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Atalanta: premier bilan six mois après (6). Le volet légal de l’opération

ArrestPiratesArmesEmden@De100319(B2) C’est autour de l’arrestation et, surtout du jugement des suspects pirates que se concentrent toutes les difficultés de l’opération « Atalanta ». D’où l’importance du cadre juridique de l’opération comme des arrestations. La juxtaposition de dispositions internationales, coutumières et nationales qui ne s’intègrent pas parfaitement dans une procédure judiciaire ne simplifie pas le travail des marins et des juristes. Une simple erreur de procédure peut conduire à l’obligation de libérer des suspects ou empêcher leur transfert à la justice.

Base légale de l'opération Atalanta

La base de l’Action commune est l’article 14, son article 25, troisième alinéa, et son article 28, paragraphe 3. L’article 14 régit de façon générale les actions communes : « Celles-ci concernent certaines situations où une action opérationnelle de l’Union est jugée nécessaire. » L’article 25 vise l’organisation du Comité politique et de sécurité (COPS) pour « le contrôle politique et la direction stratégique des opérations de gestion de crise ». L’article 28 organise le mécanisme de financement (mécanisme de solidarité entre États membres, extra-budgétaire Athéna).

Ce sont les résolutions de l’ONU, avec la convention de Montego Bay, qui fournissent non seulement la légitimation de l’usage de la force mais aussi l’autorisation de pénétrer dans les eaux territoriales et dans l’espace aérien « surjacent » de la Somalie, aux fins de réprimer la piraterie.

La résolution (1816) du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 2 juin, autorise, pour six mois renouvelables, "les États qui coopèrent avec le Gouvernement de transition somalien (à) pénétrer dans les eaux territoriales de la Somalie, dans le but de réprimer la piraterie et le vol à main armée en mer". Les États sont habilités à "recourir à tous les moyens nécessaires", tout en respectant "les dispositions du droit international concernant les actions en haute mer".

Le gouvernement transitoire somalien doit être averti de toutes les « offres de collaboration ». L'UE a ainsi envoyé une lettre, le 30 octobre 2008, au gouvernement de transition somalien, « qui contient des propositions quant à l'exercice de juridiction à l'encontre des personnes appréhendées dans les eaux territoriales de la Somalie ».

La résolution (1846) du Conseil de sécurité, adoptée le 2 décembre, prolonge cette autorisation pour douze mois.

 Cadre des arrestations et jugements

Les navires de l’UE peuvent procéder aux poursuites et aux arrestations des pirates en haute-mer – comme leur permet le droit international (convention de Montego Bay) et dans les eaux territoriales de la Somalie - comme le permet la résolution des Nations-Unies (1816 et 1838 en dernier lieu) – ou d’autres États tiers qui y auront consentis. Djibouti a déjà donné son accord, d’autres accords sont en négociation, notamment avec les Seychelles.

Mais les dispositions obligeant un Etat à juger sur son territoire des personnes coupables de piraterie commis sur un autre territoire (ou en haute mer) sont lacunaires. Les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (1816 et 1838) ne résolvent pas ce vide juridique. Elles permettent simplement de lutter contre la piraterie dans les eaux territoriales de la Somalie, mais n’obligent pas à une modification du droit pénal national.

En fonction du droit international existant, et des différences des droits nationaux des États membres, les juristes d’Atalanta ont donc dû définir un mode d’action juridique à privilégier.

Cadre juridique international

Le droit international de la mer a fixé le cadre de l’intervention contre la piraterie. Ainsi la convention sur le droit de la mer de Montego Bay de 1982 définit la piraterie et précise les conditions dans lesquels des navires militaires peuvent se saisir de bateaux pirates.

La définition de la piraterie est très précise : "tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l'équipage ou des passagers d'un navire, agissant à des fins privées, et dirigé contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens à leur bord". La piraterie ne s'applique "qu'en haute mer" ou "dans un lieu ne relevant de la juridiction d'aucun Etat". NB: dans les eaux territoriales, on parle de « vols à main armée ».

Face à un acte de piraterie, "tout Etat peut intervenir". Deux conditions : ce doit être "en haute mer" ou "dans un lieu ne relevant de la juridiction d'aucun Etat" et seuls les "navires de guerre ou aéronefs militaires" peuvent intervenir ainsi que les navires ou aéronefs affectés à un service public. Ils peuvent saisir le bateau pirate, le bateau pris en otage, les biens des pirates, et appréhender les pirates.

La Convention prévoit un droit de visite sur tout bateau qui "se livre à la piraterie" ou est "sans nationalité". La navire arraisonneur doit dépêcher un bateau "commandé par un officier". Il peut assurer la "vérification des titres autorisant le port du pavillon" et si "les soupçons subsistent (...) l'examen du navire, en agissant avec tous les égards possibles". Si les soupçons ne sont pas fondés, le navire doit être "indemnisé de toute perte ou de tout dommage éventuel, à condition qu'il n'ait commis aucun acte le rendant suspect".

