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Plusieurs dizaines d’officiers turcs réfugiés à l’Ouest. “Nous ne sommes pas des terroristes”

(B2) Ils sont capitaines, commandants, lieutenant-colonels, colonels …  parfois de grade inférieur. Tous des officiers (ou sous-officiers) diplômés, formés, expérimentés. Il y a quelques mois, ils servaient avec fierté leur pays, portant l'uniforme turc dans les couloirs et commandements de l'OTAN, au quartier général ou au Shape pour ceux qui se trouvent en Belgique. Depuis le coup d'état en juillet — et surtout depuis la fin septembre — ils sont proscrits, considérés comme des pariats, des renégats par leur propre pays et sont passés dans une semi-clandestinité. Après être restés très discrets, ils témoignent aujourd'hui, sous le sceau de l'anonymat. B2 a rencontrés certains d'entre eux (en compagnie de nos collègues de RTL), dans un appartement de la banlieue bruxelloise. Un témoignage capital...

Une centaine de militaires proscrits en Belgique

La purge contre l'armée a été massive. Rien qu'en Belgique, ils seraient presqu'une centaine d'officiers ou de sous-officiers à faire l'objet de l'opprobre d'Ankara. Selon des chiffres communiqués par ces officiers, 84 sur les 138 servant dans les structures de l'OTAN en Belgique (au SHAPE à Mons ou au quartier-général à Bruxelles) sont concernés. Ce qu'on leur reproche : ils ne le savent pas précisément, à part d'avoir servi avec fidélité l'idéal de la nation turque. Le 27 septembre, très exactement, tout a basculé. Une liste de plusieurs officiers a été établie et diffusée comportant plus de 200 noms. Ankara demandait aux intéressés de rentrer immédiatement au pays, dans les trois jours, en abandonnant tout. Sans aucune explication. Certains ont hésité...

« Quand j’ai vu mon nom sur la liste, je ne savais pas pourquoi. Je suis militaire, pas politique. S’il y a des faits qu'on me reproche, ils doivent m’avertir, m’informer des accusations portées contre moi, conformément à nos droits constitutionnels, afin que je puisse me défendre. Ils n’ont rien dit, demandant simplement de revenir en Turquie. Ils nous accusent d’avoir été membres ou de soutenir les mouvements terroristes et du mouvement Gülen, il n’y a pas eu de décision de tribunal en aucun cas. »

Arrestation et tortures pour les officiers rentrés au pays

Peu après, une autre liste a circulé, avec 46 noms de plus ajoutés. « On ne sait pas pourquoi ces noms ont été rajoutés ». Certains ont obtempéré. Mal leur en a pris, aussitôt arrivés à l'aéroport ou, peu après, ils ont été arrêtés, traînés en prison, interrogés avec véhémence. Les mauvais traitements et même la torture ont été utilisés. Les militaires ont reçu plusieurs témoignages concordants. Parfois c’est la femme qui subit « des mauvais traitements ou des tortures ». Le tout est enregistré. « La vidéo est montrée au mari » pour le faire craquer. « Certains militaires (entre 4 à 6) seraient morts. En fait, ils sont décédés de la torture infligée en prison ». De quoi augmenter les réticences de la première minute. 

Obligés de demander l'asile

Les militaires ont décidé de rester en Belgique et, finalement, de demander l'asile. Une demande à laquelle ils ont dû se résoudre. Ce n'était pas leur premier choix. « On ne voulait pas demander l’asile au début. Mais on nous a conseillé de le faire pour rester en Belgique ». Les officiers n'entendent cependant « pas rester longtemps en Belgique ». Ils souhaitent « seulement pouvoir vivre en sécurité. Quand notre pays sera sécurisé, nous voulons retourner immédiatement dans notre pays. » C'est là qu'ils ont leurs attaches, leur famille, leur avenir.

Une solidarité intra-militaire

Le gouvernement turc leur a coupé les vivres : les rémunérations, les allocations et même les remboursements de soins. En attendant, ils ont quitté leur appartement de fonction et opter pour un logement moins cher, en se tenant à l'écart de la communauté turque de Bruxelles dont ils craignent les dénonciations car acquise en bonne partie au gouvernement Erdogan. Ils vivent, en partie, grâce à la solidarité des militaires des autres pays de l'OTAN qui leur procurent une aide matérielle mais surtout un réconfort moral.

