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Développer l’Europe de la Défense et dénouer l’imbroglio de Lancaster House (maj)

C. Ashton (haute représentante) et JY Le Drian (crédit : Commission européenne / SEAE)

(BRUXELLES2) La « fin de la première séquence européenne, le début de la seconde », c'est ainsi que dans l'entourage de Jean-Yves Le Drian, le ministre de la défense français, on qualifie cette visite aujourd'hui (3 septembre) à Bruxelles. Assurément, il n'y a pas eu, depuis bien longtemps, de programme aussi chargé à Bruxelles pour un ministre de la Défense. Pour entrer en matière, petit déjeuner avec Michel Barnier, le commissaire (français) au Marché intérieur, puis entretien avec Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen ; et tour des projets de l'agence européenne de Défense Claude-France Arnould. L'après-midi aura lieu des entretiens avec José-Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, Catherine Ashton, la Haute représentante de l'UE pour les Affaires étrangères, et avec Anders Fogh Rasmussen, secrétaire général de l'OTAN, avant de finalement, diner avec le ministre belge de la Défense, Pieter de Crem, pour un entretien bilatéral. Entretemps, le ministre aura été s'entretenir avec la presse pour confier ses premières impressions (*).

Une toile patiemment tissée autour d'un noyau dur

Têtu comme un Breton qu'il est (:-), Le Drian a une idée en tête, relancer l'Europe de la Défense, et pas à pas, entretien après entretien, il tisse sa toile, sans doute moins "effet d'annonce" que l'était la précédente équipe mais, peut-être, plus efficace. Il a ainsi rencontré déjà une demi-douzaine de ses homologues à commencer par ceux dont la France est proche — britannique — ; les Weimar Plus — allemand, polonais (**), italien, espagnol — et quelques pays volontaires — finlandais et chypriote (avec un petit déjeuner le 6 septembre). Un premier "noyau dur" en quelque sorte. Il a également reçu l’ensemble des ambassadeurs de France présents dans les pays de l’Union européenne — une "première" pour un ministre de la Défense, souligne-t-on à Paris — pour parler de relance de l’Europe de la défense. « Comment l’Europe peut être productrice de défense et non pas dépendante de défense ? Ne pas se poser la question serait une erreur. » explique Le Drian qui n'entend pas faire du ramdam ou du tamtam inutile. Il y a plusieurs conditions à cela : « ne pas commencer par de la théologie, ni par de la polémique institutionnelle, d’être modeste et d’être transparent — il faut dire aux uns et aux autres ce que l’on fait, et non pas mettre les uns et les autres dans tel ou tel corner —. »

Une opportunité pour l'Europe de la Défense

Pour le Ministre, il est temps d'agir et le moment est propice. Les Européens ont une « chance historique » aujourd'hui pour se réorganiser mais aussi un devoir. « D'une part, les menaces sont toujours là, toujours fortes, les instabilités existent et ne vont pas s’arrêter » explique le Ministre. Ensuite, le rééquilibrage américain vers le Pacifique est aujourd'hui avéré et incontournable. « Les Etats-Unis ont entamé une réorientation stratégique ». « les Européens doivent donc passer du statut de "consommateur de sécurité" à celui de "producteur de sécurité" » explique-t-il. A titre d'exemple de ce rééquilibrage, on peut citer que c'est la première année où les dépenses asiatiques d'armement dépassent les dépenses européennes. La crise économique affecte aussi profondément les budgets ; si « les Européens n'agissent pas pour faire converger leurs intérêts capacitaires », ils n'auront pas d'autre choix que de les « perdre ». Il ne s'agit pas de faire un « nouveau traité à 27 » mais d'avoir des « capacités disponibles, plus fréquemment opérations extérieures ». Ce qui suppose « à la fois d'avoir un projet industriel et un projet politique ».