Ce sont les tribunaux de l'État du bateau, qui a opéré la saisie, qui peuvent se prononcer sur les peines à infliger. C'est aussi l'Etat qui assure la responsabilité "en cas de saisie arbitraire". En effet, "lorsque la saisie d'un navire ou aéronef suspect de piraterie a été effectuée sans motif suffisant, l'Etat qui y a procédé est responsable vis-à-vis de l'Etat dont le navire ou l'aéronef a la nationalité de toute perte ou de tout dommage causé de ce fait".

Quant à la convention de Rome de 1988 sur la "suppression des actes illégaux contre la sécurité de la navigation maritime" (SUA), développée par l’Organisation maritime internationale, elle oblige tout Etat membre à prévoir dans son droit national, la répression des actes de piraterie qui se déroulent dans ses eaux territoriales, ou à l'encontre d'un de ses bateaux battant pavillon ou commis par un de ses ressortissants. 52 États en font partie, dont les États européens et les Seychelles mais pas la Somalie.

Cadre juridique communautaire

Aucune cadre juridique minimal n’existe au niveau européen. Et « Nous n’avons pas l’intention de proposer un tel cadre » nous a précisé le cabinet de Jacques Barrot, le commissaire européen aux Affaires intérieures et à la Justice. De toute façon, est applicable entre Etats européens le mandat d'arrêt. En effet, si la « piraterie » ne figure pas explicitement au nombre des infractions susceptibles d’un mandat d’arrêt européen, le « détournement de navires » et « le vol organisé ou avec armes »y figurent néanmoins.

Seuls cinq États — l’Allemagne, la Suède, la Finlande, Pays-Bas (selon une loi qui date du XVIIe siècle !) et l'Espagne (depuis novembre 2008) disposent dans leur droit d’une compétence élargie permettant de juger les pirates de façon universelle. Plusieurs autres États – comme la France – ont la possibilité de traduire les pirates si l’intérêt national (pavillon du bateau attaqué ou nationalité de la victime) est en cause, quel que soit le lieu où l’infraction s’est produite. Tout est alors question de volonté politique ou judiciaire de poursuivre les auteurs des faits devant les juridictions nationalers.

Règle de compétence « Atalanta »

Les personnes ayant commis ou suspectées d'avoir commis des actes de piraterie ou des vols à main armée appréhendées et retenues en vue de l'exercice de poursuites judiciaires dans les eaux territoriales de la Somalie ou en haute mer, ainsi que les biens ayant servi à accomplir ces actes, sont transférés, selon les règles fixées par l’opération « Atalanta » :

– aux autorités compétentes de l'État membre ou de l'État tiers participant à l'opération dont le navire, qui a réalisé la capture, bat le pavillon ;

- ou, si cet État ne peut pas ou ne souhaite pas exercer sa juridiction, à un État membre ou à tout État tiers qui souhaite exercer celle-ci sur les personnes ou
les biens susmentionnés.

Une condition est mise au transfert vers un État tiers. « Aucune des personnes ne peut être transférée à un État tiers, si les conditions de ce transfert n'ont pas été arrêtées avec cet État tiers d'une manière conforme au droit international applicable, notamment le droit international des droits de l'homme, pour garantir en particulier que nul ne soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à tout autre traitement cruel, inhumain ou dégradant ». Clairement cela exclut tout transfert à la Somalie, concède un diplomate, vu l’état de déliquescence du pays. Mais aussi le Yemen qui refuse de renoncer à la peine de mort. De fait, précise un autre, « peu États riverains, mis à part le Kenya, respecte cette condition ».

Toute la difficulté pour les juristes d’Atalanta (à bord des navires de guerre ou au Quartier-général) est de savoir très vite vers la justice de quel pays sera remis le pirate. Suivant le cas, en effet, la procédure d’interpellation, d’audition, de recueil des preuves varie. En cela, l’accord signé avec le Kenya a simplifié la tâche. Les commandants de navires appliquent en fait la procédure anglo-saxonne, la common law, en vigueur au Kenya. Un guide a été réalisé donnant aux commandants de navire les règles essentielles et la conduite à tenir.

Accord signé avec un Etat-tiers : le Kenya

Avalisé le 26 février par l’Union européenne, un accord, sous forme d’échange de lettres, a été passé, le 6 mars, avec le Kenya permettant de traduire à la justice kenyane certains des pirates – ou personnes suspectées d’actes de piraterie ou de vol à main armée —, appréhendés par les navires participant à l’opération militaire « Atalanta » (quelle que soit leur appartenance à l’UE). Cet échange de lettres a la valeur d’un accord international et est d’ailleurs basé sur l’article 24 du Traité de l’UE qui permet la signature d’accords internationaux dans le domaine de la PESC.

