B2 Le Quotidien de l'Europe géopolitique. Actualité. Dossiers. Réflexions. Reportages

Actu BlogExport d'armes, désarmement

Yémen : les journalistes de Disclose démontrent le double discours français sur les ventes d’armes à la coalition

(B2) La toute jeune ONG dédiée au journalisme d’investigation Disclose a publié lundi (15 avril) sa première enquête sur les ventes d’armes françaises à la coalition impliquée au Yémen. Au cœur de cette publication, une note « confidentiel défense » de la Direction du renseignement militaire (DRM) qui a deux intérêts : confirmer un certain double discours gouvernemental, et accréditer les difficultés opérationnelles de la coalition arabe au Yémen

Un canon Caesar de l'armée saoudienne. (©Capture d'écran Youtube)

Le double discours français

Pour les ONG, l’un des défis est de démontrer que la France livre des armes malgré les risques pour les populations sur le terrain. La fuite de cette note de la DRM sur le théâtre d'opération yéménite confirme ces accusations et représente une opportunité pour la dizaine d’associations engagée contre la politique française d'exportation d'armement.

Florence Parly, en flagrant délit ?

Toute la rhétorique gouvernementale française vise à dire, depuis le début du conflit au Yémen, que les exportations d’armement vers l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ne sont accordées qu’au cas par cas, lorsque Paris est sûre de ne pas voir ces armes utilisées contre des populations civiles. L’équipe de Disclose relève plusieurs prises de parole de la ministre des Armées qui illustrent une certaine mauvaise foi de l'exécutif. Le 30 octobre par exemple, Florence Parly déclarait sur BFM TV : « Nous n’avons pas de négociations en cours avec l’Arabie Saoudite. » Un contrat sur des pièces d’artillerie majeures, les canons Caesar, était pourtant signé au mois de décembre suivant. Vu la durée et la sensibilité de telles négociations, comment l’ignorer ?

Des armes françaises utilisées au Yémen

La note de la DRM a en effet été remise au président Emmanuel Macron, à la ministre Florence Parly, ainsi qu’à leurs équipes. Elle liste de manière précise les positions des différents matériels militaires importés par les pays de la coalition, notamment les Français. Parmi les plus sensibles : les pods de désignation laser Damoclès pour guider les tirs de l’aviation, les chasseurs Mirage 2000-9, les chars Leclerc ou encore les canons Caesar.

Le Caesar au cœur des inquiétudes

La note confirme l’utilisation de matériels militaires français dans les opérations de la coalition, sous les pavillons saoudien et émirati. Des armes qui ont pu, comme le dénoncent régulièrement les ONG (Lire : Les ventes d’armes de la France à l’Arabie Saoudite illégales ?), contribuer aux crimes de guerre commis au Yémen. Le renseignement militaire insiste en particulier sur l’utilisation des canons Caesar, estimant qu’avec leur portée et malgré le fait qu’ils soient postés « en défensive » à l’intérieur du territoire saoudien, ils menacent 436.370 civils yéménites. Disclose va plus loin en identifiant plusieurs villages dans lesquels des civils ont été tués, et ce alors que, malgré la présence de canons de fabrication américaine, britannique ou chinoise, seuls les Caesar français étaient à portée.

Carte de la DRM identifiant les zones à portée de tir des canons Caesar saoudiens. 436 370 civils sont potentiellement menacés. (©Disclose)

Les affaires continuent

La plupart des matériels identifiés comme à risque par la DRM ont été livrés bien avant le début du conflit. Pourtant, Diclose révèle que des ventes ont eu lieu après, sur des matériels sensibles. Nexter a signé en décembre 2018 un contrat sur lequel il est resté très discret, baptisé « Artis », qui prévoit la livraison de nouveaux canons Caesar à l’Arabie Saoudite, ainsi que de blindés Titus et de canons tractés 105 LG. Le gouvernement français a donc bien autorisé des livraisons d’armes à un pays dont la situation l'empêche d'affirmer avec certitude qu’elles ne serviront pas contre des populations civiles.

Les Européens impliqués

Les Français ne sont pas les seuls Européens concernés, même s’ils restent, avec les Américains, les plus représentés sur cette liste. La note de la DRM répertorie en effet des matériels majeurs utilisés au Yémen et fournis par les Britanniques (avions Typhoon et Tornado), par les Italiens (corvettes de classe Abu Dhabi), par les Allemands (corvettes de classe Murayjib, chasseurs de mine de classe Murjan) ou encore les Suédois (Saab 2000 Erieye, patrouilleurs de classe Ghannatha).

