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Petit tripatouillage électoral grandeur européenne ? Français, Britanniques, Espagnols au tapis (maj)

(BRUXELLES2, enquête) Chacun devrait prêter davantage attention aux travaux qui avancent discrètement au Parlement européen à Bruxelles. Objectif : déterminer le nombre de députés élus pays par pays. On peut déjà dire que les grands pays  — la  France surtout mais aussi le Royaume-Uni ou l'Espagne — sont en train de payer la facture... Nb : la commission Afco (affaires constitutionnelles) a voté, le mardi 19 février, le projet de rapport à 10 voix contre 9.

Une réévaluation quinquennale

Avant chaque élection, on réévalue le nombre de députés européens élus dans chaque Etat membre, pour tenir compte à la fois des dernières évolutions démographiques. On doit également tenir compte de l’adhésion de nouveaux Etats membres. La prochaine élection 2014 ne devrait pas faillir à cette tradition. L’entrée de la Croatie qui la dote d'une dizaine de députés tout comme l'entrée en vigueur de la réduction à 96 députés du plafond attribué au plus grand pays, oblige à faire des modifications à la règle actuelle. Des pays vont avoir plus de députés, d'autres moins car leur population a baissé. C'est la règle. Encore faut-il savoir comment interpréter cette règle. Pour une fois, c'est le Parlement européen qui a le maitre mot, le droit d'initiative, pour proposer une nouvelle répartition des sièges. Nous en sommes au stade du projet de rapport. Le débat en plénière est prévu le 13 mars, avec une seule lecture. Le Conseil européen devra ensuite se prononcer à l'unanimité.

Normalement l'évolution se fait au ratio de la population. Principe fixé par le traité. Mais bizarrement, les deux eurodéputés rapporteurs — l'Italien Roberto Gualtieri (parti démocratique / S&D) et le Polonais Rafael Trzaskowski (Plate-forme civique/PPE) — en ont décidé autrement. Avec des arguments - écrits noir sur blanc dans leur projet de rapport - qui valent leur pesant de café... - qu'on peut résumer ainsi : ne pas fâcher l'Allemagne, ni les petits et moyens pays par exemple, s'assurer d'une majorité au Parlement, semblent plutôt être leur préoccupation.

La règle est fixée par le Traité : la dégressivité proportionnelle

La représentation des citoyens est assurée de façon dégressivement proportionnelle, avec un seuil minimum de six membres par État membre. Aucun État membre ne se voit attribuer plus de quatre-vingt seize sièges.

Le Conseil européen adopte à l'unanimité, sur initiative du Parlement européen et avec son approbation, une décision fixant la composition du Parlement européen, dans le respect des principes visés au premier alinéa.

On peut remarquer trois éléments : un minimum de 6 sièges et un maximum de 96 sièges. Sans que l’un comme l’autre soit une obligation. Ensuite le principe d’une dégressivité proportionnelle. C’est-à-dire que le nombre de citoyens par siège de députés diminue régulièrement au fur et à mesure que la population augmente. En l’état des propositions faites par les députés, cette règle est violée du moins en ce qui concerne la France et le Royaume-Uni. Il n’y a pas d’autres mots.

Ces principes sont transposés dans la décision du Parlement européen précédente (dite Lamassoure/Severin). Celui-ci n'estime pas que les minima et maxima sont obligatoires mais sont souhaitables :

•    « Les chiffres minimum et maximum fixés par le traité doivent être pleinement utilisés pour que l'éventail des sièges au Parlement européen soit le moins éloigné possible de l'éventail des populations des États membres ».

Puis il fixe deux règles pour appliquer la règle de proportionnalité :

•    plus un État membre est peuplé, plus il a droit à un nombre de sièges élevé;

•    plus un État membre est peuplé, plus le nombre d'habitants que chacun de ses députés européens représente est élevé.

L'application de la règle - version 1

Pour appliquer ces principes, il faut ensuite se décider pour une méthode mathématique. Lors de la dernière Convention, le Parlement européen avait proposé la méthode dite "base+prop" ou "compromis de Cambridge". Six sièges sont attribués à tous les États membres. Et les sièges restants sont distribués selon le principe de proportionnalité. Cette méthode représente « le mécanisme le plus "proportionnel" qui respecte le principe de la proportionnalité dégressive et elle permettrait d'atténuer considérablement la position critique de la Cour constitutionnelle allemande (surtout si elle est associée à une révision du traité abolissant le plafond de 96 sièges) » soulignent les rapporteurs.

Selon cette méthode, la France se verrait attribuer 9 sièges en plus ; le Royaume-Uni 7 sièges tout comme l'Espagne ; l'Italie 5 sièges. Tous les autres pays perdraient des sièges à l'exception de la Pologne (qui resterait stable). Cette nouvelle répartition est brutale. Mais elle reflète des changements démographiques importants.

