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God save the Queen ! L’Europe à la veille d’une révolution politique ?

Le musée Nemo à Amsterdam (© NGV / B2)
Le musée Nemo à Amsterdam (© NGV / B2)

(B2) Les crises successives — la crise financière et économique, plus profonde que prévue, la crise des réfugiés et des migrants de Méditerranée, plus longue et intense qu'envisagée, la résurgence d'un terrorisme — secouent non seulement le bateau européen aujourd'hui mais ils l'interpellent également sur l'essence de la construction européenne et son avenir. Les prises de position s'enchainent. Les "pères" de l'Europe se succèdent, avertissant du drame qui se prépare. Tous plus tragiques que les autres. Dans une tonalité finalement assez défaitiste. Effectivement, l'Europe de "papa" est morte. Mais l'Europe n'est pas morte. C'est une vraie révolution, au sens géophysique, qui se profile effectivement. Elle est, pour l'instant, finalement douce, invisible. Mais insensible et continue. L'éloignement britannique, conçu de manière tactique par David Cameron pour s'imposer, apparait ainsi comme un nouveau symptôme qui pourrait tout autant être un déclencheur. Il pourrait revenir comme un boomerang à ses concepteurs, faire éclater l'Europe ou, au contraire, la faire repartir en avant...

Retour en arrière, c'était l'Europe de papa ?

Le temps de la construction par étapes est-il révolu ?

Revenons quelques années en arrière... avant la crise. L'Europe se construisait par strates successives à partir de politiques sectorielles, juxtaposées d'une certaine façon les unes aux autres : l'agriculture, les transports, le commerce des biens, figurent parmi ces politiques relativement intégrées... et réussies. Avec des à coups et des coups de mous. Mais bon an, mal an, cela avançait.

Le principe était assez simple : on bâtissait un cadre juridique avec, au besoin, des instruments financiers de soutien, et un ou deux instruments de pression. La construction se faisait alors par cercles concentriques. Un premier filet permettait d'empêcher de faire diverger les législations nationales et de commencer à les rapprocher. Puis par vagues successives (paquets de libéralisation, de réformes), le filet se resserrait permettant de compléter le dispositif, de manière à faire disparaitre les grosses divergences, avec un système d'auto-contrôle à peu près accepté (procédure en manquement, arrêt de la Cour, application).

Au fil des 'incidents' de parcours (catastrophes naturelles ou humaines, dérapages des Etats membres), on complétait ou réparait le dispositif en optant pour un système plus ou moins intégré. Et s'il y avait un problème, on le laissait de côté, reportant sa solution à plus tard, en espérant que le temps faisant son affaire. Une solution finirait par surgir, à la faveur d'une crise ou d'une bonne conjonction politique.

Un élargissement empirique

En parallèle, s'est poursuivi un élargissement géographique, assez désordonné, en fait. Il s'est déroulé en fonction des opportunités politiques : la fin des dictatures au Portugal, Espagne et Grèce ; le besoin de rejoindre un marché européen des nordiques, l'écroulement du mur de Berlin et l'ouverture des frontières entre l'Est et l'Ouest.

Chacun a adhéré pour des motifs, finalement assez différents, à la construction européenne. Les uns cherchant des débouchés économiques, les autres l'assurance d'un développement économique, loin de l'esprit politique des fondateurs. L'organisation européenne s'est adaptée à cette nouvelle donne mais uniquement au plan institutionnel (efficacité du mécanisme décisionnel, transposition des règles existantes...), pas au plan politique ni de la population.

Un château de cartes fragile

Ce dispositif s'est doublement écroulé à la fin des années 2010 tout d'abord car la construction intégrée s'est peu à peu stoppée. Le marché intérieur était réalisé, indiquait-on. Nul besoin de législations nouvelles. Nul besoin de contrôle non plus.

