Stabiliser l’Afrique… Impossible serait-il devenu un axiome européen ?
(B2) Quand vous croisez un ministre de la Défense au détour d'un couloir, et que vous prononcez les quatre lettres C.B.S.D., il y a de grandes chances que même le plus flegmatique d'entre eux sorte de ses gonds. A juste raison...
- CBSD ? L'acronyme peut sembler plutôt barbare. Et même développé — Capacity Building in Support of Security and Development — cela ne semble pas signifier vraiment plus. C'est l'objectif d'ailleurs. L'Europe adore généralement ces acronymes qui ne veulent rien dire en français (comme en anglais d'ailleurs). Cela permet tous les compromis et toutes les significations. L'enjeu, pourtant, est très concret. Comment l'Europe peut s'engager, en Afrique notamment, pour stabiliser les armées des pays, les entraîner et les équiper afin qu'elles soient en situation d'assurer elles-mêmes la sécurité et la stabilisation de leur pays ? Quels équipements financer ? Sous quelles conditions ? NB : auparavant on parlait de "Train & Equip" qui, même sans traduction, était tout de même bien plus compréhensible.
Plus de deux ans et toujours rien...
A plusieurs reprises, les Chefs d'Etat et de gouvernement, les ministres des Affaires étrangères de l'UE, leurs collègues de la défense ont demandé à la Commission et à la Haute représentante de l'UE d'avancer dans cette voie. En décembre 2013, en juin 2015, en novembre 2015... A chaque fois, le message a été répété. Depuis... cela avance au rythme de la tortue. Une 'communication' a été publiée il y a un an, dessinant quelques options. Une consultation vient d'être lancée il y a quelques jours (après un an !). Une proposition est promise pour juin... dont chacun redoute qu'elle ne réponde pas vraiment au problème. Et il faudra encore quelques mois (vision optimiste) ou... quelques années (vision pessimiste) pour avoir une décision applicable. Résultat : un « sentiment de frustration » exprimé, très diplomatiquement par la Haute représentante de l'UE, Federica Mogherini, face à la presse, qui reflète l'énervement en coulisses (Lire : La CBSD… Un certain sentiment de frustration (Mogherini).
Une nécessité de stabilité reconnue par tous
Le constat est pourtant unanime aujourd'hui. Sans sécurité des pays africains, sans stabilisation, pas de développement, pas d'économie. Sans sécurité, sans développement et d'économie, la population est tentée de fuir le pays. La stabilisation des pays africains n'est donc pas un doux rêve d'un meilleur monde. C'est devenu aujourd'hui une nécessité pour l'Europe. Tous les Etats membres sont d'accord sur ce point. De façon quasi unanime. Chacun est conscient que le niveau national n'est pas suffisant et que la solution doit être trouvée au niveau européen. Un point de vue partagé par la population. Dans les sondages, quand on parle stabilisation, défense, politique étrangère, la réponse est majoritaire ... pour l'Europe. C'est plutôt rare ! Et il faut le souligner.
Un changement de paradigme
Le président du comité militaire de l'UE, le général grec Mickael Kostarakos, le dit clairement : la défense, ce n'est plus de rendre hermétiques nos frontières, c'est de permettre aux autres pays du voisinage et plus loin d'assurer leur stabilité. C'est l'enjeu stratégique du moment. « Nous avons besoin de cet instrument rapidement ». « Pour avoir 20.000 euros pour acheter des stylos, des crayons, un tableau pour les militaires, je dois remplir les mêmes procédures que pour des projets de plusieurs millions d'euros » explique ce haut gradé européen.
Tout sauf les armes
Le principe est clair également : il n'est pas question de livrer des armes. Ce n'est pas le karma de l'Union européenne. Ce n'est pas son objectif. Mais il faut équiper en radios, véhicules, gilets-pares balles les armées africaines. Bâtir des casernes, donner des uniformes, avoir des outils de déminage, etc. est vital pour avoir une armée qui ne soit pas tentée de rançonner la population ou tout simplement de « rentrer à la maison » (= déserter) « pour aller manger car il n'y a pas de cantine sur place ».
Alors pourquoi cela bloque ?
