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Méditerranée : pourquoi les arrivées de migrants chutent ? L’explication officielle un peu bidon ?

(crédit : MSF)

(B2) La chute brutale ces derniers mois des arrivées de migrants en Italie en provenance de Libye s'avère tangible. Cette chute est-elle réelle ? Depuis quand date cette tendance ? Pourquoi ? Les explications officielles (action des garde-côtes, code de conduite des ONG...) sont-elles crédibles ? Quelques réponses...

Y-a-t-il une baisse ces derniers mois sur la route de la Méditerranée centrale ?

Oui sans conteste. Et elle est drastique. En quelques jours, on est ainsi passé d'un flux quotidien de plusieurs milliers à plusieurs centaines de personnes. C'est en juillet, que la tendance à la baisse a commencé. Les arrivées ont chuté de moitié par rapport à juin : 11.459 contre 23.524 le mois précédent. Une tendance qui s'est confirmée et accélérée au mois d'août, avec une nouvelle chute de plus de la moitié : 3914 personnes arrivées sur le sol italien (1). Un chiffre à comparer avec ce qui se passait l'année précédente. En 2016, on comptait 21.294 arrivées pour le mois d'août. Soit une chute d'environ trois quart des arrivées.

Cette baisse est-elle importante ?

Oui. Aucune baisse de cette ampleur n'avait été constatée sur la route de Méditerranée centrale depuis le début de la crise migratoire en Italie, au point que les arrivées sont désormais inférieures à celles de la route orientale, via la Grèce (2).

De quand date cette baisse ?

Cette chute a été constatée dès la première quinzaine de juillet, selon les informations recueillies à B2. Donc bien avant toute mise en place des mesures invoquées officiellement (action des garde-côtes et code de conduite avec les ONG). « Nous avons constaté une chute, qui n'est pas explicable » nous indiquait alors, sous le sceau de la confidentialité, un expert du dossier. « Du moins par les critères habituels » (NB : la météo, voir ci-dessous). « Même dans les journées où il faisait beau, nous avons observé moins de départs ». La cause serait, selon notre interlocuteur, « inconnue », et « sans doute à rechercher à terre ». Car il n'y a pas seulement moins d'arrivées, il y a surtout « moins de départs ».

La baisse est-elle durable ?

Apparemment oui, puisque les arrivées comptabilisées jusqu'au 27 septembre s'élèvent à 5331. Soit une légère remontée par rapport au mois d'août, qui témoigne de départs plus importants. Mais, là aussi, sans commune mesure avec ce que l'on constatait un an plus tôt. Le chiffre est d'environ la moitié des arrivées constatées en 2016.

Quelle en est la cause ?

Nous avons passé en revue la plupart des causes possibles ou "impossibles" de cette baisse, à commencer par les plus évidentes (la météo), les deux raisons officiellement invoquées (le code de conduite avec les ONG, l'action des garde-côtes libyens) et d'autres raisons moins avouables.

Première cause (mécanique) : la météo ?

C'est la principale raison "objective" qui rythme les arrivées : la météo. Les marins qui assurent le sauvetage en Méditerranée, à commencer par les Italiens, présents dans la zone depuis plusieurs années, étaient rodés jusqu'ici à ce phénomène. Le premier réflexe des marines sur place était d'ailleurs de consulter la météo : une bonne journée calme signifiait des arrivées en nombre, dès le milieu de la nuit. Une mauvaise journée signifiait moins de départs. C'était quasi mécanique. Certes, au début de l'été, la météo a été un peu moins bonne qu'en 2016. Mais ce n'était qu'un phénomène épisodique (quelques jours). En tout cas aucun phénomène météo ne peut expliquer la baisse drastique, a témoigné à B2 un expert du dossier.

Deuxième cause (officielle) : l'application du code de conduite avec les ONG ?

C'est la première explication donnée quand vous croisez un officiel, qu'il s'agisse d'un responsable de la Commission européenne, de l'opération Sophia, ou du SEAE. La chute des arrivées serait due à l'entrée en vigueur du code de conduite des ONG. L'explication est (un peu) courte... Le code de conduite n'est entré en vigueur qu'en août soit après la chute du nombre d'arrivées (tel que nous l'avons constaté), soit bien après les premiers constats sur place. Au surplus, les ONG assuraient environ « 40% des secours en mer » selon nos sources. La chute va bien au-delà. Enfin, cela supposerait qu'il y ait un lien de cause à effet entre la présence de navires d'ONG et le trafic (3). Ce qui n'est aucunement prouvé. Les autorités italiennes, après enquête, n'ont pas réussi à trouver des éléments en faveur de cette assertion. Et la plupart des marins italiens, sur place, estiment que cet effet "appel d'air" n'est pas vérifié : quand il n'y avait quasiment aucun bateau d'ONG sur place, il y avait déjà un fort courant migratoire de Libye vers l'Italie.