TABLEAU N° 4: BASE+PROP – COMPROMIS DE CAMBRIDGE
États membres Population* Nbre de sièges Différence par rapport à 2009 Rapport population/nbre de sièges
Allemagne 81 751 602 96 moins 3 851 579
France 65 048 412 83 plus 9 783 716
Royaume-Uni 62 435 709 80 plus 7 780 446
Italie 60 626 442 78 plus 5 777 262
Espagne 46 152 926 61 plus 7 756 605
Pologne 38 200 037 51 749 020
Roumanie 21 413 815 31 moins 2 690 768
Pays-Bas 16 655 799 25 moins 1 666 232
Grèce 11 309 885 19 moins 3 595 257
Belgique 10 951 665 18 moins 4 608 426
Portugal 10 636 979 18 moins 4 590 943
République tchèque 10 532 770 18 moins 4 585 154
Hongrie 9 985 722 17 moins 5 587 395
Suède 9 415 570 17 moins 3 553 857
Autriche 8 404 252 16 moins 3 525 266
Bulgarie 7 504 868 15 moins 3 500 325
Danemark 5 560 628 12 moins 1 463 386
Slovaquie 5 435 273 12 moins 1 452 939
Finlande 5 375 276 12 moins 1 447 940
Irlande 4 480 858 11 moins 1 407 351
Croatie 4 412 137 11 moins 1 401 103
Lituanie 3 244 601 9 moins 3 360 511
Slovénie 2 229 641 8 moins 1 278 705
Lettonie 2 050 189 8 256 274
Estonie 1 340 194 7 plus 1 191 456
Chypre 804 435 6 134 073
Luxembourg 511 840 6 85 307
Malte 417 617 6 69 603
TOTAL 751

L'application de la règle - version 2

Pour autant les rapporteurs ne souhaitent pas reprendre cette formule. Pour des motifs très politiques. Son application « entraînerait une extraordinaire redistribution des sièges, impliquant de lourdes pertes pour les petits États membres et les États membres de taille moyenne et d'énormes augmentations pour les grands États membres ». De plus, « sans suppression du plafond de 96 sièges, cette méthode serait discriminatoire pour l'Allemagne vis-à-vis des autres grands États membres car elle augmenterait fortement le rapport population/nombre de sièges entre la France et l'Allemagne ». Et ils proposent une approche dite "pragmatique". Au passage, ils inventent un nouveau principe « tout en respectant autant que faire se peut le principe de la proportionnalité dégressive, la redistribution des sièges pourrait se faire selon le principe "personne ne gagne et personne ne perd plus d'un siège" ». Ils arrivent ainsi à un résultat bien différent du précédent selon un calcul en deux étapes (dont je vous épargne la justification compliquée).

États membres Population* Nbre de sièges (étape 2) Différence par rapport à 2009 Rapport population/nbre de sièges (étape 2) Différence entre les 2 méthodes (B2)
Allemagne 81 843 743 96 moins 3 852 539 0
France 65 397 912 74 883 756 -9
Royaume-Uni 62 989 550 73 862 871 -7
Italie 60 820 764 73 833 161 -5
Espagne 46 196 276 54 855 487 -7
Pologne 38 538 447 51 755 656 0
Roumanie 21 355 849 32 moins 1 667 370 1
Pays-Bas 16 730 348 26 643 475 1
Grèce 11 290 935 21 moins 1 537 664 2
Belgique 11 041 266 21 moins 1 525 775 3
Portugal 10 541 840 21 moins 1 501 992 3
République tchèque 10 505 445 21 moins 1 500 259 3
Hongrie 9 957 731 21 moins 1 474 178 4
Suède 9 482 855 19 > 20
moins 1 499 098 2 > 3
Autriche 8 443 018 19 > 18
444 369 3 > 2
Bulgarie 7 327 224 17 moins 1 431 013 2
Danemark 5 580 516 13 429 270 1
Slovaquie 5 404 322 13 415 717 1
Finlande 5 401 267 13 415 482 1
Irlande 4 582 769 11 moins 1 416 615 0
Croatie 4 398 150 11 moins 1 399 832 0
Lituanie 3 007 758 11 moins 1 273 433 2
Slovénie 2 055 496 8 256 937 0
Lettonie 2 041 763 8 moins 1 255 220 0
Estonie 1 339 662 6 223 277 -1
Chypre 862 011 6 143 669 0
Luxembourg 524 853 6 87 476 0
Malte 416 110 6 69 352 0
TOTAL 751

On remarque ainsi quelques incongruités dans ce tableau des rapporteurs (que j'ai mis en bleu) : 1° Un saut inexplicable de la dégressivité pour l'Italie (inexplicable sauf à dire que le rapporteur est italien) qui se retrouve ainsi à égalité avec le Royaume-Uni alors qu'il y a un net différentiel de population (plus de 2 millions). 2° Une absence de dégressivité pour la France ; les Français sont ainsi les plus mal représentés avec 883.000 habitants pour un député, devant l'Allemagne. 3° Autre saut de la dégressivité (au milieu du tableau), entre la Hongrie et la Suède, on aperçoit un décrochage de 2 sièges alors que les pays ont une population quasi-identique NB : cette "incongruité" a été corrigée lors d'un vote en commission AFCO,  mardi 19 février, un siège a été réattribué à la Suède, l'Autriche compensant cette augmentation. ; 4° Enfin (en bas de tableau), l'Estonie se trouve à égalité de voix avec Chypre alors qu'elle mériterait un siège de plus.

