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Entre Paris et Rome, une comédie en cinq actes sur fond de tragédie (V2)

(B2) La querelle franco-italienne autour du navire l'Aquarius et de ses 630 naufragés ne semble qu'une mise en bouche avant le prochain sommet européen. La 'leçon française' a été mal perçue. La rancœur italienne s'est réveillée. Lourde et profonde, elle accuse les Européens de ne pas apporter à l'Italie et à la Grèce, pays d'entrée des migrants en Europe via la Méditerranée, l'appui souhaité. Récit d'une tragédie en cinq actes révélatrice d'un divorce plus profond qu'il n'en a l'air

@ Karpov / SOS Méditerranée

Premier acte : l'honneur bafoué

C'est le président français qui, le premier, déclenche la colère italienne. Lors du conseil des ministres mardi (12 juin), Emmanuel Macron fustige « une forme de cynisme et une part d'irresponsabilité du gouvernement italien face à cette situation humanitaire dramatique » pour ne pas avoir accueilli l'Aquarius. C'est le bout de phrase qui fait "le tour du web".

Le porte-parole du gouvernement, Benjamin Grivaux, enfonce le clou, au cas où certains n'auraient pas bien compris le courroux présidentiel. Le cynisme italien est avéré par les faits explique-t-il. L'Italie s'est « substituée aux autorités libyennes, puisque le navire Aquarius était dans les eaux libyennes, sans aller jusqu'au bout de la démarche » (6'40). « Quand le bateau [Aquarius] est à proximité de vos côtes, que vous le laissez approcher et que vous dites qu'il ne peut pas accoster »  (23'20). Ce qui est « inacceptable est le comportement et l'instrumentalisation politique qui a été faite par le gouvernement italien » (18'30).

Un réveil bien tardif ! Paris est resté bouche close jusqu'à là. Prolixe en général sur son compte Twitter, le président français s'est bien gardé de tout commentaire ni relayé aucune info sur l'errance de l'Aquarius. En France, ce sont les Corses, plus précisément les élus régionaux indépendantistes corses, qui proposent que le bateau puisse accoster sur leur île. Mais pour le gouvernement pas question d'ouvrir les portes à l'Aquarius...

Interrogé sur la proposition d'accueil des élus corses, Benjamin Grivaux en remet une couche sur l'Italie. « Nous sommes face à un sujet international. Et il n'est pas question de créer un précédent qui permettrait demain à des pays européens de se défausser de leur propre responsabilité sur leurs partenaires européens. Nous devons faire preuve de solidarité entre les États membres de l'Union européenne. Ce que n'a pas fait le gouvernement italien. » (17'20)

De façon, plutôt hypocrite, il rappelle le principe d'accueil : « Si quelque bateau que ce soit avait pour rive la plus proche les côtes françaises, il pourrait accoster [puisque] c'est le strict respect du droit international et du droit maritime ».

Second acte : la rancœur explose

La réaction est fulgurante côté italien. En premier lieu, celle du nouveau chef du gouvernement, Giuseppe Conte, relayée dans tous les journaux, dont le Soir : « l'Italie ne peut accepter de leçons hypocrites de pays ayant préféré détourner la tête en matière d'immigration ». Puis, le lendemain matin, mercredi (13 juin), on apprend que ce communiqué du ministère des Affaires étrangères convoque l'ambassadeur français à Rome, Christian Masset (1), convoqué à la Farnesina, par le ministère italien des Affaires étrangères. Démarche pour le moins rare entre États européens. C'est la chargée d'affaires de l'ambassade, Claire Anne Raulin, qui se dévouera pour accomplir cette démarche « en absence de l'ambassadeur ». On imagine, comme dans un Lucky Lucke, le ministre frotter au savon les oreilles de la diplomate... Le ministre, Enzo Moavero Milanesi, qualifie « d'inacceptables » et « injustifiables » les déclarations de Paris.

Rome menace d'annuler une rencontre prévue vendredi entre les deux pays pour préparer le sommet européen de fin juin... qui comprend justement les migrations à l'ordre du jour. « Si les excuses officielles n'arrivent pas, le Premier ministre Conte fera une bonne chose en n'allant pas en France », prévient Matteo Salvini, ministre de l'Intérieur et leader de la Ligue du Nord. L'agenda du Président de la République français n'indique toujours pas de réunion franco-italienne ce vendredi 15 juin.

