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Une nouvelle guerre froide

(B2) Nombre de commentateurs ne voient pas l'esquisse d'une nouvelle guerre froide entre les Occidentaux et Moscou. A l'OTAN comme à l'UE aussi on réfute, comme si le mot faisait peur et qu'il allait encore s'habiller de leurres. Certes l'époque n'est plus la même. Il n'y a plus de mur. Les pays d'Europe centrale et orientale, qui étaient partie prenante du pacte de Varsovie, sont tous membres de l'OTAN aujourd'hui. Des élections ont lieu régulièrement en Russie et il existe une presse alternative, etc. Malgré tout, de nombreux signes existent, persistent au-delà des différences : il y a belle et bien ce qui ressemble à une 'nouvelle guerre froide'. Une guerre froide 2.0.

L'intervention militaire directe

Tout d'abord, l'annexion de la Crimée en 2014, comme l'avait été l'intervention en Géorgie six ans plus tôt, en 2008, montrent que la Russie n'a pas abandonné ses classiques : l'intervention militaire directe sur le 'glacis' européen reste de rigueur quand Moscou estime ses intérêts stratégiques compromis. Cela a été le cas en 1992-1993 (1), en 2008, en 2014. Aujourd'hui, de façon directe ou indirecte, les Russes sont présents, avec hommes et équipements, en Moldavie (forces de maintien de la paix en Transnistrie), en Géorgie (Ossétie du Sud et Abkhazie), en Ukraine (Donbass et Crimée).

Des guerres par proxys interposés

Ensuite, il existe plusieurs terrains de guerre chaude, où Russes et Occidentaux s'affrontent indirectement par proxys interposés : dans l'Est de l'Ukraine tout d'abord, en Syrie ensuite (où on a vu un raid américain bombarder des troupes où étaient des 'privés' russes). Sur ces terrains, Américains et Russes sont engagés, de façon plus ou moins discrète, directement sur le terrain. Mais surtout, chacun livre des armes et entraîne ses 'protégés'. Comme au bon vieux temps de la guerre d’Éthiopie ou d'Angola...

La course aux armements

Le réarmement est en cours. La Russie a augmenté son budget de défense de 32% en 2018, l'outil militaire est devenu le deuxième poste budgétaire de l’État. Tandis que les Américains mettaient un +7% à leur budget de défense (déjà conséquent) pour l'année fiscale 2018-2019. Les exportations d'armes se multiplient notamment au Moyen-Orient : la part américaine restant encore prépondérante, à 34% du marché mondial, selon l'analyse du Sipri, mais la Russie se maintient encore à 22% (lire : Les ventes d’armes explosent en 2017 au Moyen-Orient et en Asie).

Bases militaires et exercices à gogo

Des troupes sont massées aux frontières, au cas où. Certes le nombre n'a rien à voir avec la première guerre froide. Mais les esprits et les méthodes ont évolué. On ne peut comparer les époques. Une intervention militaire se compte aujourd'hui en milliers ou en dizaines de milliers là où on comptait il y a 30 ou 40 ans en centaines de milliers d'hommes.

Les Russes ont ainsi rénové et réaménagé plusieurs de leurs bases, par exemple leur base d'hélicoptères près de la frontière lettone. L'OTAN a fait de même que ce soit à Tapa en Estonie, ou à Amari en Lettonie (lire : A Amari, les F-16 veillent au grain… russe) et a massé quatre bataillons dans les trois pays baltes et en Pologne... à titre dissuasif.

Les exercices se multiplient, histoire de montrer les muscles. Et on flirte allègrement au-delà des limites de l'exercice 'normal' : environ 100.000 soldats pour l'exercice Zapad 2017 en Biélorussie, 20.000 soldats pour l'exercice Aurora 17 en Suède, en septembre 2017, Stockholm mobilise alors rien de moins que la moitié de son armée.

Des course-poursuites en l'air, sur mer et sous mer

On joue à la course-poursuite sur les frontières. Les avions russes, divers et variés, chasseurs et bombardiers, frôlent les frontières européennes. Ils restent bien dans l'espace international mais 's'amusent' à voir ainsi se lever à leur rencontre les différentes flottes des pays riverains. En un seul aller-retour, ils provoquent ainsi pas moins de six ou sept décollages d'alerte (2). Les occidentaux répliquent avec démonstration de force. Le milieu marin n'est pas oublié : exercices marins et moins voyant, course-poursuite sous-marine, (re)deviennent la routine. « Cela n'a pas vraiment changé » me racontait un officier qui a vécu la première guerre froide. « La course-poursuite entre les sous-marins était parfaitement courante, et d'une certaine façon codifiée. On connaissait leur flotte sous-marine par cœur. » Cela avait même des airs de combat chevaleresques...

La bataille diplomatique

L'ambition russe de retrouver sa place perdue sur la diplomatie internationale est réelle sur le terrain. Si elle reste civilisée, elle n'en est pas moins féroce. En quelques années, Moscou qui n'avait plus que deux ou trois points d'appui sur la rive méditerranéenne Sud, est en passe, non seulement de récupérer tous ses appuis mais même de les dépasser. Avec la Turquie, les relations sont houleuses, mais Moscou et Ankara sont 'alliés objectifs', sur le terrain syrien. Idem en Iran ou au Liban. La Russie a réussi l'exploit de tisser des liens solides avec Israël tout en conservant ses amitiés historiques avec les Palestiniens. Elle a renoué avec l’Égypte et avec la Libye (ou du moins ce qu'il en reste). Et elle s'implante en Afrique : non seulement à Djibouti mais aussi, plus inattendu, en Centrafrique, en attendant le Congo, ou d'autres pays de l'Afrique noire. Dans cette bataille aux contours mi-stratégiques, mi-économiques, chacun compte ses points et ses pions.

