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L’effet “Wikileaks”: plus significatif qu’annoncé ?

(BRUXELLES2) La diffusion de 77.000 documents par le serveur Wikileaks sur la guerre menée en Afghanistan et l'émoi qu'il provoque encore dans les chaumières politiques et militaires qui s'occupent de l'Afghanistan n'est pas prêt de se tarir. La version officielle - ce "n'est pas vraiment nouveau", reprise bien obligeamment par certains confrères charitables, ajoutant que "la forme est plus importante que le fond" - ne résiste pas à l'examen. Au contraire ! On peut déjà parler aujourd'hui d'un effet "Wikileaks" qui devrait impacter durablement la guerre menée en Afghanistan, sur plusieurs aspects, en particulier la communication, nerf des guerres modernes, surtout dans les démocraties.

Certes comparer cette publication aux fameux carnets du Vietnam est difficile à faire. La situation est différente aujourd'hui : d'une guerre d'un seul Etat hier, nous sommes dans une coalition sous mandat de l'ONU (on l'oublie un peu), aujourd'hui. Et les temps ont changé, notamment au niveau de la communication et de la vitesse de sédimentation des événements (la nouvelle va plus vite, plus loin mais est aussi oubliée plus vite). Mais il sera, désormais, difficile de faire abstraction de certains faits et, surtout, de se poser certaines questions.

Les faits établis

Si on examine ce qu'en ont dit le Guardian, Der Spiegel et le New York Times, les seuls médias à avoir eu un peu de temps pour examiner les autres documents (tous ceux qui affirment "rien de nouveau" n'ont, en fait, pas examiné les documents), on voit bien que cette diffusion prouve plusieurs tendances qui, jusqu'alors, n'étaient établies que de façon imperceptible.

  • 1. Une guerre véritable. Les pays qui, il y a peu (France, Allemagne), ou toujours encore (Finlande...) préféraient parler d'opérations de maintien de la paix ne pourront plus vraiment s'abriter derrière cette appellation.
  • 2. Davantage de civils victimes. Il faudra encore évaluer cette assertion précisément. Car les talibans semblent causer davantage de pertes que les militaires de l'OTAN. Mais ce qui semble certain, c'est qu'une partie des pertes civiles occasionnée est minimisée. Les communiqués des uns et des autres vont donc être examinés à la loupe.
  • 3. Les tirs "amis". Les pertes de coalition sont plus souvent dues qu'on ne veut le dire à des "tirs amis" (un aspect souvent passé sous silence). Les enquêtes judiciaires devraient donc se multiplier.
  • 4. Le Pakistan participe implicitement et explicitement au soutien des talibans. Et l'Iran agit également en sous-main. Une remise au pas diplomatique s'impose.

Les questions posées

La publication de Wikileaks pose plusieurs séries de questions sur quatre plans : les processus opérationnels, la définition des objectifs de l'opération, le calendrier de retrait, le débat sur le rôle de l'OTAN.

Des processus opérationnels à revoir

Tout d'abord, au niveau opérationnel, ces documents sont désormais publics, à portée de n'importe qui, y compris les talibans. Il va donc falloir pour l'OTAN et les forces armées modifier certaines procédures, tant de conservation du secret que de codification et de signalement des informations. Ensuite  la "communication" des armées et de l'OTAN va devoir s'adapter très vite. Difficile de se cantonner désormais à un discours : tout va bien, c'est difficile mais nous progressons, il faut des renforts... Désormais, les communiqués et nouvelles du front seront examinés à la loupe.

Les objectifs de l'opération à redessiner

Ensuite, ces documents posent la question des objectifs de la mission. Joe Biden, le vice-président américain, vient de répondre à la première question de façon claire : "Nous sommes en Afghanistan pour un seul objectif, al-Qaida, et la menace sur les Etats-Unis. Nous ne sommes pas là pour construire une nation (...) pour construire une démocratie à la Jefferson". Si elle signifie un retour salutaire à l'objectif initial de l'opération, au lendemain des attentats 11 septembre 2001 - neutraliser al Qaïda - ; cete déclaration tranche avec l'objectif affiché par certains pays européens (la reconstruction, la démocratie, la protection des femmes). Elle sonne aussi le glas d'une certaine opération militaire. Point besoin de près de 140.000 hommes pour mener ce type d'opérations qui doivent plutôt bénéficier de la discrétion et du petit nombre.

Qui se retire, quand et comment ?

La question du retrait, encore taboue il y a quelques mois, est donc désormais posée publiquement. Et après le retrait néerlandais (1), celui annoncé du Canada, ne se pose vraiment tant la question de la nécessité du retrait (elle paraît acquise), mais quand et comment ? Etant entendu que le "quand" ne peut plus se placer à un horizon de 5 ou 10 ans comme envisagé auparavant mais 1 à 3 ans. Si la capacité de résilience à la crise varie considérablement d'un pays à l'autre, dépendant à la fois de l'opinion publique et d'opportunités politiques, l'annonce du retrait devient donc centrale (2). L'effet "Wikileaks" devrait ainsi faire sentir ses effets non seulement au Royaume-Uni mais surtout dans certains pays (Allemagne, Finlande, Belgique...), où la notion de maintien de la paix est très sensible pour des raisons historiques.

Même en France, où le débat a toujours été le plus limité, certaines personnalités tels Paul Quilès (PS), sortent du silence. L'ancien ministre de la Défense de Laurent Fabius plaide ainsi dans le Monde du 28 juillet pour "un retrait total des troupes étrangères, à l'exception d'un volume limité et contrôlé d'assistance militaire technique" et la définition "d'un statut international de l'Afghanistan, qui en ferait un Etat neutre, dont les autorités s'engageraient à n'apporter aucun soutien au terrorisme international", estimant le bilan de l'intervention internationale "très discutable : un régime à la légitimité incertaine après une élection présidentielle entachée de fraudes massives, une administration impuissante face au pouvoir des chefs de guerre et de l'insurrection, profondément corrompue et mêlée à une production massive de drogue".

Quel rôle pour l'OTAN ?

L'OTAN qui mène une partie des opérations en Afghanistan va devoir redéfinir plus radicalement qu'elle ne l'envisageait sa stratégie. La réflexion déjà entamée autour de la révision de son concept stratégique qui doit aboutir lors du sommet de Lisbonne en novembre 2010 promet donc d'être plutôt agité. Car le retrait d'Afghanistan pose, plutôt qu'un échec militaire, des questions qui sonnent comme un double aveu d'échec.

Que reste-t-il de l'objectif affiché, peu, ou prou, par l'OTAN d'être une force d'intervention militaire dans le reste du monde (même si l'OTAN réfute aujourd'hui le terme de "gendarme du monde", c'est bien cela qu'elle ambitionnait).

Quid du mode de gouvernance collectif de ce type d'opérations ? Le contrôle politique et stratégique sur l'opération en Afghanistan a, en effet, largement échappé aux membres européens de l'Alliance, l'essentiel étant dévolu à un seul de ses membres, les Etats-Unis.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi:

(1) retrait néerlandais d'Afghanistan, signe d'une guerre qui a trop duré

(2) Un calendrier de retrait: la seule façon de gagner la guerre en Afghanistan ?

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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