Le dossier ne bloque pas au niveau politique. Au contraire. La Haute représentante de l'UE, Federica Mogherini, s'est saisie du dossier. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, est également en pointe. Mais... la guerre de couloirs fait rage. C'est le luxe de la Commission. Il suffit d'une ou deux personnes, le doigt sur la couture d'un Traité de Rome poussiéreux, ou d'une guerre de chapelle. Et cela suffit à retarder le dossier.
Que disent les "talibans" de la Commission ?
Ce qu'on appelle — même en interne — les "talibans" de la Commission sont à l'oeuvre. Le "juriste" maison qui a produit un avis juridique sur la CBSD vaut le détour. Cet avis, nous avons pu le parcourir. C'est un chef d'oeuvre artistique d'obstruction. L'objectif poursuivi par son auteur ne semble pas d'avoir voulu cherché les moyens de mettre en oeuvre une décision politique, en donnant les voies "possibles" et "impossibles". Il s'agit de défendre une opinion et d'avoir les arguments pour le démontrer (voir encadré). Le raisonnement est circulaire : c'est interdit... parce que c'est interdit. Ce raisonnement n'est d'ailleurs pas partagé par d'autres juristes (tout aussi éminents) : ceux du service diplomatique européen comme du Conseil de l'UE affichent ainsi une vision, un peu moins conservatrice du droit (Lire : Equiper les armées africaines, un avis juridique plus dynamique *).
Une bulle européenne de bonheur
Cette position illustre un des problèmes actuels de l'Europe. L'administration européenne a des agents intelligents, dévoués, etc. Mais son fonctionnement est, encore trop souvent, en silo. Ce qui se passe à un autre étage ou dans un bâtiment quelques rues plus loin n'intéresse que peu (1). Et ce qui se passe en dehors de la "bulle" de l'administration européenne est, encore plus, un détail. Engoncée dans un rythme administratif, la procédure a pris le pas sur le fond, sur la politique. Les chefs d'unité, les administrateurs ne sont plus là pour penser, ils sont là pour appliquer des processus, des process... dont on ne souvient plus vraiment les fondements. « La Commission semble vivre dans une bulle, business as usual » me confiait avec justesse, récemment, un diplomate, bon observateur du monde européen.
Le mot "militaire" est un gros mot
Et, il y a un problème culturel dont il faut prendre conscience. Pour certains, les termes "défense", "sécurité", "militaires" sont encore des gros mots (2). L'heure semble être toujours à la production de directives, belles sous toutes les coutures, et à une politique extérieure où l'Europe serait la parfaite bon conscience, apportant le bien là où existe le mal. Des missionnaires en quelque sorte.
L'Europe sous pression doit passer la vitesse supérieure
Or, les questions de sécurité, de défense sont aujourd'hui devenues proéminentes et imposent un autre agenda, un autre raisonnement, une autre culture. L'Europe vit actuellement sous une double pression — externe et interne. Et la déconstruction menace... par le bas. « Sous l'effet de la crise économique mais surtout de la crise migratoire, le sentiment européen est en train de s'étioler dans nos populations » poursuivait mon interlocuteur (3). Autrement dit, il ne sert à rien de faire tous les projets de directives ou réglementations classiques, si le voisinage continue de tourner mal, et les flux de migrants reprennent comme à l'été 2015. Il faut passer la vitesse supérieure en matière de stabilisation.
Agir et agir vite !
Le temps où l'Europe pouvait accomplir son chemin, imperturbable semble terminé. On n'est plus en 1956, au commencement de l'Europe, ni en 1986 au moment de gloire du marché unique, ni à la mise en place de l'Euro en 1999. Il faut s'adapter... et vite ! A chacun de prendre ses responsabilités. Le président de la Commission et les commissaires européens doivent trancher. Soit ils estiment que cette demande est fondée, qu'il y a certes des problèmes mais qu'il faut les résoudre. Et ils accélèrent le train, tapent du poing sur la table s'il le faut, et font une proposition "ambitieuse" dès le mois de juin. Soit ils estiment qu'il y a un doute sur la faisabilité juridique. Et, dans ce cas, c'est la Cour de justice européenne qui devrait être saisie pour donner un avis, peut-être plus sérieux... Mais on ne peut laisser une machine bloquée par un avis juridique contestée et contestable.