Le chef du gouvernement italien avait lui déjà prévenu que la politique d'immigration serait LE test de la politique européenne : « Le premier banc d’essai de la nouvelle manière de dialoguer avec les partenaires européens sera l’immigration. La gestion des flux a été jusqu’à présent un échec : l’Europe a autorisé des fermetures égoïstes de nombreux États qui ont déchargé, en premier lieu sur notre pays, les coûts et les difficultés », commente-t-il mardi (5 juin), lors de son discours de politique générale au Sénat, comme le rapporte le Monde.

Troisième acte : volte-face français et boomerang italien

Lors de son premier discours au Sénat italien, mercredi (13 juin) (retransmis sur son Facebook), sur les actions du gouvernement pour la défense des frontières et le blocage de l'immigration clandestine, le ministre de l'Intérieur Matteo Salvini réitère ses attentes vis-à-vis de la France : « Les Italiens n'ont rien à apprendre en termes de solidarité. Notre histoire ne mérite pas d'être abordée en ces termes par les membres du gouvernement français, j'espère qu'ils vont présenter leurs excuses ». Il égratigne une nouvelle fois l'hypocrisie française en énumérant les renvois de migrants à la frontière de Menton notamment...

L'autre leader italien, du Mouvement 5 Étoiles, Luigi Di Maio, rappelle également sur sa page Facebook que « la France repousse tous les jours les migrants à Vintimille », la frontière franco-italienne où elle a rétablit et prolongé le contrôle sous couvert de risques liés au terrorisme.

Quatrième acte : le troisième acteur renvoie la balle au centre

A Bruxelles comme à Strasbourg, la Commission européenne essaye de rester zen. Durant plusieurs jours, interrogée soit par les députés, soit par les journalistes, elle tente de contourner l'orage et d'éviter de se placer dans l'axe des échanges de mots doux amers.

Mardi (12 juin), devant le Parlement européen réuni en plénière à Strasbourg, le commissaire chargé des Migrations, Dimitris Avramopoulos, refuse de blâmer quiconque. « Personne ne croit qu'il s'agit d'une responsabilité italienne, ou d'une responsabilité maltaise ou espagnole. [...] Nous ne pouvons pas continuer le ping-pong politique de [savoir] qui est finalement responsable d'assumer la responsabilité de la migration ou de protéger les frontières extérieures. C'est un problème européen qui nécessite une réponse européenne, dans tous les domaines, et impliquant tous les États membres. » Il se prononce pour une politique équilibrée : « Nos citoyens veulent offrir aide et protection à ceux qui en ont besoin - mais cette hospitalité devrait être partagée et ne devrait pas être abusée. » Et il met en garde : « Nous connaîtrons de grandes difficultés, car la politique migratoire remet en cause tout le projet européen » (voir la conférence de presse).

We cannot continue the political ping-pong of who is finally responsible for shouldering the responsibility of migration or protecting external borders. Because we all are – the EU as a whole is responsible, with all Member States

Interrogée à Strasbourg par un collègue de Radio Radicale, mercredi (13 juin), la vice-présidente de la Commission, l'Italienne Federica Mogherini, particulièrement gênée (2), se contente de renvoyer aux propos de son collègue Avramopoulos : « La politique européenne doit s'appuyer sur une politique de solidarités internes et une solidarité externe. La sauvegarde de la vie des êtres humains doit rester une priorité. » (voir la vidéo, en italien, à la 30')

Le lendemain, jeudi (14 juin), le porte-parole en chef de la Commission Margaritis Schinas défend le travail de ses responsables. La Commission a fait le boulot, selon lui. « Nous avons mis sur la table un agenda européen de la migration, une approche globale, holistique qui couvre toutes les dimensions du phénomène. On est passé de la gestion de la crise de la migration à une deuxième étape, qui est la réorganisation du système d'asile et les bases pour la protection des frontières extérieures, avec plus de ressources. » C'est maintenant aux États membres de décider. À eux de prendre leurs responsabilités notamment lors du sommet européen des 28 et 29 juin : « C'est là que nos leaders doivent se concerter, parler, s'accorder, parce que les questions de migrations sont à traiter collectivement, ensemble, pas les uns contre les autres ».

