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Deux Italiens pour un perchoir… Et un seul vainqueur

Entre un Guy Verhofstadt, amoureux de la Toscane, et du bon vin italien, et un Antonio Tajani, nouveau maitre des lieux, tout aussi roué et passé maître dans les intrigues romaines, le début d'une alliance... ou d'une allégeance  (Crédit : PE)

(BRUXELLES2 à Strasbourg) Cette journée du lundi (16 janvier) a été haletante pour ceux qui l'ont suivie de bout en bout. Et il a bien fallu les quatre tours prévus pour départager les deux candidats principaux : l'Italien des Chrétiens-Démocrates, Antonio Tajani, et l'Italien Gianni Pittella pour les sociaux et démocrates (S&D). Un dramaturge de série télévisée n'aurait pas fait mieux. On y trouvait tous les ingrédients nécessaires à une bonne novelas  : alliances, trahison, règlements de compte internes, promesse de vengeance, recomposition et... une (presque) happy end.

Une course très ouverte

Les sociaux-démocrates ayant rompu l'accord de grande coalition (1) qui avait marqué la première partie de ce mandat (comme d'autres mandatures), la course était plus ouverte que d'habitude. Cinq autres candidats étaient en lice, n'ayant quasiment aucune chance d'être élus, et destinés surtout à faire l'appoint à l'un ou l'autre des candidats principaux : le Belge Guy Verhofstadt pour les Libéraux et Démocrates (ALDE), sa compatriote nationaliste flamande N-VA Helga Stevens pour les conservateurs (ECR), la Britannique Jean Lambert pour les Verts, l'Italienne Eleonora Forenza pour la gauche (GUE/NLG), le Roumain Laurentiu Rebega pour l'extrême droite (ENL). Le dernier groupe présent au Parlement (EFDD), formé des europhobes britanniques de UKIP et des Italiens du Mouvement 5 étoiles, n'avaient pas de candidat.

Un mariage dès l'aube

9h du matin... le Parlement est en pleine ébullition. Une nouvelle parcourt les travées. Le candidat des Libéraux, l'ancien Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, se retire. Il a signé, dans la nuit, un accord avec les "Bleus" du PPE. En échange de son soutien, il obtient quelques sucres, trois vice-présidences et la présidence de la Conférence des présidents, et un accord de programme, notamment la promesse de voir convoquer une Convention. « Le seul avantage de cet accord c'est que nous finirons tous tôt ce soir » ironise l'Allemande Ska Keller, co-présidente du groupe des Verts. Les résultats du premier tour ne sont pas encore tombés. Mais personne ne se hasarde à faire un pronostic aussi tranché.

La confiance

11h : On attend toujours les résultats. Les députés du groupe du Parti populaire européen arrivent dans l'hémicycle. Confiants. Tel César, Antonio Tajani se promène joyeusement parmi ses collègues. Il salue de la main, distribue des accolades à profusion, multiplie les selfies... Un petit spectacle très romain. Le président du groupe, Manfred Weber, se montre même généreux. « Nous essayons au Parlement européen d’organiser une majorité constructive pro-européenne car il ne s’agit pas ici de confrontations personnelles mais de trouver des solutions. Cet accord n’exclut personne. Nous invitons tout le monde à nous rejoindre », poursuit l'Allemand de la CDU. Un appel du pied aux Sociaux-démocrates. Les résultats du premier tour sont encourageants. Tajani recueille plus de voix, avec 274 voix. Presque 100 voix d'écarts le séparent de son concurrent, Gianni Pittella. Il ne lui manque plus que quelques 80 voix pour franchir le sas de la majorité absolue (2).

  • Résultats du premier tour : 718 votes dont 36 nuls. Majorité absolue : 342. Tajani - PPE (274), Pittella - S&D (183), Stevens - ECR (77 voix), Lamberts - Verts (56 voix), Forenza - GUE (50 voix), Rebega - ENL (43 voix).

