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Une operation passée sous les écrans radars : Sophia. Quel est son bilan ? (V2)

(B2) Face au trafic d'êtres humains entre Libye et Italie, il y a normalement une dizaine de bateaux et avions engagés. Que font-ils ? Quel est leur bilan ?

Aiguillonné par ses amis de « La faute à l'Europe » (samedi et dimanche sur France Info TV), B2 a cherché. La réponse n'est pas évidente.

(crédit : marine allemande)

Une opération lancée avec espoir

Remember 2015...

Rappelez-vous: C'était au printemps 2015. L'émotion était à son comble. Plusieurs naufrages dramatiques avaient eu lieu en Méditerranée. Les morts se comptaient par centaines. Face à ces drames, l'Union européenne réagissait et mettait en place une grande opération militaire maritime en Méditerranée, pour aider les Italiens à faire face. Certes, officiellement, cette opération n'avait pas pour objectif de faire du sauvetage en mer, mais essentiellement de lutter contre les petits criminels et contrebandiers de tous poils qui font du trafic d'êtres humains leur business.

Objectif sous-jacent : sauver des vies

Dans l'esprit du grand public comme de plusieurs pays européens, cependant, l'objectif principal de cette mission était de sauver des vies. Durant plusieurs mois, d'ailleurs, cette opération a été présentée en Allemagne, et en Italie également, comme visant au sauvetage des vies en mer. Et c'est le nombre de personnes sauvées qui était souvent mis en avant dans les bilans dressés par l'opération. « A l'origine, cette opération a été créée pour démanteler les réseaux trafiquants et contrebandiers. Mais très rapidement l'opération s'est concentrée sur le sauvetage en mer », confirme Pawel Herczynski, directeur de la politique de sécurité au SEAE (à la direction SecPol pour les intimes).

Disparue des écrans radars

Aujourd'hui, trois ans après, cette opération a disparu des écrans radars. Plus personne, ou presque, n'en parle. Même dans les couloirs européens, on ne l'évoque qu'à peine. En insistant un peu, on arrive juste à tirer : « ah oui Sophia »... un peu las. Pour trouver le bilan de l'opération, il faut s'armer de patience. Le service du porte-parole de la Commission n'a pas les chiffres en tête. Interrogé devant le Parlement européen, un responsable du service diplomatique a aussi perdu la mémoire. Il met cependant en avant « le nombre important de contrebandiers qui ont été arrêtés et de navires détruits ». Mais interrogé par les eurodéputés, il a soudainement une panne de chiffres : « Je n'ai pas les chiffres avec moi ». Symptomatique. Le site de l'opération reste muet. Quant à son facebook, il se concentre surtout sur les paillettes. Photos à l'appui, on peut y trouver toutes les nouvelles sur les derniers personnages officiels (ministres, députés, responsables militaires), qui défilent au quartier général de Rome... Pour les informations plus précises, c'est plus difficile.

Quel est le bilan de l'opération ?

Selon le dernier bilan (que j'ai pu obtenir, le 27 juin), l'opération Sophia a « sauvé » (ou contribué à le faire) plus de 44.800 personnes en détresse en mer (contre 41.500 en novembre 2017). En trois ans, c'est plus que modeste (2). A peine le labeur de deux ou trois navires d'une ONG.

Certes, 148 passeurs présumés et trafiquants ont été appréhendés (contre 117 en novembre 2017). Et 550 bateaux détruits évitant ainsi d'être réutilisés par contrebandiers (contre 497 en 2017) (1). Soit 5352 navires détruits et 31 trafiquants signalés aux autorités italiennes en neuf mois. Mais là encore, cela apparaît une goutte d'eau : la plupart du temps, il s'agit de seconds ou troisièmes couteaux, en aucun cas de responsables des trafics. Pour connaître le sort de ces personnes une fois transmis aux policiers italiens : c'est mystère et boule de gomme. Et pour cause : dans plusieurs cas, ces personnes signalées comme trafiquants sont libérées, faute de preuves suffisantes.