Cinquième acte : le rétropédalage

À la veille d'une rencontre au sommet franco-italienne, Paris rétropédale dans ses critiques. Un communiqué de presse de la présidence français indique laconiquement, jeudi midi (14 juin), qu'Emmanuel Macron et Giuseppe Conte « se sont entretenus mercredi soir » (par téléphone). Ils ont « évoqué la situation du navire Aquarius » et « ont pu échanger sur leurs positions ». Sans parler d'excuse, le Président de la République tient à « soulign[er] qu’il n’avait tenu aucun propos visant à offenser l’Italie et le peuple italien ». Ils ont convenu, qu'en vue du prochain Conseil européen fin juin, « de nouvelles initiatives étaient nécessaires et devaient être discutées ensemble ».

Épilogue : la réconciliation sur le dos de l'Europe

Recevant à l’Élysée le président du conseil italien, Giuseppe Conte, vendredi (15 juin), le président français tire la responsabilité sur l'Europe : « Sur ces deux sujets [migrations et Zone Euro] l'Europe a manqué d'efficacité et d'unité ces dernières années. [...] Ils sont un test pour l'Europe dans laquelle nous croyons et un test pour nos pays [...]. Il ne saurait y avoir une réponse nationale. La bonne réponse est européenne. Mais la réponse européenne actuelle n'est pas la bonne et la solidarité européenne actuelle, en particulier ces dernières années à l'égard de l'Italie, n'a pas été au rendez-vous ». Et d'annoncer : « Nous allons prendre ensemble de nouvelles initiatives », avec l'Allemagne et l'Espagne. (3)

Commentaire : Machiavélisme et cynisme politique

Si l'on peut railler la récupération politique de ceux qui proposent sachant que leur offre sera déclinée, ce que le Premier ministre français a reproché aux élus corses, on peut tout autant s'interroger sur la pirouette de la France qui se aujourd'hui dit être prête à aider l'Espagne à (éventuellement) accueillir une partie des 630 réfugiés, comme le Premier ministre Édouard Philippe, interrogé à l'assemblée nationale (mardi 12 juin) : « Nous sommes prêts à aider les autorités espagnoles pour accueillir et pour analyser la situation de ceux qui pourraient vouloir bénéficier du statut de réfugié ».

Côté italien, les récupérations politiques ne sont pas plus discrètes. Le ministre italien de l'Intérieur avait lui mieux à faire mardi (12 juin) que de se rendre à sa première réunion des ministres européens de l'Intérieur, à Luxembourg, où justement il devait être question de migration...

Dans ce tumulte, plus discrètement, en Sicile, le port de Catane a vu débarquer mercredi (13 juin) 900 autres migrants rescapés du Diciotti (CP-902), un navire des garde-côtes italiens. Il était annoncé depuis plusieurs jours. Impossible, là, de rejeter un navire italien. Et pas question cette fois de transborder une bonne partie ses occupants sur celui d'une ONG comme cela avait le cas pour l'Aquarius (lire : l'Italie ferme ses portes).

(Emmanuelle Stroesser, avec Aurélie Pugnet st. à Bruxelles et Nicolas Gros-Verheyde à Strasbourg)

(1) Fin diplomate et connaisseur des affaires européennes, C. Masset a été jusqu'à 2017 secrétaire général du ministère des Affaires étrangères (sous Laurent Fabius). Il a été aussi représentant permanent adjoint de la France auprès de l'Union européenne (2002-2007).

(2) Membre du parti démocrate, nommée sous le précédent gouvernement italien (Renzi), F. Mogherini, évite de se mettre en porte-à-faux, avec le nouveau gouvernement qui est à l'antithèse de ses opinions. Ordre avait ainsi été donné au porte-parole de refuser toute question n'ayant pas trait au sujet du jour (la présentation du nouveau Fonds européen de défense). Puis finalement F. Mogherini a répondu, profitant d'une autre question.

(3) Télécharger le compte-rendu détaillé de la conférence de presse commune tenue par G. Conte et E. Macron (source : Élysée).

Mis à jour le 16.6, papier complété avec le résultat du sommet italien, les propos des commissaires Avramopoulos et Mogherini, et le point de presse du 15.6, ainsi que certaines précisions sur les propos d'E. Macron

Emmanuelle Stroesser

Journaliste pour des magazines et la presse, Emmanuelle s’est spécialisée dans les questions humanitaires, de développement, d’asile et de migrations et de droits de l’Homme.

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