Troisième cause (officielle) : l'intensification des contrôles (par les garde-côtes libyens) ?

C'est l'autre explication principale, avancée surtout par les garde-côtes libyens : « l'intensification des contrôles en Méditerranée ». Une explication pro-domo destinée surtout à justifier son efficacité. Certes, la garde-côte et la marine libyennes sont remontées en puissance et montrent une certaine volonté d'agir. Elles ont certainement un effet désormais sur quelques zones et quelques départs. Mais cet effet ne doit pas être surestimé. D'une part, d'après nos informations, au début de l'été, elles ne disposaient pas encore vraiment de tous les équipements nécessaires (bateaux, radios...) pour assurer le contrôle de leurs eaux territoriales. D'autre part, elles ne maîtrisent encore totalement ni la zone terrestre de départ ni la zone maritime.

D'autres raisons ?

Il y a évidemment d'autres raisons. Et la thèse officielle de l'action combinée des garde-côtes et de l'entrée en vigueur du code des ONG tient plutôt du conte de fées que de la réalité opérationnelle. En septembre, plusieurs médias — comme le quotidien italien Corriere della Serra et le quotidien belge De Standaard – avaient d'ailleurs avancé une explication plus "rationnelle".

Le gouvernement italien, en particulier le ministre de l'Intérieur, Marco Minniti, très actif dans la région, aurait passé des accords avec certains groupes en Libye, notamment la famille d'Ahmed Dabbashi à Sabratha (alias la Brigade 48), permettant de limiter ces arrivées. Des actions et des liens confirmés à B2 par une source digne de foi.

Nous avons interrogé un expert de la crise migratoire à la Commission européenne. Il n'a pas voulu confirmer cette information. Mais, à mi-voix (et après quelque insistance), on reconnaît qu'ont joué d'autres facteurs que ceux habituellement invoqués, comme « sans doute les contacts que les Italiens ont eu avec les autorités libyennes ».

En conclusion

On a là la source véritable de la chute drastique des arrivées de migrants en Italie. C'est à terre que le dispositif de blocage existe et non en mer. Il y a un blocage au départ par ceux-là qui sont soit un des acteurs du trafic, soit en sont complices. Ce contre argent sonnant et trébuchant. Le nombre de migrants arrivant en Libye ne semble pas s'être tari cependant. La voie sud reste en partie ouverte. Le "stock" de personnes prêtes au passage vers l'Europe augmente donc.

Une vieille tradition

On retrouve ainsi une vieille tradition de la politique européenne italienne, toutes opinions confondues. En avril 2004, Romano Prodi, alors à la tête de la Commission européenne, avait initié le retour de Mouammar Kadhafi sur la scène internationale, en le recevant en grande pompe à Bruxelles. La Libye réintégrait le processus euro-méditerranéen de Barcelone. Et, déjà, les questions de migration illégale étaient prééminentes, aux côtés de celle du terrorisme (4). Silvio Berlusconi n'était pas en reste, concluant, en août 2008, avec la Libye un traité d'amitié et de coopération qui comprenait aussi un paragraphe pour lutter contre l'« immigration clandestine », notamment au moyen de patrouilles maritimes menées en commun. L'Italie versant à Tripoli plusieurs milliards de $ au titre du passif colonial.

(Nicolas Gros-Verheyde)

(1) Selon les statistiques du ministère italien de l'Intérieur reprises par l'OIM, l'Organisation internationale de la Migration.

(2) Les arrivées tendent, en effet, à reprendre, avec 3.665 arrivées en Grèce.

(3) Les différentes sources consultées confirment cette assertion. Elles se rejoignent sur un point : le comportement troublant d'une seule ONG – allemande – qui a flirté à plusieurs reprises avec les eaux territoriales libyennes, et dont les liaisons téléphoniques avec certains trafiquants auraient pu supposer, sinon une complicité, du moins une concertation des mouvements de départs.

(4) Ainsi que le montre le communiqué de presse de l'époque (contrairement à ce que m'ont affirmé certains responsables européens)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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