La France en partenaire incontournable

Dans l'échiquier européen, en matière de défense, seule la France a position de "rassembleur". Un rôle auquel ne veut pas prétendre le Royaume-Uni, pour des raisons politiques, et ne peut pas prétendre l'Allemagne, pour des raisons à la fois historiques et philosophiques, et également budgétaires (NB : malgré une population et un PIB supérieur, ses dépenses restent plus faibles d'environ 10% par rapport à la France). La « France a un rôle à jouer » explique le Ministre non pas dans une « direction unique », car elle est « à la fois avec les Britanniques dans le traité de Lancaster House et qu’elle a une relation privilégiée avec l’Allemagne ». Ce rôle doit être « pragmatique et humble, modeste. C'est une forme de devoir. » ajoute-t-il, expliquant que dans la réflexion stratégique en cours - la révision du Livre blanc - « un représentant allemand et un représentant britannique sont présents et associés pleinement au travail ». Il faut dire que c'est un peu une nécessité. L'accord de Lancaster House a laissé quelques partenaires habituels de la France (Allemagne, Italie, Espagne, Pologne...) un peu "amers" et "froissés" par cette relation franco-britannique, perçue comme quasi-exclusive, trop même, et excluante d'autres partenariats ; une situation que B2 a déjà abondamment décrite et aujourd'hui fort bien perçue dans l'entourage du ministre. A l'Hotel de Brienne, le message est reçu 5 sur 5, comme diraient les militaires...

Dénouer l'imbroglio de Lancaster House

La donne est claire. D'un côté, la France s'est engagée dans un partenariat avec le Royaume-Uni, partenariat qui confine à « l'intimité militaire » comme l'explique un proche du Ministre. Il est vrai que les deux pays partagent une certaine proximité tant en termes de taille de l'armée que de relation avec le pouvoir et surtout de capacité d'engagement à l'extérieur. « C'est le pays avec lequel on est le plus proche, en opérations. C'est celui avec qui on parle le plus de la Syrie, du Sahel et du Nord Mali. Il est donc naturel également de parler capacités et renforcement industriel » poursuit notre interlocuteur. De l'autre côté, ce partenariat quasi-exclusif a "froissé", laissé de côté les autres partenaires européens, habituels de la France - Allemagne, Italie, Espagne - ou nouveaux - Pologne. Ce qui a fait quelques dégâts politiques qu'il importe de réparer. L'idée de pouvoir ouvrir l'accord de Lancaster House aux autres Européens - ou du moins certains chapitres - serait une solution. Mais elle suppose l'accord des Britanniques. Et, c'est là que l'imbroglio se corse. Ceux-ci ne veulent absolument pas entendre parler de coopération sous un chapeau européen et préfèrent le "bilatéral", pour des raisons à la fois politiques, économiques et historiques... La piste de solution est donc assez étroite et demande du doigté. Ainsi la volonté allemande de pouvoir participer au projet franco-britannique de drone n'a pas encore été acceptée mais pas refusée. « Les Britanniques n'ont pas dit non. Ils sont, assez, à l'écoute».

La question du QG européen toujours tangente

De même, les Britanniques ne veulent toujours pas entendre parler d'un QG européen permanent - un chiffon rouge - mais ils pourraient être sensibles au problème posé en opération. « Ouvrir et fermer à chaque fois un QG (comme c'est obligatoire aujourd'hui sans QG permanent, fait perdre du temps » précise-t-on du côté de Le Drian. « Et on ne capitalise pas les retours d'expériences, il faut donc trouver une forme de pérennité qui ne soit pas synonyme d’unicité du commandement des forces ». On est donc à la recherche, coté français, de solution "pragmatique" qui permette d'apporter une solution qui suscite l'accord des 27.

Le rôle clé de l'Agence européenne de défense

Dans la nouvelle mouture, l'Agence européenne de défense (AED) a un rôle clé. « C'est la première fois qu'un ministre (français) de la Défense visite et passe autant de temps à l'agence européenne. C'est un « véritable acte politique » n'hésite pas à affirmer Jean-Yves Le Drian. « Le fait d’avoir des budgets contraints rend encore plus nécessaire le rôle de l’Agence européenne de défense (AED) qui est en train de prendre une bonne impulsion, en termes de capacités et R&D. Je souhaite que l’agence puisse trouver un rôle complet. » Le risque est bien saisi à Paris de voir la plupart des pays se tourner vers des achats sur étagère, au moins cher, donc des produits américains. Ce qui rendrait les Européens encore plus dépendants des Américains et pervertirait la nature même de l'Alliance atlantique. Le ministre français le craint : « Quel serait le sens de l’Alliance si cela avait tendance une agence de sécurité à laquelle on cotise pour s’assurer, comme dans une assurance vie, et avoir le minimum de protection ? Ce serait la fin des nations souveraines et la fin d’une identité européenne. »

(*) Mise à jour. Ce papier a été édité lundi matin mais revu mardi (4 septembre) après la visite du ministre et divers commentaires de sa part qu'il me semblait plus intéressant de glisser à la suite de cet avant-papier, plutôt que d'en refaire un nouveau.
 
Lire :
(**) le ministre de la Défense retournera en Pologne en octobre

Lire aussi :

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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