(Nicolas Gros-Verheyde)
Un avis juridique contestable
Pour le juriste de la Commission, l'interdiction de financement par le budget européen des opérations militaires de la PSDC prévue à l'article 41.2 (dans le chapitre PESC) rend impossible tout financement de la CBSD. Une interprétation critiquable à plus d'un point de vue.
1° Ce avis transforme une interdiction prévue dans un cadre précis — politique, historique et juridique — en une interdiction générale du financement de la livraison d'équipements aux militaires, même non létaux.
2° Le texte cité dans l'analyse est tronqué, pour bien faire rentrer l'élément objectif dans l'analyse (et non le contraire). L'auteur de la note explique ainsi que : « il n'est pas possible d'utiliser le budget de l'Union pour les dépenses afférentes à des opérations ayant des implications militaires ». Point ! Or l'article 41.2 est un peu plus complet et permet de mieux situer le contexte.
Lisez, c'est peu différent ! « Les dépenses administratives entraînées pour les institutions par la mise en oeuvre du présent chapitre (NB : le chapitre de la politique étrangère et de sécurité commune) sont à la charge du budget de l'Union. Les dépenses opérationnelles entraînées par la mise en œuvre du présent chapitre sont également à la charge du budget de l'Union, à l'exception des dépenses afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense et des cas où le Conseil en décide autrement à l'unanimité ».
Cela n'a pas tout à fait le même sens. Car on se situe dans une exception au principe (= financement par le budget communautaire de la PESC) qui doit donc être appréciée plus strictement.
3° Le contexte historique et politique de cette règle est passé sous silence. Cette règle été conçue pour établir un distinguo entre les opérations civiles et militaires de la PSDC menées directement par l'UE : le financement des premières obéit au budget communautaire, le financement des secondes obéit à un financement intergouvernemental. En gros, il s'agissait d'interdire par le budget européen le financement des salaires et matériels des armées européennes engagées en opération (le mot est répété à plusieurs reprises). Ce qui n'est pas le cas avec la CBSD. Il ne s'agit pas de financer des soldats européens en opération mais de procurer des équipements et matériels de stabilisation à des forces non européennes.
4° Enfin, le principe de réalité semble oublié. Et l'hypocrisie de mise. L'Union européenne finance déjà des projets ayant des implications militaires et sécuritaires du même type que la CBSD en Afrique ... comme en Europe. Il en est ainsi du financement par l'Instrument de stabilité de certaines actions de sécurité (on financera des véhicules et des radios pour les forces de maintien de l'ordre, type police et gendarmerie, mais pour les militaires !). La Facilité de paix pour l'Afrique assure le paiement des soldes des armées de l'Union africaine. Il est vrai que l'honneur est sauf : on ne finance pas directement les salaires, cet argent provient du budget communautaire qui transite par le Fonds européen de développement, puis par l'Union africaine qui les répartit ensuite (mais il s'agit bien d'une décision de la Commission avec des financements européens, qui sont fléchés dans une direction précise). En Europe, certains Etats membres ont même réussi, au titre des fonds régionaux, à obtenir des financements pour faciliter l'accès à leurs bases militaires (ex. république Tchèque pour la base anti-missiles). Ce n'est pas plus (même moins) que les défenseurs de la CBSD réclament.
(1) Ne serait-ce que pour réunir toutes les directions générales concernées autour d'un sujet, "les menaces hybrides", et qu'elles veuillent bien travailler ensemble, il a fallu ainsi plusieurs mois de persuasion et un ou deux coups de poing sur la table du président de la Commission et de son cabinet, pour que les travaux avancent...
(2) Il y a juste un plus d'un an, juste avant Charlie Hebdo, B2 s'était entendu répondre par un fonctionnaire, apparemment peu au courant des directives marchés publics, exportations d'armes, des procédures sanctions, embargos, etc. que « la Commission ne s'occupe pas de questions de défense ni de sécurité »...
(3) Plusieurs gouvernements sont aujourd'hui fragilisés par la crise migratoire, notamment dans les Balkans : en Autriche, Croatie, Grèce, Slovénie... notamment — sans compter l'Espagne (toujours sans gouvernement), et le Royaume-Uni (où David Cameron est sur un siège éjectable si le Brexit passe).
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