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L’impunité des pirates et le risque de déstabilisation, selon Jack Lang

Crédit : Marine Belge

Le rapport sur la piraterie maritime dans l'Océan indien que vient de remettre au secrétaire général de l'ONU, Jack Lang, est très intéressant. Peu de rapports (et même d'études doctrinales ou d'écrits journalistiques) atteignent, selon moi, à la fois cet esprit de synthèse, la justesse de l'analyse et des propositions très concrètes, ciblées sur les problèmes les plus cruciaux du moment. En moins d'une heure, vous aurez à sa lecture une vision précise des enjeux que représente ce phénomène grandissant non seulement en matière judiciaire (c'était l'objet primaire du rapport) mais aussi en matière économique et politique. Je ne donc que recommander sa lecture complète. En voici quelques éléments...

9 pirates sur 10 libérés

Jack Lang le confirme noir sur blanc dans son rapport. Actuellement les pirates ont le champ libre dans l’Océan indien, ne risquant tout au plus qu’une interpellation, mais très rarement une poursuite en justice. « Si les solutions actuelles ont eu le mérite de permettre, de manière ponctuelle, la poursuite d’environ un tiers des pirates capturés, de 2008 au début de l’année 2010, elles sont désormais parvenues au point mort, puisque ce ratio s’établit à moins de 10% depuis l’automne 2010. Cela ne surprendra aucunement les lecteurs de ce blog.

« Ainsi plus de 90% des pirates capturés par les Etats patrouillant en mer seraient désormais rendus à la liberté sans être jugés. ». Certains cas de récidive ont été identifiés, alors que les pirates arrêtés avaient été préalablement libérés faute d’Etat d’accueil pour engager leur poursuite.

Où se trouvent les pirates emprisonnés

Les 738 pirates (suspects et condamne?s) transfe?re?s a? des autorite?s judiciaires sont actuellement
de?tenus dans 13 pays. Essentiellement dans la re?gion (338 en Somalie dont 78 au Somaliland et 260 au Puntland, 120 au Ye?men, 136 au Kenya, 47 aux Seychelles, 12 a? Oman, 1 en Tanzanie et 34 aux Maldives en voie de rapatriement en Somalie ou? ils ne seront pas juge?s). Quelques uns en Europe (15 en France, 10 en Allemagne, 10 aux Pays-Bas, 2 en Espagne, 1 en Belgique) et aux Etats-Unis (12 pirates).

Un nécessaire partage du fardeau

C’est aussi à une mobilisation générale des Etats pour juger les personnes suspectées de piraterie » à laquelle appelle Jack Lang. Le « partage global du fardeau devrait être mieux réparti », explique-t-il. « Les poursuites engagées par les Etats du pavillon du navire victime restent marginales à ce jour et devraient être beaucoup plus fréquentes. A court terme, il est indispensable que tous les Etats, y compris les Etats du pavillon du navire victime, traduisent les pirates en justice. »

Car l'action en mer si elle a été efficace (le corridor dans le Golfe d'Aden est sécurisé et les convois du PAM sont assurés), elle souffre de l'extension de la zone par les pirates. « Le taux de succès des attaques semble plafonner à un niveau incompressible de l’ordre d’un quart (26,6% en 2010). »

Une véritable industrie en développement rapide, des techniques sophistiquées

Les pirates sont en « nombre toujours croissant ». De 1500 environ, selon le Gouvernement fe?de?ral de transition, ils viennent « me?me aujourd’hui de l’inte?rieur des terres ». On assiste à une «intensification de la violence des attaques (recours en premie?re intention a? l’emploi d’armes automatiques AK-47 et de lance-roquettes RPG-7) ».

Il y a également une « sophistication du mode ope?ratoire » recours croissant aux bateaux me?res comme base arrie?re des skiffs d’abordage, aux GPS, aux donne?es du syste?me AIS, aux te?le?phones satellitaires et aux de?tecteurs de faux billets ; organisation de ravitaillement en mer des bateaux capture?s pour organiser leur trajet vers la Somalie.

Mais pour le rapport, davantage que les moyens mate?riels, ce sont surtout les capacite?s d’organisation qui sont renforce?es pendant l’attaque en mer, mais aussi a? terre et dans le port d’attache pour le soutien logistique apporte? a? la ne?gociation des ranc?ons et a? la de?tention des otages. « Les pirates ont de?sormais acquis la faculte? de ge?rer un nombre important de captures pendant une longue dure?e, s’assurant des revenus re?guliers toute l’anne?e, me?me pendant les pe?riodes de moussons. »

Crédit : Marine néerlandaise

L'économie de la piraterie prend le dessus

« L’e?conomie de la piraterie prend ainsi progressivement le pas sur l’e?conomie traditionnelle, du fait du de?veloppement des activite?s a? terre en soutien des pirates, du de?faut d’investissements cre?ateurs d’emplois dans un environnement d’inse?curite? ge?ne?ralise?e, et de l’effet de?structurant de la piraterie sur la socie?te? somalienne qui alimente un cercle vicieux. »

Le risque est certain selon Jack Lang. « L’impunité qui résulte de ces pratiques dites de « catch and release » tend à rendre négligeable le ratio risque / gain des pirates et à encourager la piraterie. Extrêmement attractive, cette activité criminelle est perçue comme un moyen quasi infaillible de s’enrichir. »

Un risque de déstabilisation économique

Il induit un risque de déstabilisation supplémentaire pour la Somalie. Un seul chiffre résume ce déséquilibre. Les recettes annuelles de la re?gion du Puntland sont e?value?es par la Banque africaine de de?veloppement a? 16 millions de dollars pour 2009, alors que les recettes de la piraterie sont estime?es a? 82 millions de dollars la me?me anne?e, selon le Groupe de contro?le  sur la Somalie des Nations unies.

Les pays bordant l'Océan indien souffrent. Directement. Les Seychelles ont subi une perte, en 2009, de 4% du PIB due essentiellement à la chute des recettes provenant du tourisme et de la pêche. Indirectement. Les primes d'assurance « auraient quadruplé sur le passage de cette zone, classe?e zone de guerre ». Ce qui conduit à une augmentation du prix des matie?res premie?res, « non seulement au Kenya et en Tanzanie, mais aussi dans les pays enclave?s desservis par la co?te de l’Afrique de l’Est » (Burundi, Ethiopie, Malawi, Ouganda, Est de la Re?publique de?mocratique du Congo, Rwanda, Zambie). De fait, c'est « l’ensemble de la Corne de l’Afrique (qui) connai?t une diminution de l’activite? des ports, du trafic maritime et des importations, faisant peser un risque sur l’approvisionnement e?nerge?tique des pays d’Afrique de l’Est. Seuls trois navires desservent en effet en gaz la Tanzanie, Maurice, les Seychelles, Madagascar et les Comores. »

Des collusions locales avec les islamistes

Le risque islamique il n’y croit pas totalement. Mais il faut se méfier. Des collusions ponctuelles existent. Aujourd’hui, le départ de pirates au sud de la Somalie dans des zones contrôlées par le Shabaab « laisse supposer des accords ponctuels garantissant la tranquillité des pirates contre une part de la rançon (pouvant, semble-t-il, aller jusqu’à 30%). Une telle collusion passive, par exemple dans la région de Kismayo, aggrave la déstabilisation de la Somalie, en alimentant le recrutement des milices insurgées et le commerce des armes en violation de l’embargo. »

Télécharger le rapport de Jack Lang

Lire également :

Sur les nouvelles tactiques des pirates (utilisation de navires boucliers ou ravitailleurs) :

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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