A ce tableau publié par les rapporteurs, j'ai rajouté une colonne donnant la différence entre la méthode traditionnelle et la méthode "pragmatique" des rapporteurs. Les chiffres sont éloquents. Les grands pays paient cher cette méthode (sauf l'Allemagne qui est au plafond) : la France perd 9 députés, le Royaume-Uni et l'Espagne (moins 7 députés) ! L'Italie, un peu moins (moins 5 députés). Les gagnants se recrutent dans les pays moyens : la Hongrie a un beau bonus de 4 sièges ; le Portugal, la Belgique, la république Tchèque et l'Autriche ont 3 sièges en plus ; la Grèce, la Lituanie et la Suède bénéficient de 2 sièges supplémentaires. 

Commentaire : la représentation démocratique en prend un coup. Il ne s'agit plus ici d'avoir une proportion dégressive comme cela est fixé par le traité européens. Mais d'arranger ces critères en fonction de petits arrangements très politiciens. Les rapporteurs le reconnaissent : « dans les présentes circonstances et compte tenu du processus décisionnel actuel dans ce domaine, la solution proposée est la plus susceptible de dégager une majorité au sein du Parlement et l'unanimité au sein du Conseil tout en respectant autant que possible le principe de la proportionnalité dégressive ». En clair, la règle électorale n'est pas bonne, on la change. On n'est pas très loin du tripatouillage des circonscriptions dans le plus grand art... Cette méthode est non seulement amorale, inéquitable, mais aussi illégale et finalement dangereuse pour la démocratie.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

5 réflexions sur “Petit tripatouillage électoral grandeur européenne ? Français, Britanniques, Espagnols au tapis (maj)

  • William Belmont

    A mon sens, si ce texte est adopté, il sera tout simplement contraire aux Traités. Le principe de proportionnalité dégressive implique à l’évidence que le rapport population / nombre de siège doit être une fonction strictement croissante de la population. Faute de quoi la proportionnalité n’est pas dégressive.

  • Stephanell

    Les rapporteurs ont défendu leur projet en arguant que… la commission AFCO s’y était prise trop tard pour revoir la répartition des sièges et qu’il n’est désormais plus possible d’envisager un débat (forcément long) permettant d’appliquer les principes des traités.

    De toute façon, on n’en est plus à une volte-face près avec ce parlement, qui a excellé dans la timidité.

    Une question cependant : cette répartition des sièges serait-elle illégale ? Qui pourrait la faire annuler devant la CJUE ?

    • Nicolas Gros-Verheyde

      on est dans le cadre de l’article 263 du traité. Recours en annulation. Initiateurs : institutions et Etats membres. Mais aussi une personne physique ou morale si elle est concernée “directement”. Toute la question est de savoir comment elle est concernée directement. A mon sens, un parti politique voire une association de citoyens d’un pays “lésé” pourrait intenter un recours…

      • Nicolas, merci pour ce bel article. Vous vous trompez néanmoins dans ce commentaire quant au recours en annulation. Les conditions de recevabilité des recours des particuliers sont interprétées de manière tellement restrictives que ni les citoyens ni les partis politiques (qui sont des particuliers au sens de 263 TFUE) ne pourraient agir dans ce cadre. Seules les institutions et les Etats membres pourront agir (et la perspective de voir un Etat membre “lésé” agir n’est pas improbable.

        Autre bémol, il faut encore déterminer si la norme en question constituera un acte attaquable au sens de 263 TFUE. Afin de se prononcer sur cette question, il faudra d’abord voir quelle est sa nature exacte.

      • Nicolas Gros-Verheyde

        Effectivement. Mais je ne serai pas aussi catégorique. Concernant la norme, c’est plutôt simple : une décision du Conseil européen qui est visé dans la liste des actes attaquables par l’article 265. Sur le recours des particuliers, la voie est plus étroite. Mais le traité de Lisbonne (alias Constitution) a élargi la notion de recours. L’article parle de possible action “contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution”. Toute la question est de savoir si la condition directe est possible. La condition supplémentaire d’etre visé “individuellement” a été enlevée dans le Traité de Lisbonne (celle la semblait effectivement redhibitoire). Cordialement

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