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L’opération Sophia rame. Pourquoi ?

(B2) Plus de 18 mois après son lancement, on peut commencer à dresser un premier bilan de l’opération EUNAVFOR Med / Sophia en Méditerranée. Il n’est pas formidable. Autant le dire clairement. Les réseaux libyens de traite d’êtres humains ne sont pas éradiqués ni même vraiment perturbés.

Certes plus de 220 opérations de secours en mer ont été menées depuis le début de l'opération, permettant de venir en aide à un peu plus de 32.000 migrants. Mais ce n'était pas l'objectif premier de l'opération, juste une conséquence : le secours en mer est une obligation générale.

Certes la destruction systématique des navires employés par les trafiquants (372 navires depuis le début de l'opération) leur enlève un peu de capacité de trafic. Mais elle est aussitôt remplacée ou les trafiquants diversifient leurs méthodes. Mieux, à la zone traditionnelle, venant de Libye, de la zone Zuweira - Misrata, s'est ajoutée depuis l'automne dernier, une route égyptienne. Les trafiquants égyptiens assurent aujourd'hui environ 10% du trafic arrivant en Italie (environ 10.000 arrivées sur les 140.000 recensées jusqu'à fin octobre).

Certes plus de 100 individus suspectés de trafic ont été remis aux autorités italiennes, qui ont la charge de les juger. Mais, en général, il s'agit surtout d'exécutants ou d'encadrants, voire de simple migrants qui ont été chargés de convoyer leur navire.

L’objectif de la « dégradation des capacités (maritimes) des trafiquants » n'est ainsi atteint qu'« à 30% », selon le dernier rapport qui couvre l'essentiel de la période 2016. Autant dire que l’objectif est loin d’être atteint, et même qu'il y a un demi-échec. « Quand on donne ce chiffre, c'est qu'on n'a pas atteint le tiers de son objectif... c'est faible » confirme un spécialiste des opérations...

Certes l’opération a commencé, depuis septembre 2016, à faire un contrôle de la zone en mer, pour assurer le respect de l’embargo sur les armes. Mais, en plusieurs mois de contrôle, un seul bateau suspect a pu être contrôlé, selon nos sources. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de trafic. Mais il faut assurer la remontée d’informations. Et seulement deux navires pour contrôler la zone, c’est un peu chiche…

Quant à la formation des garde-côtes, elle apparait encore balbutiante. Une première formation d'environ 80 garde-côtes vient d'être réalisée sur un navire néerlandais et un navire italien. La question maintenant est de poursuivre cette formation. Et... il n'y a pas de sous !

En résumé, comme on ne dit dans les couloirs européens, l'opération 'ne délivre pas' (n'aboutit pas à des résultats concrets).

Mettre en cause l’opération Sophia (EUNAVFOR Med) ou dire « y a qu’à » est cependant très facile. Mais les marins engagés dans cette opération ne peuvent pas faire vraiment beaucoup plus. Il n’y a pas de gouvernement libyen. La Libye reste, depuis cinq ans un no man’s land ingouvernable. C’est avec l’intervention franco-britannique, un des plus beaux échecs des interventions militaires de l’époque récente (1).

Les navires ne peuvent toujours pas pénétrer dans les eaux territoriales libyennes pour aller faire la police... En partie, parce que les autorités ne le souhaitent pas, et qu’il existe un danger notable. Mais, en partie, aussi parce que la communauté internationale ne le veut pas. Là encore, l’expérience libyenne de 2011 a laissé des traces indélébiles (2).

Quant au financement de la formation, le commandant d'opération est obligé de passer la sébile parmi les États membres. Et peu ont vraiment répondu positivement. Un projet a bien été présenté par la Commission afin de mettre en place un petit fonds d'équipement et de formation (CBSD, ex "Train & Equip"), qui pourrait être utilisé dans cet objectif. Il reste bloqué dans des limbes législatives entre le Conseil (les Etats membres et le Parlement européen).

Au résultat, une révision des objectifs est en cours. Et chacun perçoit, en interne ou dans les milieux militaires, qu'il faut passer à autre chose, renforcer l'opération, aboutir à davantage de résultats, et plus rapidement, car miser sur un relais par le nouvel État libyen apparait très fragile. C'est tout l'objectif de certaines mesures que la Haute représentante et la Commission européenne vont présenter à Malte, lors du sommet informel à 27, début février. C'était tout l'enjeu également de "la ligne de protection" voulue par Malte.

L'opération européenne en mer n'a pas énormément d'effectifs, en personnel comme en bateaux, pour mener tous ces objectifs. Les États membres, pour d'excellentes raisons chacun, rechignent à mettre plus de moyens. Chacun va devoir se bouger un peu les fesses..., mettre la main à la poche et mettre en accord ce qui est dit tout haut (il faut agir) avec les actes (3).

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi :

(1) L’inverse de la pensée de De Gaulle en fait : nous avons gagné une bataille, nous avons perdu la guerre.

(2) Le souvenir cuisant d’une résolution utilisée jusqu'au bout, voire déformée de ces objectifs initiaux pour passer de la protection de la population civile au renversement d’un gouvernement en place, a fait dresser un veto inexpugnable. La Russie, comme la Chine refuseront tout projet de résolution autorisant la pénétration dans les eaux territoriales... ou alors il faut acheter ce veto très très cher.

(3) Certains pays ne participent pas du tout ou très peu à cette opération de manière opérationnelle (Suède et Pologne notamment, Hongrie, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie également). Des pays qui, souvent, expriment haut et fort qu'il faut agir contre la migration. Tous n'ont pas de moyens maritimes (sauf Suède et Pologne) pour prêter main forte. Mais il peut y avoir d'autres moyens pour participer : des avions, des forces spéciales, des locations de moyens (drones, avions, bateaux...) auprès d'autres organismes.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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