Concernant l'embargo sur les armes, les navires de Sophia ont conduit 1682 reconnaissances (hailings), 98 approches amicales (les marins montent à bord se contentant d'une visite de circonstance), 7 vérifications de pavillons et 3 inspections/perquisitions. (Lire aussi : Le maigre bilan de l’opération Sophia en matière de contrôle de l’embargo sur les armes).

 

Une discrétion remarquable

L'opération a changé de focus et s'est fait d'une discrétion remarquable. Au début, en 2015 et 2016, chacun à Bruxelles avait à la bouche l'opération Sophia. Il ne se passait pas vraiment quelques mois sans qu'un bilan ne soit dressé, mettant généralement en avant les vies sauvées. Les conclusions des conseils des ministres saluaient le rôle clé de l'opération. Les dirigeants européens en faisaient la clé de voûte de la réponse européenne. Aujourd'hui... plus rien. Le vide, le néant. Dans le premier projet de conclusions distribué aux États membres, parvenu à B2 (Lire : Contenir les migrations hors d’Europe. L’objectif du Conseil européen (projet de conclusions), pas un mot. Alors qu'on parle du couloir de la Méditerranée centrale, de la lutte contre les trafics, de la formation des garde-côtes libyens, qui figurent pourtant comme les principales tâches de l'opération.

A qui la faute ?

C'est une bonne question. Il y a plusieurs facteurs. Incontestablement, les Européens ont pêché par surcroit d'optimiste dans leurs objectifs et leurs moyens. Et le vent a changé : l'heure n'est plus vraiment à se vanter d'être présent au large de la Libye : il s'agit surtout de traiter le problème à terre. Or, les Libyens n'ont pas voulu ouvrir leurs eaux territoriales aux navires battant le pavillon à douze étoiles. Une question de fierté nationale sans aucun doute, et d'affirmation de la souveraineté sûrement. Mais aussi (et surtout) la volonté de protéger un 'petit' trafic dans lequel sont impliqués plusieurs responsables locaux et milices, influentes. Résultat : les marins européens n'ont pu que jouer les danseuses de fond de cour.

Un résultat : la symbolique politique

Cette opération a eu au moins un intérêt au niveau de la symbolique politique. Montrer que les Européens voulaient aider l'Italie, avaient en commun certains convictions et le sens de l'action. En effet, retrouver regroupés sur le terrain non seulement Italiens et Allemands, Français ou Britanniques mais aussi Polonais et Autrichiens est une chose relativement rare, quand on évoque la question des migrations. C'est cependant faible comme résultat, et même très faible au regard des enjeux actuels et, surtout, insuffisant pour compenser le spectacle de la déchirure qu'offrent les Européens aujourd'hui.

(Nicolas Gros-Verheyde)

(1) Le dernier bilan sorti par la Commission européenne parle de 290.000 vies sauvées grâce à l'action européenne depuis février 2016. Chiffre qui parait extraordinaire et un peu gonflé. Il cumule l'action de l'opération Sophia, et des différents corps italiens (Garde-côtes, Guardia di Finanza) soutenus financièrement par l'Union (au travers de Frontex) et l'opération Triton/Themis de Frontex. En fait il comprend tous les secours sauf ceux des ONG et des navires marchands.

Mis à jour le 27 juin avec les derniers chiffres


L'opération comprend aujourd'hui :

  • six navires : l'italien San Giusto (qui sert de navire amiral), la frégate espagnole Numancia, le navire britannique HMS Echo, le navire de soutien allemand FGS Mosel (A512) et deux patrouilleurs de haute mer : l'Irlandais L.E. Samuel Beckett et le Slovène Triglav (11) ;
  • quatre avions : un CN 235 Vigma D4 espagnol, deux Merlin II Luxembourgeois et un Antonov 28B1R Briza polonais ;
  • deux hélicoptères : 1 Italien AB 212 ASW et un espagnol AB 212.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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