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La France échappe aux sanctions. Comment cette décision a été prise ? (maj) Récit…

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JC Juncker et P. Moscovici, deux des artisans du compromis trouvé pour laisser un délai de 3 mois à la France. En arrière-plan, le commissaire F. Timmermans (crédit : CE)

(BRUXELLES2) La France va échapper à l'opprobre de la Commission européenne pour son dérapage budgétaire. Du moins pour l'instant. Les responsables de la Commission vont le confirmer officiellement ce vendredi (28 novembre). Des efforts doivent être faits, mais l'heure n'est pas aux sanctions. C'est en substance le message que veut faire passer l'exécutif européen. La décision est repoussée à début mars. L'hexagone ne sera pas le seul à bénéficier de ce qui pourrait apparaitre, aux yeux de certains, comme une certaine mansuétude mais est en fait une décision très politique, durement négociée. L'Italie ou la Belgique, en mauvaise passe, pour leur dette échappent également à une procédure spécifique pour dette excessive.

Pas le bon moment

Au Berlaymont, le siège de la Commission, on estime ce n'était pas le moment, ni technique ni politique, de prendre une décision, que ce soit une mesure de sanction, une nouvelle recommandation ou un nouveau délai à la France pour se mettre en conformité avec les délais. Il « s'agit de maintenir la pression » précise un bon connaisseur du dossier. La Commission estime que ce n’est pas le moment de donner plus de temps ni un autre objectif. Du coup, elle devrait répéter la phrase standard qui veut à la fois tout dire et rien dire : « Nous invitons le pays à faire des efforts supplémentaires pour atteindre les recommandations et les objectifs fixés ». Un message qui signifie de demander plus efforts à la France. « C'est d’abord, les efforts. Et ensuite on verra pour un délai supplémentaire ou d'adopter une nouvelle recommandation » explique un expert. Celle qui est en vigueur à l'égard de la France (qui fixe un objectif de 0,8% de déficit structurel - hors inflation - et 2,8% de déficit — apparait largement irréalisable).

20 heures de vol

Pour arriver à ce résultat, cela n'a pas été évident, surtout les derniers jours... En interne, on raconte. Il y a eu un débat à la Commission européenne pour savoir s’il fallait adopter des sanctions. Un débat mené à trois entre le président Jean-Claude Juncker, le vice-président Valdis Dombrovskis (chargé de l'Euro et du dialogue social) et le commissaire Pierre Moscovici (chargé de l'Economie). Ce débat aurait dû se poursuivre en Australie, en marge du G20, où Juncker et Moscovici avaient prévu de rencontrer Matteo Renzi (le Premier ministre italien) et François Hollande (le président de la République française). La vie en décide autrement. Moscovici doit partir. Son père est mourant. Et le commissaire français décide d'aller à son chevet...

Dombrovskis, en père fouettard

« Dombrovskis s’est alors précipité à Brisbane » explique une source européenne, avec une idée fixe assez simple : « on ne discute pas politiquement, la règle c'est la règle, et il faut des sanctions ». L'ancien Premier ministre letton arrive à convaincre Jean-Claude Juncker, le président de la Commission de la justesse de sa position. Les 20 heures d’avion ont joué. « Une ligne kamikaze ». L'entretien avec les 2 chefs de gouvernement en difficulté ne « s'est pas bien passé » selon des témoignages intérieurs. L'Italien Renzi a expliqué à Juncker sa ligne :  l'Italie déjà fait beaucoup d'effort, le déficit est ramené sous la barre des 3%, les réformes structurelles sont engagés, que voulez-vous de plus ? Pour Hollande, çà a été plus dur. Car la jauge des réformes côté français semblait faible. Personne ne se fait d'illusion sur le plan Macron qui ne contient pas de réformes capables de générer une réelle réforme de structure.

Juncker revient sur une ligne dure

Résultat, quand Juncker revient à Bruxelles, c'est sur une « ligne dure ». « La France est hors les clous ». Une instruction est donnée aux services : « préparer un texte sanctions ». Mission est donnée à Pierre Moscovici d'aller voir avec Rome et Paris pour qu'ils proposent de nouvelles mesures. Coup de chance. Dombrovskis revient 3 jours dans son pays. Il laisse le champ libre. Les "Mosco" - comme on les appelle à la Commission - remontent le handicap sur les "Dombro", et reprennent la main. « Il a fallu ramer ensuite une semaine pour ramener la balle au centre ».