C'était alors le règne du "moins légiférer", du "red tape" (cher aux Britanniques et à d'autres), des codes de conduite volontaires à peine édictés et aussitôt oubliés. Les industries, les Etats étaient mûrs pour s'auto-organiser, c'était le terme le plus à la mode. L'Union était réalisée. On allait se doter d'une "Constitution". C'était oublier que les tendances centrifuges n'avaient pas diminué, que l'application des règles communautaires n'était pas toujours réalisée, que le marché intérieur était dans certains points assez théorique, que le travail était loin d'être terminé dans les pays qui venaient d'adhérer mais aussi dans les Etats fondateurs, et qu'il n'y avait toujours pas de "gouvernement" ni de "responsabilité" européenne au sens politique du terme.

L'esprit européen interpellé

Quant à l'esprit européen, il ne s'est pas adapté à la nouvelle donne d'une Europe à 25, 27, 28 Etats membres. Certains objectifs ne sont que peu partagés. Pour les Européens de l'ouest, l'élargissement à l'Est signifiait, plus ou moins, le dernier, la fin du parcours. Pour les Européens de l'est, qui n'ont jamais supporté d'être en "frontière", c'était le début de l'intégration de leurs voisins... de l'est (Moldavie, Ukraine...).

Le sens de solidarité et de partage s'est effacé au fil du temps. De façon assez symbolique, le nom même de Communauté européenne s'est effacé au profit de l'Union européenne, annoncé comme plus politique mais finalement plus flou dans ses obligations.

Quand la crise économique est venue, l'Europe était alors démunie tant au sens administratif que politique. Elle a réagi tardivement, avec un effet de retard qui a lui-même accentué la crise financière et encouragé la crise politique interne.

Une succession de crises qui interpellent la notion de pouvoir

Les crises qui frappent l'Europe sont de nature différente mais elles interpellent, toutes, la notion même de pouvoir, d'autorité étatique. Ce n'est pas seulement une crise européenne, c'est une crise des Etats qui la composent qui s'interrogent sur leur devenir et leur capacité d'action... La réalité aujourd'hui, c'est qu'il est difficile pour un seul Etat de faire face seul à toutes les crises... Après quelques tergiversations, qui ont duré et parfois contribué à prolonger une crise, l'Europe a réagi (ou est en train de réagir), transformant ainsi la réalité politique, sans parfois changer un iota aux traités de base.

La Monnaie et le Budget

Avec la crise en Grèce, la Zone Euro et la Commission européenne se sont dotées de moyens, de type fédéral, qui n'étaient pas prévus à l'origine. Des moyens de surveillance, contestés car ils ne s'accompagnent de l'élément indispensable de l'exercice de la contrainte, une certaine légitimité démocratique. Certes, ce sont les gouvernements — et leurs parlements — qui ont consenti à ce glissement de souveraineté. Mais il manque une représentation européenne de cette légitimité, un parlement de la Zone Euro.

Les frontières

La crise des migrants et des réfugiés, qui devient une crise des frontières, va obliger les Européens à se doter d'un dispositif commun non seulement en matière d'asile (répartition des réfugiés sur tout le territoire européen) ou d'immigration, mais aussi de surveillance et de contrôle des frontières extérieures. C'est le sens de la proposition faite par la Commission européenne en décembre 2015. Lire notre dossier : N°30. Garder les frontières de l’Europe. Vers un corps européen de garde-côtes et garde-frontières

Le terrorisme

Les attentats successifs de Paris, Copenhague, de Sousse, Bamako, Istanbul, Ouagadougou... montrent que le terrorisme n'est pas un épiphénomène. (lire notre dossier : N°32. L’Europe face à une nouvelle vague de terrorisme). Il puise à la fois à l'intérieur des sociétés et à l'extérieur. Chacun des pays perçoit bien qu'il ne peut faire face et lutter tout seul face à ce phénomène. Quand une arme des Balkans est désactivée en Slovaquie, revendue en République Tchèque ou en Belgique pour devenir une arme à disposition de terroristes, passés par plusieurs pays européens, pour commettre leur crime à Paris, on voit bien que la problématique est européenne.

