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Livret A: libéraliser et préserver le service public, contradictoire?

La généralisation du Livret A à toutes les banques a quelque chose de stupéfiant de contradiction.

La contradiction existe à la Commission européenne : la commissaire à la concurrence, Neelie Kroes se défend toujours de porter atteinte aux services d'intérêt économique général. "Nous ne
voulons que mettre fin aux droits spéciaux qu'ont certaines banques de distribuer le livret A" affirme Jonathan Todd son porte-parole (lire une interview consentie à l'Union sociale pour
l'habitat). Dans l'analyse purement concurrentielle, suivant l'article 86 du Traité, cet
argument est logique: l'octroi de droits spéciaux est anti-concurrentiel. Seul hic, il faudrait lire et appliquer l'article 86 dans toute son étendue. Celui-ci prévoit en effet que ce principe a
une limite : quand "l’application de ces règles fait échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie".

Or, il paraît clair que le Livret A est, en pratique, un service bancaire universel, accessible, souple, et sécurisé (le taux est calculé par référence à l'inflation) pour nombre de citoyens
(plus de 40 millions de Français ont un livret A ou un livret bleu). Et son ouverture à toutes les banques (et assurances) aura un résultat évident. Les banques commerciales ne veulent pas des
livrets A, par principe. Ceux qui fonctionnent à coup de retrait de 10 ou 20 euros, pour des personnes souvent privés de comptes bancaires, les intéressent peu. C'est logique. Elles cherchent
davantage des livrets bien garnis, au maximum de leurs possibilités (environ 15000 euros) pour leur proposer des produits plus intéressants. C'est un "produit d'appel" explique Jean Peyrelevade,
ancien président du Crédit Lyonnais (il sait de quoi il parle!), dans les Echos. En introduisant de la concurrence sur une seule partie du segment, hautement profitable, on introduit alors les
éléments d'un déséquilibre...

Le discours du gouvernement français n'est pas moins contradictoire : il conteste la décision de la Commission devant la justice européenne, avec des arguments, qui peuvent apparaître fondés (voir
la saisine), estimant notamment qu'il y a une erreur sur "l'impact de la suppression des droits spéciaux pour les finances publiques"  ou une définition trop restrictive de la
mission d'accessibilité bancaire". Mais, sans attendre le résultat de l'arrêt, il met en pratique la généralisation du Livret A : le projet de loi sur la modernisation économique a été décidé le 28 avril en
conseil des ministres, il commence être examiné en commission de l'assemblée nationale le 14 mai. Et la commission mixte paritaire (qui siffle la fin des travaux) est prévue à la mi-juillet.
L'objectif est d'ouvrir le livret A à toutes les banques en 2009. Il y a des chances alors que l'arrêt ne soit pas prononcé. On peut avoir l'impression que le gouvernement fait une course de
vitesse pour éviter un retour en arrière. Que se passera-t-il si la Cour annule la décision de la Commission : on rétablit les droits spéciaux ? Les conditions d'ouverture du livret A sont aussi
criticables car les banques bénéficient alors d'un avantage : 2 milliards d'euros selon Jean Peyrelevade, chiffre confirmé par les experts bancaires syndicaux qui défendent le livret A. Avantage
qui pourrait, lui aussi, être dans la cible de Bruxelles, comme aide d'Etat illégale.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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