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Afghanistan: le chef d’état-major de l’armée de terre polonaise l’ouvre… et dégage

(BRUXELLES2) En Pologne, après la mort du capitaine Daniel Ambrozinski en Afghanistan (1) et le coup de gueule, suivi d'une mise à la porte, du chef d'Etat major de l'armée de terre, la polémique fait rage. Et "Skrzypczak" qui est entré à l'armée à 20 ans en 1976 et a fait une partie de la campagne d'Irak est aujourd'hui devenu un symbole, une marque de fabrique du fort en gueule...

Le général Waldemar Skrzypczak, visiblement ému de la mort du capitaine (2), a, en effet, profité de la cérémonie en son hommage, le 16 août, puis de plusieurs interviews données dans la presse, pour régler ses comptes avec le ministre de la Défense, Bogdan Klich, et son administration. Des propos d'une certaine brutalité, rarement entendus en public, entre un militaire de haut rang et son supérieur politique (à l'exception sans doute du général britannique Richard Dannat).

Une remise en cause du pouvoir politique.

Le premier acte se pose le 16 août, lors de la cérémonie en hommage au capitaine décédé. Le général s'interroge publiquement pour savoir si le moment n'est pas venu que l'armée cesse de fonctionner dans une atmosphère  d'accusation sur son incompétence. « Tout indique que (l'armée en) Afghanistan a besoin de plus d'équipement. En tant que commandant, j'ai le droit de dire que nous savons ce qu'il nous faut pour combattre. Aucun des responsables militaires, la bureaucratie, doit nous dire ce que nous devons faire. Nous savons ce qu'il faut pour combattre. Et nous voulons être écoutés. » Une remise en cause, d'une certaine façon, de l'autorité politique et qui a été immédiatement perçue comme telle par le ministre de la Défense. Le général est sur la sellette...

Des "procédures d'équipement trop bureaucratiques".

Le lendemain, même s'il se prévaut de son « droit à l'émotion (...) sur le cercueil de mon soldat », Skrzypczak confirme ses propos et enfonce le clou, particulièrement dans le quotidien Dziennik et la télévision d'info en continue TVN24. Il s'en prend, à nouveau, à la "vaste bureaucratie" qui règne à Varsovie et les procédures "trop bureaucratiques" pour équiper les soldats et les armées (voir ci-dessous), estimant que c'est ce qui a pu causer la mort du capitaine Ambrozinski. Se sentant « responsable » de ses hommes, le général met en cause, nommément, le ministre de la Défense, Bogdan Klich — qui a "une image déformée de la réalité. Il croit que tout est OK. Et ce n'est pas le cas" — et plus généralement son administration — le ministère qui a le pouvoir de sélection de l'équipement militaire est « mal préparé et n'assume pas ses responsabilités ».  « Je pense que quelqu'un va répondre devant la justice du fait que nous n'avons pas les moyens de se battre pour assurer la sécurité des soldats polonais ».

Skrzypczak souligne aussi que « L'armée est fatiguée de la peur hystérique et la méfiance. (...) « Nous vivons dans la peur constante. Toute décision doit être contrôlée: si elle était bonne ? pourquoi elle a été prise ? ec.. C’est un manque de confiance pour nous. Si vous ne faites pas confiance aux militaires, quelqu'un doit s’en aller: les forces militaires ou ceux qui ne font pas confiance » (écouter/lire l'interview - en polonais).

La démission au bout du chemin.

La coupe est dès lors pleine. Et le départ du bouillant général programmé. Malgré quelques tentatives de réconciliation, trop de paroles avaient coulé publiquement pour qu'un exemple ne soit pas fait. Le général Skrzypczak qui a brûlé ses dernières cartouches (il est en fin de carrière), tire conséquence de ses propos et se remet « à disposition » du président, Lech Kaczinski, « suite à la perte de confiance en ma personne par le ministre de la Défense » (2). Décision actée le 20 août.

Un sous équipement dramatique.

Le général dénonce des faits précis. Certains équipements, pourtant ultra-nécessaires, mettent des années à arriver sur le terrain. Les soldats manquent de « radios portatives, de systèmes brouilleurs (pour éviter les IAD), d'engins de vision nocturne. (...) Une simple demande simple comme des mitrailleurs pour des hélicoptères prend une éternité avant d'arriver ». Selon lui, également, « l'argent consacré aux armements et à l'armée sont mal dépensés ».  Il est un fait également énoncé par le militaire : l'armée n'arrive pas à suivre le rythme de renouvellement des équipements imposé par les Américains. Exemples à l'appui, plusieurs militaires revenus d'Afghanistan affirment devoir acheter leurs propres équipements (écouter ou lire le reportage de TVN24). Les familles également confirment. La veuve du capitaine Ambrozinski témoigne: Mon mari a dû s'acheter sur ses deniers "chaussures, lunettes, gilets pare-balles... et même un convertisseur de données pour cartes". Dans certains bases, "la nourriture n'est pas satisfaisante". Autre problème, que Natalia Ambrozinski dénonce : le transport. Les Polonais "dépendent des Américains. Mais ceux-ci ont la priorité. Alors les Polonais attendent. Il faut parfois attendre plusieurs jours sur une base pour aller dans l'autre. C'est humiliant" (écouter ou lire l'autre reportage de TVN24).