Espionnage, propagande, déstabilisation

Le renseignement et l'espionnage ont retrouvé un lustre qu'ils avaient peut-être un peu perdu, du moins en apparence. Ils se doublent du recours classique aux médias (Russia today d'un côté, Radio Free Europe de l'autre), aux thinks tanks et autres groupes de réflexion... et aux nouvelles technologies et réseaux. Ce qu'on appelait autrefois propagande ou opération psy-ops, d'intoxication portent le nom désormais de fake-news ou de communication stratégique. C'est juste une mise à jour technologique de méthodes anciennes. L'objectif reste le même : déstabiliser psychologiquement l'adversaire ou de le contraindre à la faute.

Le relais dans les partis frères

Le relais ancien que trouvait Moscou dans les partis communistes est aujourd'hui atténué mais d'autres relais ont pu être trouvés, sans doute moins stables, mais tout aussi efficaces dans certains partis d'extrême-droite (Front national par exemple) ou populistes. En Europe, la Russie cherche aussi à s'appuyer sur quelques pays dits 'amis'. Ils ont changé depuis le temps de la première guerre froide. C'est plutôt la Hongrie aujourd'hui. Mais en Bulgarie, à Chypre ou à Malte il y a de nombreux appuis, grâce aux traditions mais surtout au pouvoir financier des diverses entreprises russes. Cette utilisation des outils capitalistiques atteint aussi des pays comme le Royaume-Uni.

La confrontation Washington-Moscou

Enfin, même la rivalité ancestrale des deux empires, États-Unis et Russie, retrouve un lustre. Certes le contexte socio-économico-politique a changé. La Russie s'est convertie à un certain capitalisme... centralisé. Les outils de cette guerre ont aussi, en partie, changé. Mais il reste des constantes... notamment la confrontation Washington-Moscou. Elle est teintée de brouillard par l'attitude trouble de Donald Trump. Mais elle est bien réelle. La Russie a choisi de se confronter directement avec les États-Unis et, surtout, a décidé de passer par pertes et profits l'Europe, de la négliger, de la mépriser. On n'est plus du tout dans la politique initiée par Medvedev à la fin des années 2000 qui proposait un contrat de sécurité commun entre Russes et Européens ou dans les différents accords de libéralisation entrevus à ce moment-là.

Neutraliser l'Europe

Moscou ne veut plus renforcer la structure politique européenne ou s'en servir pour les besoins de sa politique, comme il y a dix ans. L'esprit et l'objectif ont changé : il s'agit d'assurer la 'neutralisation' de l'Europe, de sa construction politique, dans tous les sens du terme. C'est-à-dire, à défaut de la détruire, d'en réduire son efficacité politique. Le Brexit, les tentations populistes ou a-libérales (de type Orban), frôlant avec les valeurs démocratiques traditionnelles de la construction européenne, l'élargissement à outrance... sont autant de chevaux de Troie, dans lesquels peut s'infiltrer la politique russe, ou dont elle peut simplement bénéficier.

Effacer les leurres et faire face à une nouvelle donne

Les Européens doivent avoir conscience de cette nouvelle donne. Oui. Il y a bien une seconde guerre froide qui est à l’œuvre, une guerre 2.0. Il ne faut pas se leurrer. L'Europe doit en tirer des conséquences, solidifier son socle de valeurs, diminuer ses facteurs de division, consolider dans l'opinion publique l'idée que l'union est plus utile que la désunion (ce qui n'est pas gagné au vu des dernières évolutions (3)... Il y a une nouvelle donne stratégique dont on doit tirer les conséquences. Il faut arriver à garder la porte ouverte à la Russie, ne pas gâcher des chances d'un possible dialogue, mais ne pas être aussi naïfs, montrer sa force, la doser, de façon responsable... mais efficace.

(Nicolas Gros-Verheyde)

(1) On l'a oublié, la guerre "d'indépendance" entre l'armée transnistrienne (soutenue par les Cosaques) a fait plus de 3000 victimes (tués et blessés) en 4 mois de conflit ! Celle de l'Abkhazie avec intervention russe directe a fait plus de 6000 morts (militaires) et entre 15 à 22.000 civils tués, de part et d'autre, en à peine sept mois de conflit, sans compter les milliers de déplacés internes.

(2) Un seul aller-retour à partir de la Baltique jusqu'aux côtes Atlantiques provoque au moins sept alertes : la Baltic Air Policy au-dessus des pays Baltes, le Danemark voire l'Allemagne, la Suède ou la Norvège (selon la trajectoire), le Royaume-Uni, la Belgique ou les Pays-Bas (selon l'avion de permanence sur le ciel commun), la France, le Portugal.

(3) La première des réactions serait d'arrêter de faire le petit jeu de 'bubble' européenne, jouer enfin franc jeu.

crédit photo : MOD espagnol, entraînement sportif en Lettonie

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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