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Disparition de l’Arctic Sea: pas un acte de piraterie mais alors quoi ?

(BRUXELLES2) Piraterie ? Pas Piraterie ? L'affaire de l'Arctic Sea, ce bateau battant pavillon maltais, appartenant à une société finlandaise, dirigés par des russes, et disparu des écrans radars début août entre la Manche et l'Atlantique, ne lasse pas d'étonner.

Au départ cela semblait étonnant voire, une blague. Ainsi que je le relatais dans mes brèves de juillet. Alors que tous les pays européens sont engagés dans la lutte anti-piraterie à quelque milliers kms des côtes européennes, voici que des pirates auraient frappé un navire à quelques miles de nos côtes ? Un bateau attaqué en pleine mer baltique par des pirates se faisant passer par des policiers. Étonnant.

Puis le bateau "libéré" sans aucune intervention - les pirates quittant le bord - sans demander leur reste. Encore plus étonnant. Le bateau poursuit sa route... puis disparait entre Calais (lors du dernier contact), le rail d'Ouessant et l'Atlantique (il ne serait jamais arrivé dans les eaux portugaises, affirme les gardes-côtes du pays). Lire les brèves d'août.

L'étonnement n'est plus de mise et le mystère s'épaissit et on entre dans une affaire qui oscille entre un Arsène Lupin des mers, un nouveau triangle des Bermudes version Mafia russe ou une sombre question de couple entre les propriétaires.

Les hypothèses vont bon train. Les spécialistes de Lloyds mettent en avant que plusieurs navires "soeurs" de l'Arctic sea ont chaviré dans le passé. La presse espagnole, reprise par la presse russe, le voit à San Sebastian. Fait rapidement démenti des autorités du port. Le Financial Times Deutschland, repris par Itar Tass et le Daily Telegraph, le voit au Cap Vert. Apparemment il n'y est pas. Ou n'y est plus. La Russie s'en mêle et décide de mettre en alerte sa marine. Le Bureau maritime international, spécialiste de la piraterie a quelques doutes, préférant miser sur un  règlement de comptes entre propriétaires. Hypothèse reprise très officiellement par la Commission européenne, ce vendredi.

La Commission européenne s'en mêle. Même si elle n'a pas vraiment de compétence sur le sujet (piraterie maritime), elle a au moins en matière de sécurité maritime (voire de sûreté maritime), et la Commission tient à être présente sur ce sujet qui commence à devenir  médiatique. Son porte-parole dément, vendredi, officiellement (dans une question visiblement "téléphonée" (1)), la disparition de l'Arctic Sea entre la Manche et l'Atlantique comme ne pouvant être imputée à un acte de piraterie.

« Il faut être très prudent » précise d'abord Martin Selmayr, porte-parole de la Commission, pour aussitôt donner quelques précisions - il y aurait bien eu deux attaques - et un démenti quasi catégorique - ce n'est pas un acte de piraterie ou de banditisme. "Les services de la Commission européenne ont pris connaissance de ce qui paraît être la disparition d'un navire battant pavillon UE. Des signaux radio auraient été reçus de ce navire qui AURAIT été attaqué, à deux reprises, au large de la côte suédoise et ensuite de la côte portugaise. »

Et d'ajouter : « Selon les informations disponibles, ces attaques signalées n’ont aucun rapport avec des actes traditionnels de piraterie ou d’attaque en mer pour vol. Une coordination entre les États membres concernés est en cours. Aucun commentaire supplémentaire de la Commission européenne afin de ne pas empêcher les opérations en cours. » Effectivement une trentaine d'experts de différents pays (Royaume-Uni, Portugal, France, Suède, Finlande et Malte) sont en contact et tentent de dénouer ce qui ressemble soit à un règlement de comptes entre propriétaires de navire, soit à une tentative de récupération d'une cargaison illégale à bord du bateau. Et des navires militaires russes et portugais se dirigeraient sur la zone.