L'infamie d'être considéré comme un terroriste

Pour ces militaires, formés, biberonnés au sein de l'État turc, être tout à coup traités et considérés comme un terroriste est le plus infamant. « Ils nous ont traité de terroristes » répète l'un d'eux, qui n'en revient pas. « Toute ma vie je me suis battu contre le terrorisme. J'ai été félicité pour cela » précise-t-il. « Un jour, vous êtes terroristes. Mais, si le lendemain, vous soutenez Erdogan, vous devenez un héros. »

Tous formés à l'occidentale

Chacun s'interroge sur les raisons d'une purge aussi large qui touche un des piliers de l'État turc, garante d'une certaine façon de la modernité et de la démocratie. « On s’est rencontrés parfois pour la première fois, on a cherché le point commun. On s'est aperçu qu'on a tous une formation occidentale », souvent aux États-Unis ou dans le collège de défense de l'OTAN à Rome. « Nous sommes aussi des séculiers » des laïcs. Ce qui va à l'inverse de l'orientation religieuse donnée par Erdogan au pouvoir turc. « On ne partage pas la vision d’Erdogan. On ne l’a jamais rendu publique. Nous sommes des militaires. On garde cela très discret. »

Un tournant dans l'ancrage turc euro-atlantique ?

Pour ces officiers, derrière ces purges, il y a en fait une autre réalité : la volonté de changement géostratégique de la Turquie : la vision d’Erdogan pour la Turquie est « d’opérer un tournant », de détacher la Turquie « de l'Ouest, de l’OTAN et de l’Europe, des Etats-Unis pour la faire évoluer vers l'Est, vers une alliance avec la Russie, vers l'organisation de Shangai Five (montée autour de la Russie et de la Chine avec les ex-républiques d'URSS d'Asie centrale) plutôt que vers l'OTAN » soulignent-ils. Ces officiers en sont convaincus, ils ne sont qu'une petite partie de l'iceberg. « Les forces armées sont une force importante pour la république turque. Si vous changez, cela vous changez l’âme de la république turque. »

Une bonne majorité de l'effectif turc à l'OTAN victime de la purge

Les militaires établis à l'étranger sont une cible de choix, en général les officiers supérieurs. Dans tous les pays où se trouvent des bases de l'OTAN : aux Pays-Bas (à Brunssum), en Italie (à Naples), aux États-Unis (à Norfolk), on retrouve un scénario identique.

Selon un bilan détaillé établi par nos interlocuteurs, 232 des 400 officiers ou sous-officiers turcs présents dans une structure de l'OTAN ont été victimes de la purge, soit près de deux tiers de l'effectif.

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Près de deux-tiers des effectifs déployés dans l'OTAN concernés

Parmi les 232 officiers ou sous-officiers figurant sur la "liste noire" victimes de la purge, la majorité se trouve en Belgique (84) et en Allemagne (45). Les autres se trouvent dans tous les pays de l'Alliance à commencer par les États-Unis (28) et l'Italie (28), les Pays-Bas (17) et le Royaume-Uni (13), enfin l'Espagne (10), la Norvège (4) et l'Autriche (3).

A ceux-là, il faut ajouter 165 attachés ou assistants militaires présents dans les différentes ambassades et structures militaires (sur les 264 en poste) qui ont été priés de rentrer au pays. Selon nos informations — non confirmées officiellement mais non infirmées non plus —, la France serait concernée par cette éviction des attachés militaires.

Au total, ce sont ainsi près de 400 militaires sur les 664 en poste à l'étranger sont concernés. Soit deux tiers de l'effectif. Ce n'est pas un écrémage, c'est une vraie liquidation d'un certain capital d'expérience.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

Une réflexion sur “Plusieurs dizaines d’officiers turcs réfugiés à l’Ouest. “Nous ne sommes pas des terroristes”

  • Richet Yves

    Que comptent faire les hautes autorités de l’OTAN envers le gouvernement turc ? Auront-t-elles le courage de dénoncer officiellement les dérives constatées ? Poser la question, c’est déjà y répondre. Car au nom d’un certain pragmatisme de la géopolitique, il est préférable de fermer les yeux. Trop d’intérêts de tout ordre sont en jeu. La Turquie sert de base pour la coalition contre l’EI. Les occidentaux en ont besoin. L’OTAN a-t-elle mis en évidence la politique trouble orchestrée par la Turquie en Syrie ? Non, et pour cause, il faut ménager ” le bouc et le choux “. Pour des raisons de basse politique – certains diront ” raison d’Etat ” – il est à craindre que ces militaires soient sacrifiés au nom de l’intérêt général …

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