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Le Werra à la rescousse de ressortissants arrêtés par les garde-côtes libyens

transfert des deux marins libérés à bord du Sea-Eye par les marins du Werra (crédit : Sea-Eye)
Transfert des deux marins libérés à bord du Sea-Eye par les marins du Werra (crédit : Sea-Eye)

(BRUXELLES2) C'est un évènement qui n'a pas vraiment été commenté dans la presse francophone. Le ravitailleur allemand Werra a dû quitter, temporairement, selon nos informations, l'opération européenne de lutte contre le trafic d'êtres humains en Méditerranée (EUNAVFOR Med / Sophia) à la mi-septembre pour assurer en Libye une opération nationale de récupération de deux ressortissants allemands appartenant à l'ONG "Sea-Eye".

Entre Libyens et Allemands un langage différent

Les deux hommes (Dittmar Kania et Michael Herbke) ont été interpellés vendredi (9 septembre),  par les garde-côtes libyens au large de la Libye et ramenés sur la côte au port libyen de Zawia. « Ils ont été arrêtés dans les eaux territoriales, ont tenté de fuir mais ont été stoppés par un tir d'avertissement des garde-côtes » explique le quotidien en ligne Libya herald. Une version démentie par les intéressés qui nient être entrés dans la zone territoriale. « Ils étaient hors de la zone des 12 miles. Ceci est également confirmé par les équipages des autres organisations de secours européens qui étaient non loin » explique un porte-parole de l'organisation. « Nos deux marins ont été contraints par la Garde côtière libyenne sous la menace d'armes de revenir à un port libyen » précise Hans-Peter Buschheuer, au quotidien local d'Augsburg*.

La crainte de pirates

De fait, selon le témoignage d'un des marins arrêtés, il y a bien eu "fuite" mais pour une raison compréhensible. « Nous étions au courant de la présence de pirates dans la région (1). Quand j'ai vu un hors-bord arriver à grande vitesse sur nous, nous avons alors accéléré » raconte Dittmar Kania à la radio bavaroise Bayerischen Rundfunks*. Mais l'autre bateau « était trop rapide et nous a rattrapé ». Les hommes à bord avaient des armes et ont tiré en l'air. « Quand nous avons vu qu'ils portaient des uniformes, c'était clair pour nous que ce devait être la Garde côtière. » Les marins de l'ONG ont alors stoppé et se sont laissés arrêtés.

Bien traités par les autorités libyennes

Ramenés au port de Zawia en Libye, les deux Allemands ont été d'abord placés en garde à vue et entendus durant six heures. Puis ils ont été amenés dans la demeure du commandant des garde-côtes. « Une situation des plus bizarres — selon le marin —. Nous sommes arrivés dans la résidence du commandant, qui était d'environ 1.000 mètres carrés, avec paddock et écuries. Nous avons été très bien traités et avons pu dormir sur des matelas dans la même pièce que le commandant. »

L'intervention diplomatique

Très vite les autorités allemandes — le ministère des Affaires étrangères, l'ambassadeur en Libye, Christian Buck (présent en Tunisie) sont intervenues et ont pu obtenir leur libération dès le lundi (12 septembre). Pour aller les récupérer, la marine allemande a dépêché un de ses navires, le Werra, pour faire jonction avec les garde-côtes libyens. Les deux marins libérés ont ensuite été transférés en haute mer sur le Sea-Eye puis rapatriés à Malte, base de la plupart des ONG pour le sauvetage en mer. On ne connait pas en revanche les conditions de cette libération (notamment si celle-ci a nécessité le versement d'une "caution").

Une des nombreuses ONG présentes sur la côte

L'ONG Sea-Eye a été fondée par un Allemand, Michael Buschheuer et sa famille (2). Ils ont acquis un vieux bateau de pêche, long de 24 mètres, le Sternhai, renommé MS Sea Eye, pour venir en aide aux personnes qui fuient à travers la Méditerranée. Début août, ils ont mis en place une vedette légère (de type Parker 1600 Interceptor). Basé en Tunisie, à Zarzis, le "Speedy" permet d'intervenir de façon « plus rapide, pour sauver les gens de la noyade ». A ce jour, selon leur propre décompte, ils ont sauvé près de 4000 personnes. Long de 15 mètres, il peut accueillir jusqu'à 4 membres d'équipage et au moins 26 rescapés. « Notre navire (Sea-Eye) qui peut transporter des tonnes d'équipement de sauvetage, d'eau et de nourriture va trop lentement » explique l'organisation *.

Le navire aux mains des Libyens

Le Speedy est cependant resté aux mains des Libyens. Le responsable de l'ONG, M. Buschheuer, soupçonne en quelque sorte une forme de piratage étatique, a-t-il indiqué à la Radio bavaroise*. Le personnel de la Garde côtière libyenne pouvant être « intéressé pour récupérer un bateau moderne ».

Le Speedy au large de la Tunisie, début août (source : Sea-Eye)
Le Speedy au large de la Tunisie, début août (source : Sea-Eye)

Commentaire : cette intervention libyenne peut s'expliquer par plusieurs raisons (pas automatiquement contradictoires). La volonté, farouche, des Libyens de préserver l'intégrité de leurs côtes est réelle. Les Libyens très sensibles à leur souveraineté voient d'un mauvais oeil ces navires étrangers 'tourner' autour de leurs côtes quitte à déborder légèrement de leurs 12 miles. Mener ce genre d'opérations est une manière d'affirmer leur souveraineté. La crainte de l'espionnage qui était une donnée permanente du temps de Kadhafi reste aussi très présente. On ne peut exclure non plus qu'il s'agit d'un moyen de pression sur les Européens pour qu'ils accélèrent l'équipement de la garde-côte libyenne (mais le procédé pourrait être plutôt contre-productif). A cela peuvent s'ajouter des éléments plus locaux. L'autorité libyenne n'est pas encore très affirmée. Et l'autonomie de chacune de ses forces est notable. Des éléments de règlement comptes intra-libyens peuvent non plus ne pas être absents de ces interventions contre les navires des ONG.

(Nicolas Gros-Verheyde)

(1) La crainte d'attaques a été avivée par l'attaque au mois d'août sur le Bourbon Argos de MSF suivie par une tentative sur le Sea-Eye lui-même. Et les ONG qui travaillent dans le secteur ont été avertis de ce fait. Lire : Le Bourbon Argos attaqué au large des côtes libyennes (maj2)

(2) Télécharger le dossier de présentation de l'ONG (en anglais)

(*) traduit de l'allemand par nos soins

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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