Gén. Bentegeat : EUFOR Tchad, la marque d’une certaine maturité (entretien)
(BRUXELLES2) De retour d'un séjour au Tchad, un pays qu'il connait bien (puisqu'il y a déjà été plusieurs fois en mission), le général Bentegeat - président du Comité militaire de l'UE (la plus haute instance politico-militaire de l'UE) - dresse un premier bilan de la situation
Comment évaluez vous la situation de l'Eufor ?
J’ai été très agréablement surpris. Quand on voit toutes les difficultés auxquelles cette opération a été confrontée — la difficulté de la génération de forces, le retard pris avec les rebelles…— on est frappé de voir comment les choses se passent bien. Les difficultés logistiques sont surmontées. Les autorités locales soutiennent le déploiement, la population et les ONG accueillent nos forces avec un plaisir.
... Et un premier résultat ?
Même si on peut déplorer la mort d’un humanitaire il y a quelques jours, on peut constater dans les zones où des éléments sont déjà là, autour de Farchana, avec le bataillon centre (Français) déjà opérationnel, et même à Goz Beïda, où le déploiement du bataillon Irlandais commence, un début de sécurisation. Les Irlandais m’ont ainsi confirmé que le nombre d’attaques et d’actions de banditisme avait sensiblement diminué ces dernières semaines.
La priorité maintenant ?
Elle est du coté de la Commission européenne. Le montant de 10 millions d’euros disponibles pour les travaux dans les villages du sud est du Tchad (d'origine des personnes déplacées) doit être débloqué. Il est en effet crucial que les travaux démarrent rapidement. Si l’on veut que les personnes déplacées rentrent chez elles, la sécurité ne suffit, il faut rétablir les infrastructures primaires (les puits par exemple). Pour nous, la réussite de la mission est à ce prix.
Et côté force, n’y a-t-il pas des questions à régler ?
Nous devons compléter Eufor avec ce qui lui manque, les hélicoptères et avions tactiques. Les discussions sont extrêmement bien avancées avec les Russes et les Ukrainiens. Reste à régler certaines questions comme la prise en charge financière, l’intégration dans la force, la logistique en place. Mais j'ai bon espoir que ces moyens soient là avant la saison des pluies.
La mission prend fin dans un an. Que fait-on alors après ? On continue ?
Non. La mission EUFOR s’arrêtera dans un an, pas un mois de plus. Je le confirme. Après, il faut inventer. Cela peut aller d’une force des Nations-Unies à des missions plus spécialisées d’assistance ou de renforcement des forces de sécurité locales. Ce sera d'abord aux Nations-Unies de décider. L'Union européenne pourra prêter son concours bien sûr, on ne peut rien exclure à ce stade. Mais ce ne sera pas au niveau d'une force (militaire), une mission (frontières, police, sécurité), pourquoi pas ?
EUFOR Tchad est la mission la plus difficile pour l’UE, dit-on. Mais il y a déjà eu d'autres missions, comme Artémis au Congo ?
Artémis était une mission aux trois-quart française, déjà lancée, qui a été baptisée avec le drapeau bleu à 12 étoiles ensuite. Cette mission EUFOR au Tchad est totalement européenne, dans sa composition, dans sa conception - préparée au niveau européen - et commandée par un Irlandais. Et je peux vous assurer que le général Nash ne fait pas de la figuration. Il joue de tout son poids. C’est une mission longue (1 an), sur une zone d’action très large — et non pas une ville et ses alentours — complètement excentrée, où s’ajoutent les contraintes d'un terrain difficile. Enfin, quand on voit la liste de tous les incidents à Goz Beïda, ou ailleurs, - où les vols, les viols… sont légions ou du moins l’étaient - on voit bien que ce n’est pas une promenade de santé.
Pour l’Europe de la Défense, c’est donc une étape importante ?
Je le crois. En tout cas, c’est la marque d’une certaine maturité. Qui est reconnue. L’ambassadeur américain, rencontré à N’Djamena me confiait qu'il 'ne croyait pas l’Union européenne capable de cela. C’est un véritable exploit' a-t-il ajouté. Pour les pays africains, c’est la démonstration que l’Europe n’est pas seulement un porte-monnaie mais qu’elle est capable, s'il le faut, d’agir pour leur sécurité.
Passons justement aux questions plus politiques, la stratégie européenne de sécurité doit évoluer, dit-on. Est-ce nécessaire selon vous ?
La réflexion qui s’engage est surtout orientée vers une ouverture à d’autres domaines qui intéressent la sécurité, comme le changement climatique et l’énergie… Dans le domaine des opérations, je ne vois pas, en revanche, de changement nécessaire. La stratégie européenne a fait ses preuves. Un certain nombre de principes, des mécanismes et des capacités ont été préparés et sont maintenant mis en œuvre. Cela ne se passe pas tout seul. Car il existe une certaine saturation de la capacité d’agir à l’extérieur des pays européens, déjà fortement engagés au Tchad, en Afghanistan, au Liban...
N'y a-t-il pas des points à revoir comme cette absence d'un quartier général opérationnel unique de l'UE et non une pléthore d'OHQ nationaux ?
Ce n’est pas à l’ordre du jour. Et franchement cela ne sert à rien d’en discuter tant qu’on n'a pas de consensus sur le commandement des opérations européennes, qu’il n’y aura pas une action politique décisive d’un ou plusieurs Etats membres. On perd son temps. Il vaut mieux rationaliser au maximum les systèmes existants.
Rationaliser, c’est-à-dire ?
C’est s’assurer que les OHQ fonctionnent le plus vite possible avec des mécanismes sans cesse améliorés, que le QG (européen) soit en mesure de planifier à l’avance les opérations et que le système « Berlin + » (coopération avec l’Otan) fonctionne dans des conditions optimales.
Et ces battlegroups qui n’ont jamais été utilisés ?
Il ne faut pas être trop pressé. Ces battlegroups (NDLR : groupements tactiques forts de 1500 hommes chacun) viennent juste d’être déclarés opérationnels, en janvier 2007. Il n'y a pas d'obstacle politique. Plusieurs pays — les Nordiques, les Espagnols — n’ont d'ailleurs pas caché leur totale disponibilité à les voir engagés. Mais tout simplement, depuis quinze mois, il n’y a pas eu de situation d’urgence (limitée dans le temps) qui permette leur engagement. Mais, vu l’évolution internationale, je suis persuadé qu’en 2008-2009, on aura la possibilité de le faire. Et nous pourrons alors valider ce concept.
Vous êtes un ancien chef d'état-major français, à ce titre, comment voyez-vous la réintégration de la France à l'Otan. Quelle conséquence pour l'UE ?
C'est une très bonne chose. Elle ne peut qu’aider à la construction européenne. Si la France a une position claire à l’Otan, elle aura les mains d’autant plus libres pour agir en faveur de la PESD (politique européenne de sécurité et de défense). La France ne peut plus se permettre d’avoir un pied dans l'Otan et un pied dehors comme aujourd'hui. Cette ambiguïté française dessert son engagement européen. Car derrière toute tentative de renforcer l'Europe de la défense, chacun pouvait soupçonner des arrières pensées contre l’Otan.
(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)