Un budget a été dégagé au plan communautaire (initialement de 1,7 million d’euros) aux fins d’aider le pays à supporter le coût des jugements et du transfert des suspects dans ses prisons.

Un véritable accord d'extradition

Ce texte équivaut à un véritable accord d’extradition. Il contient ainsi nombre de détails sur la procédure de transfert comme sur les droits des personnes transférées (1). Il donne aux représentants d’EUNAVFOR un pouvoir de vérification et de contrôle sur le sort des personnes transférées, afin de vérifier qu’ils sont bien traités, que peu de responsables d'opérations militaires ont normalement dans un système juridictionnel classique (sauf EULEX au Kosovo).

Le Kenya accepte le transfert des personnes détenues par EUNAVFOR en connexion avec la piraterie et les transfère à l'autorité compétente pour enquête et poursuites (idem pour les biens saisis). Il ne pourra pas transférer cette personne dans un autre Etat, sans l'autorisation d'EUNAVFOR.

Procédure de transfert

Tout transfert requiert la signature du représentant d'EUNAVFOR et du représentant compétent des autorités légales kenyanes.

EUNAVOR fournit au Kenya des données sur la personne transférée : la condition physique de la personne transférée, la durée de transfert, la raison de la détention, le début et le lieu du début de la détention, ainsi que toute décision prise au regard de sa détention...

Le Kenya doit garder un compte précis de toutes les personnes transférées ainsi que des données précédentes. Ces données sont accessibles à l'UE et EUNAVFOR (sur demande écrite au ministre des Affaires étrangères kenyan). Le Kenya notifie également à EUNAVFOR le lieu de détention de toute personne transférée, ainsi que toute aggravation (éventuelle) de sa condition physique ou toute allégation de mauvais traitement.

Les représentants de l'UE ou d'EUNAVFOR peuvent avoir accès aux personnes transférées aussi longtemps qu'ils sont en détention préventive. Les agences internationales ou nationales humanitaires peuvent, à leur demande, être autorisées à visiter les personnes transférées.

EUNAVFOR doit fournir une assistance aux autorités kenyanes, dans la mesure de ses moyens et possibilités : remettre les données de détention, les preuves, déclarations de témoignage ou affidavit (déclaration sous serment), remise des biens saisis...

Tout litige ou problème d'interprétation entre l'UE et le Kenya est réglé par voie diplomatique.

Droits de la personne transférée

Un certain nombre de garanties sont inscrits afin que la personne transférée bénéficie de l’ensemble des droits fondamentaux.

• Présomption d’innocence.

• Droit à être traité humainement et ne pas être sujet à torture, traitement ou punition dégradant, inhumain ou cruel. La personne incarcérée doit notamment recevoir abri et nourriture adéquats, ainsi un accès au traitement médical et pouvoir accomplir ses rites religieux.

• Droit à passer rapidement devant un juge ou un officier judiciaire qui doit décider, sans délai, de la légalité de la détention et doit ordonner sa libération si celle-ci n'est pas légale.

• Droit à être traduit devant un tribunal dans un temps raisonnable ou être libéré.

• Droit à une audience publique et équitable par un tribunal établi par la loi, impartial, indépendant, compétent.

• Droit à être informé rapidement et en détail, dans une langue comprise, de la nature et motif des charges retenues contre elle ; temps adéquat et moyens pour préparer sa défense et communiquer avec le conseil de son choix. Le suspect doit être jugé en sa présence, et peut se défendre soit seul, soit par l'intermédiaire de l'assistance juridique de son choix. Il doit bénéficier de l'aide judiciaire si ses moyens ne lui permettent pas de payer un conseil.

• Droit d'examiner les preuves et témoignages à charge.

• Droit à l'assistance gratuite d'un interprète, si le suspect ne comprend pas ou ne parle par la langue de la Cour.

• Droit de ne pas témoigner contre soi-même ou d'avouer sa culpabilité.

• Droit de faire appel de la sentence devant un tribunal supérieur, selon la loi en vigueur au Kenya.

• La peine de mort ne peut être appliquée. Toute peine doit être commuée en une peine de prison.

Malgré la réticence de certains pays (Finlande notamment), les diplomates européens soulignent que ce document donne suffisamment de garanties pour que la peine de mort ne soit pas appliquée et que les suspects ne soient pas soumis à des traitements dégradants ou inhumains. Cette position peut être revue en cas de "doutes sérieux" sur le respect des dispositions de la convention internationale, est-il précisé.

(1) Lire : Accord avec le Kenya pour le transfert des pirates ...

(crédit photo : Bundeswehr)

 (NGV)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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