La défense

Les menaces aux portes de l'Europe obligent à une réflexion identique en matière de défense. L'invocation de la clause de l'article 42.7 par la France est un signal politique. Les Européens feraient bien de s'en saisir et d'avoir, d'ici quatre ou cinq ans, une vraie capacité de défense. Car les moyens sont aujourd'hui très éparpillés, sans de réelle coordination politique. Face à un danger, les Européens en sont toujours réduits à faire appel au gentil tonton d'Amérique pour fournir hommes et matériels pour être stationnés en Europe, drones, avions de transport stratégique ou moyens de reconnaissance, voire même... réparer une piste d'aéroport ! (je n'invente rien ! Lire :  Les Etats-Unis veulent quadrupler leur budget de présence en Europe. Faute d’Européens). L'Europe en matière de défense est un enfant qui suce son pouce et veut rester dans sa poussette alors qu'il devrait être adulte.

L'Etat membre

Enfin, il y a des interrogations purement politiques. La tentation conservatrice, nationaliste, de plusieurs Etats membres doit inquiéter. Les références à certaines valeurs ne sont plus évidentes aujourd'hui. Elles sont même discutées. La solidarité européenne n'est plus naturelle aujourd'hui. Elle devient même exceptionnelle. Des mouvements néo-nazis se développent au grand jour (y compris en Allemagne pas qu'on croyait vacciné contre de tels agissements). Certains pays qui paraissaient "solides" (Royaume-Uni, Espagne) voient en leur sein se développer une tentation séparatiste, douce, très différente de celle qu'ils ont connu dans le passé (IRA pour l'un, ETA pour l'autre) mais bien réelle. Cette tentation séparatiste pourrait atteindre d'autres pays. Il ne faut pas croire, par exemple, que la France en pourrait être absente par exemple. Ce qui amènera inévitablement une interrogation sur l'organisation de l'Union européenne.

Un renversement de compétences en gestation

L'absence d'une réponse européenne pèse

De ces différentes crises, de type et sociologie très différentes, c'est la notion même d'Etat Nation qui est interpelée. Ses moyens d'action (monnaie, police, frontières...) semblent diminués du fait d'une combinaison de facteurs (économique, politique...) et n'ont pas été remplacés par d'autres. L'absence d'une structure étatique européenne pèse. Ce n'est pas le trop d'Europe qui est problématique, c'est le moins d'Europe.

Certes des instruments ont été mis en place au niveau européen. Mais ils reposent sur du sable. Car ils n'ont pas été construits et prévus pour subir des crises fortes. En gros, pour reprendre une image maritime. On a utilisé des péniches prévues pour naviguer sur les fleuves, et on les a fait navigué en haute mer, en oubliant que la tempête pouvait subvenir. Il faut désormais bâtir un navire "tout temps". Utiliser des bateaux de sauvetage est une solution, pour rejoindre la terre ferme. Mais cela ne résout pas le problème.

L'affaiblissement relatif des Etats européens

La tentation du repli sur soi, au niveau national, parait la solution la plus facile a priori. C'est rassurant. Cela peut être efficace à court terme (quelques mois voire quelques années). Mais très vite elle trouvera ces limites. Car la réalité du monde européen d'aujourd'hui, c'est que l'Europe est faible parce que ses Etats eux-mêmes sont faibles. Il faut le dire et le répéter aux Français, Britanniques ou Allemands qui se croient (encore) les rois du monde. Ce temps là est terminé ! Et il ne semble pas prêt de revenir.

L'affaiblissement relatif des Etats européens, tant au plan économique que l'échiquier international, se poursuivra, de façon inéluctable, s'il n'est pas contre-carré par une solidarité plus importante entre les Etats membres. Le reste du monde est en cours de développement — après l'Asie et l'Amérique latine, l'Afrique émerge lentement — même avec quelques soubresauts. Et la multiplication des crises oblige à des réponses multiples, auxquels plus aucun Etat européen n'a la capacité de répondre seul.

