction en cas d'incident. Ils seront rejoints par les Danois. Une section lituanienne est également là (une trentaine d'hommes), ainsi qu'une section belge (une trentaine également), une quinzaine d'Irlandais et quelques Néerlandais et Tchèques.

Certains d'entre eux (Allemands, Suédois, Irlandais notamment) servent dans la Force opérationnelle de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (FO ISR) dirigée par l'Allemagne et située dans le secteur Est de la MINUSMA, basée à Gao. Objectif : aller collecter de l'information, utile pour « l'élaboration, la prise de décision et la mise en œuvre » du mandat. Les soldats irlandais, notamment, jouent un rôle clé en effectuant « des patrouilles dans le secteur, pour recueillir de l'information auprès de la population locale », comme l'explique un officier de l'armée irlandaise.

Là aussi, il y a un questionnement à avoir sur l'efficacité de l'opération onusienne, de son confinement à l'intérieur de bases surprotégées. Et l'efficacité de certains contingents (tels les 1200 Bengalais) peut être mise en doute.

Un engagement au sol limité

Coté sol, les Européens sont, assez peu là sur le terrain à l'exception notable des Estoniens ; rôle qu'il faut saluer nettement (lire : Les Estoniens sont déjà présents en soutien à Gao). Les Britanniques aussi sont présents, de façon plus arrière, avec leurs hélicoptères. Mais l’arrivée de forces spéciales européennes aux côtés des Français pourrait changer la donne. Ce n’est plus pure prospective. Cela progresse un peu, concrètement. B2 en a eu confirmation. Lire : Plusieurs pays européens s’engagent ou songent à s’engager au Mali (opération Takuba)

Cinq (bonnes ou mauvaises) raisons de ne pas venir

Hurler à la solitude ne sert à rien (si ce n'est se faire plaisir), si on ne comprend pas les réticences de certains Européens à venir s'engager. Plusieurs motifs peuvent expliquer cette faiblesse européenne.

1° L'engagement de combat n'est pas du tout dans l'ADN des pays européens. Il faut le dire nettement. Le prix du sang est plus élevé dans certains pays que dans d'autres. Et peu d'hommes politiques en Europe sont prêts à risquer la vie de leurs soldats de façon délibérée. Lâcheté, égoïsme, sens des responsabilités... on peut gloser. Mais c'est la réalité.

2° Un État ne s'engage pas de telles missions à risque sans un solide intérêt national à défendre. Ou alors est-ce par solidarité. Mais, là encore les 'politiques' du pays doivent s'engager et... obtenir un assentiment au moins tacite de leur population. L'ancien ministre polonais de la Défense et des Affaires étrangères Radek Sikorki posait concrètement la question il y a quelques jours au Parlement : « Avons-nous [en tant que Polonais] des intérêts au Mali ou en Afrique. Non. On n'aurait jamais envoyé nos troupes si on n'était pas ensemble, si on ne croyait pas qu'on était dans une famille. » (lire : La discussion sur les rapports PESC et PSDC continue)

3° Il faut obtenir à chaque fois une validation par un gouvernement (en coalition souvent) ou/et du Parlement. Avec, bien souvent, une justification point par point de l'engagement en termes financiers, humains et de stratégie. Un document qui n'existe pas en termes publics pour l'opération Barkhane.

4° Peu d'États sont près à s'engager dans ce type de missions, hors d'un cadre très serré type OTAN. Or ce cadre n'existe pas au Mali (et ne pourrait pas exister). L'idée de partir en coalition ad hoc, sans les Américains (ou l'OTAN) en garde-fous ne plait pas à beaucoup d'Européens. Cela change. Mais lentement

Enfin, dernière raison : il faut laisser aux Européens une part de commandement, d'orientation dans la stratégie. Dire : venez, voici la stratégie, signez et obéissez n'est pas vraiment de nature à entraîner l'adhésion de tous. Nous en avions discuté il y a un an avec le général Lecointre, chef d'état-major des armées. Et la conclusion était assez claire : on peut faire quelque chose à côté de Barkhane, mais laisser les rênes de Barkhane ne serait pas un bon choix. D'où l'idée qui est née d'une équipe de forces spéciales (lire : Tous ensemble, cela ne veut pas dire tous derrière nous (général Lecointre))

D'autres questions gênantes à se poser

Il faut aussi commencer à se poser des questions plus gênantes.

Est-ce que si les Européens arrivaient en force, doublaient, triplaient le nombre de moyens (soldats, hélicoptères), cela aurait un effet sur le terrain et empêcherait des accidents comme celui de lundi dernier ?

Est-ce que les Français seraient prêts à partager le commandement de Barkhane, par exemple si 3000 Allemands arrivaient en force (hypothèse très hypothétique) ? Je ne suis pas vraiment sûr que l'opération y gagnerait en efficacité...

Même s'ils ne sont pas présents au combat, le fait que des Européens soient présents dans EUTM Mali ou dans la Minusma, n'a-t-il pas une utilité quelque part ? Les Français seraient-ils en capacité de les remplacer s'ils décidaient de partir ?

Un problème de stratégie ?

Enfin, il faut bien poser le doigt où cela fait mal : Pourquoi les terroristes normalement détruits, minés ressurgissent avec autant de force ensuite ? Pourquoi, avec toute la technologie dont disposent nos forces entraînées, nous n'arrivons à vaincre quelques centaines ou milliers de 'rebelles' peu entraînés ? N'y a-t-il pas une stratégie à changer ? C'est toute la question de l'asymétrie des forces qui est posée, mais aussi de la difficulté à imposer la paix dans un pays qui n'est pas en capacité de gérer cette paix...

Pourquoi le pouvoir malien se révèle toujours aussi incapable d'assurer son autorité ? Pourquoi laisse-t-on certains pays influencer, notamment sur les écoles coraniques ? Etc. Barkhane doit évoluer, EUTM Mali également, la Minusma doit se remettre en question et le pouvoir malien cesser de s'abriter derrière son petit doigt.

Une question qui intéresse l'Europe politique

C'est un fait. La France ne doit pas, seule, se poser ces questions. Ce sont des questions qui intéressent les Européens. Et, au lieu de sempiternelles observations du nombril européen (notamment sur le Brexit), une discussion approfondie, étayée, franche entre les leaders européens, lors d'un prochain sommet en décembre par exemple, serait bien nécessaire.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Mis à jour sur la force opérationnelle ISR de la Minusma

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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