Le risque d'un message brouillé

Le président Jean-Claude Juncker semble bien conscient que l'arme des sanctions est dangereuse à manier. A peine vient-il d'annoncer un grand plan d'investissement, qui entend marquer un tournant en Europe. Remettre une louche sur les sanctions serait un retour en arrière. Cela risquerait de « brouiller le message » plaident ceux qui ne veulent pas passer aux sanctions. Jean-Claude Juncker vient à peine Tout en examinant à fond les choses. Le vice-président Katainen, ancien Premier finlandais, pourtant classé parmi les durs, se révèle un précieux allié. « Il s'est pris au jeu, de son portefeuille en charge de l'investissement ». La descente économique de la Finlande n'est aussi pas étrangère à cet assouplissement de position d'un homme qu'on avait connu très dur, intransigeant, vis-à-vis des Grecs.

On négocie, Hollande avance des réformes supplémentaires

Le commissaire européen Pierre Moscovici prend son bâton de pèlerin pour discuter avec Rome et Paris. Les téléphones chauffent. On discute et on s'échange des grilles de chiffres, des propositions de réformes, de contreparties. A la manoeuvre, côté français, Bercy et le SGAE (le secrétariat général des affaires européennes), et côté européen, les spécialistes de la DG EcFin, au niveau l'aspect technique ; les ministres Sapin et Macron, et le commissaire Moscovici pour les aspects politiques. Matteo Renzi fait très vite une proposition de réforme supplémentaire, avec une lettre de son ministre des Finances adressée à la Commission (qui "fuit" dans la presse italienne, télécharger Letttre de Padoan ici) et des annexes plus détaillées (avec tableurs et autres propositions).

François Hollande fait, de même, avec une lettre proposant des réformes supplémentaires, à celles présentées en France. La lettre est gardée d'abord discrète. Paris se garde bien de la faire fuiter, comme l'a fait Rome. Différence d'approche des médias mais aussi de pratique politique... Finalement, avec l'accord de Paris, la Commission européenne le publie. Cette lettre, sensée contenir des « réformes qui n'ont pas encore été présentées publiquement en France », ne contient en fait qu'un long récapitulatif des réformes engagées (Réforme territoriale, Pacte de responsabilité, Loi Macron) et se termine par une ode optimiste aux données de l'OCDE : + 3% de PIB à l'horizon ... de 10 ans (télécharger Lettre de Valls). Mais, apparemment, Paris a d'autres arguments. Cela convainc le trio Juncker-Dombrosvkis-Moscovici que la solution est proche. L'heure des sanctions s'éloigne...

Oettinger dans le rang des pourfendeurs

Seul, en fait, le commissaire allemand Günther Oettinger (*) campe sur une ligne dure, en droite ligne avec la position de Berlin, du moins de la frange CDU du gouvernement fédéral. Pire, il rompt la règle de la collégialité en se fendant d'une tribune publiée en Allemagne et en France, dans les Echos, pour expliquer pourquoi face au Déficit français : Bruxelles ne doit pas céder ! Une diatribe qui boute le feu parmi les responsables politiques français et passe mal au sein de la Commission. Une "explication de gravure" a lieu entre les chefs de cabinet, qui sont chargés, dans ce type de conflits entre commissaires, de « s'expliquer » franchement mais aussi d'éviter que la situation ne dégénère en conflit politique.

La sanction n'est pas une fin en soi

Finalement, Juncker choisit une ligne consensuelle : rappeler les principes, ne pas sanctionner, et se laisser un peu de temps pour décider. « Cette décision est sage » commente un proche du cercle de décision. « Techniquement, il était difficile d’avoir un avis aujourd’hui. Si à la fin de l’année, l’exécution budgétaire en France, se révèle meilleure qu’on ne le dit. » Et politiquement « c’est toujours mieux d’inciter aux réformes. Les sanctions sont faites pour ne pas être utilisées. Car les sanctions sont un échec pour l’Europe car elle n’a pas réussi à convaincre et un échec pour le pays qui n’a pas réussi à faire des réformes. »

(Nicolas Gros-Verheyde)

(*) Oettinger est en charge de l'Economie numérique. Mais dans ce type de débat, tout commissaire ou son équipe participe à la discussion et peut exprimer ses vues, même si ce n'est pas son dossier. C'est le principe de collégialité, souvent mal compris en France, car ce n'est pas vraiment la pratique ministérielle.

(Maj 28.11 14h avec la lettre de la France à la Commission)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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