Un choix à faire

Les Européens ont un choix aujourd'hui : soit continuer comme avant gentiment, subir les crises seuls dans leur coin, et faire une législation sur les OGM ou sur la protection des données, développer Erasmus ou mener de par le monde des projets de développement, des domaines importants sans doute mais pas fondamentaux pour l'avenir européen ; soit renverser la vapeur, transformer ces crises en opportunité pour avancer (comme dans le passé), choisir d'approfondir ensemble, de réagir.

Une introspection rapide

L'Europe elle-même va devoir faire une introspection sur elle-même. A-t--elle vocation à s'occuper  du "marché", de "l'agriculture", des "transports" ? Ou doit-elle cogérer également certaines fonctions régaliennes où les Etats sont dépassés ? Comment gérer ces dispositifs, demain, en sachant que la méthode "de papa", des petits pas, du royaume des experts, parait difficile à tenir aujourd'hui, d'autant plus quand on touche à des domaines de haute sensibilité ou de souveraineté. Cette introspection, il n'est pas question de la traîner sur des années... il faudra la faire rapidement.

Des compétences à rétrocéder ?

Il y a une révolution politique aujourd'hui à accomplir : définir ce qu'il est important de faire ensemble, ce qui est nécessaire et ce qui l'est moins. Il faudra sans doute choisir d'abandonner certaines compétences, les partager, les déléguer, les retourner aux Etats (du moins à ceux qui le demandent). Après tout, est-ce vraiment du domaine européen que d'avoir des normes de déchets communes à toute l'Europe ? En 1975 c'était bien, aujourd'hui ?

Des compétences à développer

Il faudra aussi définir les compétences où il importe, rapidement, de combler les vides, de compléter les instruments et les législations. Cela supposera éventuellement des ajustements de compétences, dans un sens et dans un autre. Il faudra aussi les expliquer, les justifier à la population. Un effort démocratique sera nécessaire. Même si on peut tempêter parfois contre les demandes du Parlement européen, ou certaines intransigeances (sur le PNR par exemple), elles ne sont pas hors du commun mais plutôt nécessaires.

Vive l'Europe à la carte

Tous les Etats ne voudront sûrement pas consentir à ces ajustements. Il faudra en tirer parti et ne pas hésiter à le dire. Ils ne sont pas tenus aux nouvelles règles. Mais ce sera sans eux que cela se fera. L'Europe ne peut plus attendre éternellement le ou les 2-3 mauvais joueurs qui retardent tous les autres. C'est de cette façon que l'Europe a avancé ces derniers temps : pour la Zone Euro, pour l'espace de sécurité et de justice, on est loin d'avoir tous les Etats à bord. La récente proposition de Donald Tusk est intéressante en ce sens. Elle exempte le Royaume-Uni de l'intégration politique et acte d'une Europe à plusieurs vitesses.

Vive le Royaume-Uni

Cette Europe à la carte, parfois honnie, doit être au contraire célébrée. Personne n'est obligé. Mais ceux qui le veulent, peuvent et doivent aller de l'avant. La renégociation britannique offre une opportunité formidable. Il faut s'en saisir...

Vive l'Europe. Et ... God save the Queen !

(Nicolas Gros-Verheyde)

NB : on peut lire une analyse faite par Eurodéfense dans sa dernière lettre qui apporte un complément utile

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

Une réflexion sur “God save the Queen ! L’Europe à la veille d’une révolution politique ?

  • jean - Guy GIRAUD

    Les Traités permettent déjà toute la différenciation nécessaire dans l’application des textes et la conduite des politiques communes. Mais le principe “tuskien” selon lequel “chaque État membre peut choisir ses propres chemins et sa propre destination” au sein de l’UE est une remise en cause radicale du projet européen. Les conséquences en seraient redoutables – tant en Europe que sur le plan international. Soyons donc plus perspicaces et plus responsables dans ce type d’analyse. JGG

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