Ne nous oubliez pas ! L’appel à Bruxelles de trois intellectuels congolais
(B2) Trois intellectuels congolais, dont le célèbre Dr Mukwege, sont venus à Bruxelles sonner le tocsin « face à l’impasse politique et aux périls » qui menacent le pays. Ils dénoncent la paralysie du système politique actuel et demandent « une transition citoyenne »
Le Dr. Denis Mukwege, "l'homme qui répare les femmes", est notamment connu pour son rôle de médecin auprès des femmes victimes de violences sexuelles et sa nomination pour le Prix Nobel de la paix en 2013. Mais lundi (28 mai) à Bruxelles, au Press Club Brussels Europe, c'est la casquette de militant politique qu'il a endossée. Accompagné du politologue Alphonse Maindo et du constitutionnaliste André Mbata, accueilli par Maroun Labaki (ancien rédacteur en chef du Soir et président du Press Club Brussels Europe), il a voulu lancer un appel aux Congolais notamment mais aussi à la communauté internationale pour sauver « le Congo qui se meure, le Congo en déliquescence ».
Des Congolais qui ne sont pas écoutés
« Kabila n'a pas de supporters » soutient le Dr. Denis Mukwege, qui pointe là une grande différence entre la RD Congo et ses voisins. Pour autant, « la RD Congo est devenue le pays de 'tout va bien madame la marquise' ». Pour lui, « la pièce manquante, c'est la prise de conscience [...]. Le peuple congolais vit comme étranger sur le sol de ses ancêtres. [...] Il y a des gens qui dénoncent. Les Congolais savent ce qu'ils veulent, mais ne sont pas souvent écoutés », déclare-t-il en appelant au soutien des « pays amis et plus encore des pays de la SADC (1) ».
S'attaquer aux causes profondes de la crise
Refusant de pointer Kabila du doigt comme cause de la crise humanitaire, le médecin devenu tout à coup plus politique dénonce le système politique et institutionnel congolais dans son ensemble. Et le besoin néanmoins d'une « transition citoyenne sans Kabila », comme prévue dans l'accord de la Saint Sylvestre (2), pour y remédier. Il faut arrêter de se concentrer sur les symptômes, souligne-t-il, dénonçant un gouvernement qui prétend que la crise est due à des facteurs naturels (3). « L'aide humanitaire ne suffira jamais. Seul un processus électoral totalement libre, juste et transparent peut commencer à résoudre la situation. Nous, les Congolais, militons pacifiquement, pour la bonne gouvernance, une amélioration des conditions de vie et une paix durable ».
« Il vaut mieux mourir debout qu'à genoux » - Dr. Denis Mukwege.
L'appel à la communauté internationale
« Ce sont ceux qui ont la responsabilité de protéger qui organisent cette crise ! » accuse le professeur André Mbata. La crise est due à une « complicité dans le système, notamment au sein des multinationales ». Pour lui, c'est à « la communauté internationale [de faire] quelque chose parce que la sécurité de la région en dépend ». Un appel lancé notamment aux « Nations unies [...] et la communauté internationale qui [ont] la responsabilité de protéger ». La mauvaise gouvernance est responsable mais pas seulement. « Les gaz lacrymogènes, ils viennent de chez nous. Mais les armes nous ne les fabriquons pas, elles viennent d'ici, des États dits civilisés », montrant ainsi du doigt l'Europe.
Une transition citoyenne nécessaire
Bien que l'idée soit bonne, « tenir des élections en bonne et due forme le 23 décembre (3), c’est impossible parce que c'est trop tôt. Les conditions ne sont pas réunies » explique le professeur Alphonse Maindo, mentionnant notamment le manque de libertés publiques, les prisonniers politiques, les exilés. Il faut une « transition citoyenne » pour remédier à la crise politique actuelle, plaide le professeur. « Avec des personnalités de la société civile. [Celles-ci] prendront le relais pendant une période courte et intense de quelques mois, pour poser les conditions préalables et garantir la participation de tous. » C'est l'unique solution à un « un système politique verrouillé », dirigé par des « croque-morts politiques » et des « institutions illégitimes depuis de nombreuses années déjà », dont l'intérêt, déplore-t-il est de « piller les ressources du pays, corrompre les gens, et ceux qui refusent sont réprimés ».
(Aurélie Pugnet)
Une situation humanitaire alarmante
Selon les chiffres de l'ONU, « l'instabilité des 20 dernières années a créé 4,5 millions de déplacés internes, le plus grand nombre en Afrique » rappelle le Dr. Mukwege. « Sept millions de personnes sont en insécurité alimentaire grave. Plus de trois millions dépendent entièrement de l'aide humanitaire, 1,9 million d'enfants souffrent de malnutrition sévère ». C'est à grand regret que « l'année passée, [il] n'a pas pu tenir la campagne de vaccination dans une région ». Une situation encore aggravée par l'arrivée d'Ebola. Le docteur attire notamment l'attention sur « les milliers d'enfants recrutés dans des groupes armés ou milices ». La situation est si critique qu'il l'affirme, « des autorités ou organisations (dont l'ONU) ne vont pas dans certaines provinces parce que c'est trop dangereux ». La RD Congo compte environ 80 millions d'habitants et neuf pays frontaliers. La stabilité politique du géant africain bénéficiera ainsi à la sécurité de l'ensemble de la région.
NB : on peut lire avec profit le dernier rapport de situation par l'Office européen d'aide humanitaire (ECHO) qui dresse un bilan détaillé de la situation congolaise
(1) La Communauté de Développement de l'Afrique Australe regroupe l'Angola, le Botswana, la RD Congo, Lesotho, Malawi, Madagascar, Maurice, Mozambique, Namibie, Seychelles, Afrique du Sud, Swaziland, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe. Elle a pour but la coopération en matière de sécurité, développement, politique
(2) L'accord de la Saint Sylvestre, signé le 31 décembre 2016, prévoient au plus tôt de nouvelles élections démocratiques sans Joseph Kabila. En premier lieu fixées à fin 2016, puis 2017, les élections présidentielles et législatives en RD Congo devraient finalement avoir lieu le 23 décembre 2018. Les reports avaient été recommandés par la commission électorale indépendante (CENI) pour cause de listes électorales incomplètes et bénéfiques à Kabila, qui n'a pas le droit à un troisième mandat, selon l'accord.
(3) Réponse des autorités congolaises à « la conférence humanitaire sur la RDC tenue 13 avril 2018, par la Commission européenne et l'ONU à Genève pour lever des fonds »