Une coalition dépassée

La publication de cette note montre également que la coalition engagée contre les rebelles houthi, que la France soutient par ces livraisons d’armes, ne parvient pas à enregistrer de progrès décisifs sur le terrain.

Un ciblage aérien « perfectible »

Alors que l’engagement de la coalition est d’abord aérien, la DRM note que le ciblage de la Royal Saudi Air Force (RSAF) n’est pas optimal. Malgré l’aide américaine en la matière, les opérations d’appui aérien avancé (close air support) sont récentes et « mal maîtrisées par les équipages ».

Frontière : un dispositif « inadapté »

Alors que les troupes saoudiennes ont commencé à l’été 2018 à passer d’une position purement défensive à la frontière, à des opérations dans les territoires contrôlés par les houthi, la DRM estime que leur dispositif est « inadapté, peu réactif et usé face à la guérilla ». Face aux engins explosifs improvisés et aux tirs d’artillerie des insurgés, les Saoudiens sont handicapés par le relief montagneux, par l’imprécision de leurs tirs et par la mobilité de l’adversaire. Pour le renseignement français, les « opérations saoudiennes sont tenues en échec ».

L’usure des Émiratis au sol

Les Émiratis, principaux contributeurs de la composante terrestre de la coalition, souffrent eux de la durée du conflit. Pour la DRM, deux facteurs sont problématiques : les pertes humaines (entre 105 et 170 tués) ainsi que la mauvaise organisation des rotations… qui entraine parfois des déploiements allant jusqu’à 18 mois sur le théâtre pour les militaires. Les Émiratis ont également des difficultés avec l’entretien de leurs chars Leclerc, qu’ils sont obligés de rapatrier chez eux pour en assurer la maintenance.

Des groupes terroristes en recul

L’une des principales raisons des soutiens occidentaux à la coalition est la lutte contre les groupes djihadistes, présents de longue date au Yémen. C’est le seul front sur lequel des progrès semblent avoir été enregistrés. « Al-Qaeda dans la péninsule arabique (AQPA) et Daech […] semblent affaiblis par les opérations terrestres menées par les forces de sécurité entraînées et équipées par les Emirats Arabes Unis », écrit la DRM.

(Romain Mielcarek)

Lire : l’enquête intégrale de Disclose et consulter les documents de la DRM

Lire aussi :


Un certain nombre de matériels utilisés

Selon la DRM, différents matériels de conception française sont employés par les forces de la coalition :

Certains sont utilisés au Yémen : pods de désignation laser pour avions de combat Damoclès (Thales), hélicoptères de manœuvre Cougar (Airbus Helicopters), frégates de classe al-Madinah (Naval Group), frégates de classe Makkah (Naval Group), hélicoptères de marine Panther et Dauphin (Airbus Helicopters, Mirage 2000-9 (Dassault), ravitailleurs A330 MRTT (Airbus), chars Leclerc (Nexter), obus flèches et explosifs pour chars de combat (Nexter), corvette de classe Baynunah (CMN).

D'autres sont à des positions indéterminées : canons AUF1 (Nexter), canons LG1 (Nexter), mortiers RTF1 (TDA/Thales), mortier 2R2M (TDA/Thales), missiles antichars Milan 3 (MBDA), missiles de croisière Black Shaheen (MBDA).

Enfin certains matériels ne sont pas sensés être utilisés au Yémen, même s'ils peuvent jouer un rôle à distance : chars AMX-30 (Nexter), chars AMX-10P (Nexter), blindés du génie Aravis (Nexter), radars de contre-batterie Cobra (Thales/Airbus), canons Caesar (Nexter), bombes AASM (MBDA).

Romain Mielcarek

Romain Mielcarek est journaliste spécialisé défense et international. Correspondant de B2 à Paris, il collabore également avec DSI, RFI et Le Monde Diplomatique. Titulaire d'une thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication, il mène par ailleurs des recherches académiques sur l'influence militaire. Son dernier ouvrage : "Marchands d'armes, un business français" (Tallandier, 2017).

s2Member®