Le doute

14h. C'est le second tour. Le candidat du Parti populaire européen (PPE), Antonio Tajani, arrive en tête. Mais il n'arrive pas à décoller. Avec 287 voix, l'Italien n'est pas parvenu à rassembler suffisamment de votes pour l'emporter. Le candidat des sociaux et démocrates (S&D), Gianni Pittella, a pour sa part obtenu 200 votes, soit 17 de plus qu'au premier tour (2). Est-ce l'indice d'une remontée ? Chez les Socialistes, en tout on y croit. « C'est un bon signe. Tout est encore possible. »

  • Résultats du second tour : 725 votes dont 34 nuls. Majorité absolue : 346. Tajani - PPE (287, +13), Pittella - S&D (200, +17), Stevens - ECR (66, -11), Lambert - Verts (51, -5), Forenza - GUE (42, -8), Rebega - ENL (45, +2)

Une tête en balance

Le troisième tour n'est prévu que pour 17h30. Les groupes politiques multiplient alors réunions et conciliabules. Dans les couloirs, les rumeurs vont et viennent. Chacun va à la pêche aux voix. Pivot de la négociation, le groupe Conservateurs des ECR marchande son soutien. Pittella se dit prêt à tout accepter pour obtenir les voix nécessaires. Il offre notamment de virer Guy Verhofstadt, dont l'ambition fédéraliste en fait un proscrit à Londres, de son poste de négociateur du Parlement pour le Brexit. La rage est bien présente chez les "roses". Ils ne digèrent pas le dédain avec lequel Verhofstadt a traité leur offre d'alliance. Une offre qui n’aurait « jamais été soumise à son groupe ». Chez ALDE, on rétorque que les « socialistes ont offert des postes. Mais pas de contenu ».

Les enchères

Tentés par un rapprochement avec les chrétiens-démocrates du PPE, les Conservateurs saisissent leur chance. Un luxe ironique pour les Torys britanniques dont c'est normalement la dernière élection dans cet hémicycle qu'ils quitteront à l'horizon 2019. Ils font monter les enchères. Sous pression de son groupe, la Belge Helga Stevens, maintient cependant sa candidature.

17h. Les députés repartent au vote pour un troisième tour. Puis l'hémicycle se vide. Le temps du dépouillement, la course aux négociations reprend. Vers 17h30, le groupe ECR publie un communiqué. Il met en cause l'accord ALDE-PPE dont de nombreux aspects « représentent les politiques qui ont échoué dans le passé ». Le tory britannique Syed Kamall, le patron de ECR, demande à Antonio Tajani de « s'éloigner de cette déclaration ». Tajani ne tergiverse pas longtemps.

 A peine trente minutes plus tard, il répond : OK, et balance par dessus bord tout accord. Il s'engage, « en tant que Président du Parlement européen, à être neutre, au service de tous les Européens, et je me concentre sur ce qui compte vraiment: la sécurité, la migration et l'emploi ». Dans son propre camp, la nouvelle fait le buzz. « Il est beaucoup trop tard. » Cela aurait dû être fait avant le troisième vote, estiment certains. D'autant que la décision n'a pas été prise en groupe mais par l'équipe de Tajani.

Toujours pas de fumée blanche

19h. Le dépouillement du troisième vote prend fin. Le résultat n'est pas à la hauteur des espérances. Tajani rate la marche. Encore une fois. Quelques votes des Conservateurs se reportent bien sur lui. Mais très peu et pas assez pour faire la différence. Il plafonne. Il manque encore 55 voix pour atteindre la majorité absolue. L'ennui gagne. Chacun sent que la soirée libre promise est entamée. Et qu'il faut un dernier et ultime tour pour départager les deux Italiens.

  • Troisième tour : 719 votes dont 29 nuls. Majorité absolue : 346. Tajani - PPE (291, +4), Pittella - S&D (199, - 1), Stevens - ECR (58, -8), Lambert - Verts (53, +2), Forenza - GUE (45, +3), Rebega - ENL (44, -1).

Le moment de vérité

19h10. Les négociations repartent de plus belle. Rendez-vous est donné à 20h pour procéder au quatrième tour, où seuls sont en lice les deux candidats ayant le plus de voix : Antonio Tajani (PPE) et Gianni Pittella (S&D). Une bataille italo-italienne, entre le Romain et le Lauriati. « C'est l'heure de la vérité » lâche un député. C'est historique. Cela n'était arrivé qu'une fois dans l'histoire du Parlement européen, en 1982. Au PPE, les têtes sont clairement sombres. Peu s'aventurent dans ce terrain, dangereux, qu'est une salle de presse, où la question coupe-gorge peut survenir sans crier gare. Quelques confrères, dont cela semble être une première fois au Parlement, demandent une biographie de Pittella déjà prête. Au cas où...

Le dénouement

Le silence se fait... Il est 19h35. Soudain la nouvelle tombe. « It's done... » Les conservateurs de ECR viennent d'annoncer, via twitter, leur ralliement. Ils soutiendront Antonio Tajani « après une série d'engagements politiques », autrement dit de concessions, de l'Italien.