Sentiment d'amertume de ne pas avoir été écouté.

Démissionné illico, le général continue de l'ouvrir. Il l'a un peu mauvaise, comme il le confie au quotidien Rzespospolita, encore récemment (lire l'article, en polonais). Suis-je gagnant ou perdant ? « Je ne sais pas très bien. Je me sens mal. J'espère simplement que la poussière retombée, l'armée sera gagnante. Alors seulement je me sentirais victorieux. Car ce que j'ai fait, je l'ai fait pour le bien de mes soldats. ». Un sentiment d'amertume également, car le militaire a, à plusieurs reprises, tiré la sonnette d'alarme et n'a pas été entendu. Il persiste et signe encore aujourd'hui. « J'ai envoyé plusieurs documents. Et ceux-ci sont à disposition de tous ceux qui en sont soucieux ». Se défendant de vouloir éluder le contrôle politique, il précise « J'ai présenté des allégations précises.  Pourtant, ils n'ont rien fait ». Le ministre rétorque, mettant en avant les demandes irrationnelles du soldat. Skrzypczak est coutumier des coups d'éclat. En 2007, il avait menacé de démissionner si "ses" soldats, accusés de crime de guerre pour avoir mené une attaque contre des civils sans défense en Afghanistan étaient condamnés.

Contexte difficile.

L'armée polonaise vit actuellement une période intense de réformes, avec la mise en place de la professionnalisation, l'abandon de la conscription, dans un contexte économique difficile (plusieurs décisions d'équipement ont été supprimées) et alors qu'il lui est demandé de plus en plus d'efforts pour l'Afghanistan (après celui requis en Irak). Après des années d'engagement, la grogne monte. Les soldats polonais, placés en zone à risque, ne sont pas vraiment bien équipés, et moins payés, que leurs voisins américains ou européens. La décision annoncée début août du Ministre de la Défense d'envoyer 200 hommes en renfort pour l'opération de l'OTAN a été un peu une goutte d'eau qui a fait déborder le vase.
Elle a d'ailleurs été vite démentie par le Premier ministre, jugeant qu'une évaluation était d'abord nécessaire s'il fallait plus d'hommes ou davantage d'équipements plus performants.

Une refonte de la loi sur les équipements.

Le gouvernement polonais étudie aussi actuellement la simplification de la loi d'équipement de l'armée. Est en cause, notamment, la recherche par la Pologne de contreparties (en termes de retombées économiques ou d'emploi) auprès des industriels à qui elle achète du matériel. Selon la loi polonaise, tout achat portant sur plus de 5 millions de Zlotys doit être compensé. Ces "offsets" utiles en termes économiques sont souvent longs à négocier et retardent l'arrivée des équipements nécessaires.

NB : un remplaçant pourrait être nommé. Il s'agit du général Tadeusz Buk, un ancien de l'Irak également (du 9e contingent polonais) qui a notamment rétabli l'ordre dans la province où les troupes polonaises étaient stationnées.

(1) Parmi les 10 morts polonais depuis le début de l'engagement en Afghanistan (dont un dans un accident de la route), c'est le premier officier de ce grade à décéder.
(2) Le capitaine n'a pas sauté sur une mine mais a été victime d'un snipper, d'un tireur d'élite.
(3) Formule consacrée en Pologne où la démission d'un général est délicate d'un point de vue juridique.

(crédit photo : TVN24)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

2 réflexions sur “Afghanistan: le chef d’état-major de l’armée de terre polonaise l’ouvre… et dégage

  • Spirit of Bercy

    Pourtant, vu de l’extérieur, les procédures d’acquisition de l’armée polonaise paraissent particulièrement souples. Quand on veut trouvez un exemple d’interprétation extensive des règles communautaires en matière d’achat d’armement, on on trouve un exemple polonais en trois clics de souris.

    Avec la directive marchés publics de défense et de sécurité, ils n’ont pas fini de voir ce que c’est que de la rigueur dans les achats …

  • Mr. Sopalin

    La situation de l’armée polonaise me rappelle, dans une moindre mesure, certains problèmes de l’armée française…

    En espèrant que livre Blanc aide à régler certains de ces problèmes (sous équipement, logistique à la masse, vieillissement du matériel, etc.)

Commentaires fermés.

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