... et le soulagement

20h. L'hémicycle se remplit pour la dernière fois de la journée. Antonio Tajani peut savourer, pleinement, cette fois, sa satisfaction. Son sens tactique a payé. Les scènes de la matinée redeviennent d'actualité... embrassades, accolades et sourires d'oreille à oreille. Gianni Pittella, lui, a du mal à faire face. A 20h50, les résultats filtrent à la presse. Dix minutes plus tard, le résultat officiel tombe. L'Italien de Forza Italia, proche de Berlusconi, Antonio Tajani, est élu à la présidence du Parlement européen, nettement. Il devance son concurrent de près de 70 voix. Mais il rate, à 3 voix près, le podium de la majorité absolue. 80 députés se sont abstenus. Un chiffre facilement attribuable à l'extrême droite, qui compte 40 députés dans le groupe Europe des nations et des libertés (ENF) de Marine Le Pen et 42 dans le groupe Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFD) du Britannique Nigel Farage. Son adversaire a presque réussi à faire le plein des voix à gauche mais guère au-delà. « Aujourd'hui commence une nouvelle ère » clame Tajani devant la presse. Il est 21h30... la journée se termine.

  • Quatrième tour : 713 votes dont 6 nuls. Majorité relative (majorité absolue : 354). Tajani - PPE (351, +60), Pittella - S&D (282, +83), et 80 abstentions.

Un résultat assez logique quand on voit le profil de l'assemblée européenne où la droite est majoritaire (mais divisée) et somme toute assez attendu. Mais il fallait un certain nombre de tours et une certaine dramaturgie pour que cette réalité prenne forme (3). Ce résultat a le mérite d'une certaine clarté : il rejette les sociaux-démocrates dans l'opposition avec un bloc plus clair majoritaire qui n'est plus la grande coalition (chère aux Allemands). Mais une alliance orange-bleue, libérale / chrétienne-démocrate (plus classique dans les pays nordiques ou du sud).

La bataille n'est pas tout à fait terminée... Après l'élection aux vice-présidences, plutôt formelle, ce mardi, la "vraie" bataille va reprendre, plus sourde pour les présidences des commissions parlementaires et notamment de la future commission spéciale sur le terrorisme ( Vers une commission spéciale sur le « terrorisme » au Parlement européen ?). Entre chrétiens-démocrates et libéraux, d'un côté, socialistes, gauches et verts de l'autre, les couteaux rentreront-ils dans les fourreaux ou ressortiront-ils à l'occasion d'un nouveau coup fourré ? La suite au prochain numéro...

(Leonor Hubaut)

(1) Au terme d'un accord passé entre les deux plus gros partis du Parlement (PPE et S&D), la présidence de cinq ans avait été divisée en deux : d'abord les Sociaux-Démocrates pour les premiers deux ans et demi (avec Martin Schulz) et ensuite les Chrétiens-Démocrates (PPE) pour les deux ans et demi suivants. Mais les Socialistes ont rompu cet accord estimant que les trois postes de direction de la sphère européenne (Commission européenne, Conseil européen, Parlement européen) seraient détenus par un tenant du PPE, ce qui ne reflétait pas l'équilibre politique général ni l'esprit de la grande coalition.

(2) Pour être élu, un candidat doit remporter la majorité absolue des suffrages exprimés, soit 50% plus une voix (art. 16 du règlement). Les bulletins blancs ou nuls ne sont pas comptabilisés pour le calcul de cette majorité requise. Mais les abstentions le sont.

(3) B2 n'avait pas d'ailleurs pas attendu le résultat final de la bataille pour publier le portrait du président du parlement, dès 17h. Lire : Un partisan de la défense européenne à la tête du Parlement européen

L'équilibre politique au Parlement et la répartition dans les groupes

Leonor Hubaut

© B2 - Bruxelles2 est un média en ligne français qui porte son centre d'intérêt sur l'Europe politique (pouvoirs, défense, politique étrangère, sécurité intérieure). Il suit et analyse les évolutions de la politique européenne, sans fard et sans concessions. Agréé par la CPPAP. Membre du SPIIL. Merci de citer "B2" ou "Bruxelles2" en cas de reprise Leonor Hubaut est journaliste. Diplômée en relations internationales de l'Université Libre de Bruxelles (mention mondialisation). Elle couvre pour B2 le travail du Parlement européen, les missions de la PSDC et les questions africaines. Spécialiste du Sahel.

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