On peut se poser de multiples questions : Le bateau a-t-il vraiment été attaqué ? Par qui ? Que contenait le bateau ? Qu'est devenu l'équipage ? Qui sont vraiment les propriétaires ? A-t-il chaviré ? Sinon où est-il allé se réfugier ? Peut-il vraiment aller loin avec la cargaison de fuel dont il dispose ? etc Bref des questions classiques face à pareil cas. Mais on peut aussi s'interroger sur deux ou trois faits :

La carence d'intervention de la marine et de la police suédoises. Pourquoi la marine suédoise (ou la police suédoise) n'a pas vérifié que le bateau "attaqué" dans les eaux territoriales suédoises, avait bien été "libéré". C'était non seulement une nécessité mais une obligation. En plein Océan indien ou dans le Golfe d'Aden, cette vérification est devenue de la routine pour les forces européennes (de l'UE ou de l'Otan). Mais ici, dans les eaux territoriales européennes, à proximité des côtes, là où les moyens de reconnaissance, d'intervention ne manquent et peuvent intervenir rapidement, rien. Même pas un survol d'hélicoptère, une prise de contact physique, une équipe de visite pour vérifier que tout va bien à bord, qu'il n'y a pas de problèmes, que les pirates ont bien quitté le bord. « On enquêtera à l'arrivée du bateau à Alger » assurent les forces de police suédoise. Un peu léger pour un acte de piraterie. D'autant que la Suède exerce la présidence de l'UE. Que ses forces maritimes et de police ne sont pas minimes. Et qu'elle vient de s'engager dans l'opération anti-piraterie de l'Union européenne. Même si la piraterie dans les eaux européennes parait un phénomène dépassé, le shipjacking pourrait bien renaître comme le carjacking ou le homejacking...

La lenteur de réaction européenne. Pour un fait se déroulant dans les eaux européennes, c'est notable. La réaction européenne - encore très empreinte de prudence - a été plus que lente. Est-ce le syndrôme du mois d'août qui explique cette absence (il est vrai aussi que la plupart des médias ont mis une bonne semaine à réagir, les premiers articles sortant dans la presse européenne vers le 10 août alors qu'il faisait déjà la une en Finlande et en Suède et dans les milieux spécialisés depuis l'attaque par les "pirates" fin juillet). Cependant la "disparition" de l'Arctic Sea révèle un fait troublant, le système de repérage des navires, qu'on a largement amélioré ces dernières années, ne semble pas parfait (ni pour la sécurité maritime - naufrage - ni pour la sûreté maritime - terrorisme, etc.). Que se passerait-il si c'était un pétrolier en train de dégazer... ? En soi, la "déclaration" de la Commission européenne (même si officiellement ce n'est qu'une réponse à une question journalistique) marque un tournant, car elle politise l'affaire ; c'est la première institution politique  à réagir de manière officielle et surtout à montrer le bout du nez face à Moscou qui monopolise l'attention.

A l'inverse, l'ampleur de la réaction russe. Décidé au plus haut niveau, annoncé à grand renfort de publicité par Medvedev, si coté européen on lambine, coté russe on ne lésine pas, c'est un véritable déploiement de force qu'entame la marine russe. Quatre navires de la flotte russe de la Mer noire qui passent non loin de là sont priés officiellement d'aller voir. Deux sous-marins nucléaires sont même mis en alerte (2). Tout cela officiellement « à la demande de l'armateur » (dont le comportement est plus que bizarre, préférant se tourner vers Moscou que vers les autres capitales (3)). Il est vrai que l'équipage est russe. Mais on n'avait jamais vu la Russie s'intéresser de si près au sort de ses citoyens. Il est vrai que cela sert, au premier chef la nouvelle stratégie russe : être présent partout sur les mers, pouvoir intervenir partout où les intérêts russes sont menacés (juste au moment où un projet de loi est soumis à la Douma pour faciliter l'intervention de troupes russes à l'étranger).

Il est vrai également qu'intervenir en plein Atlantique, donc en pleine zone "Otan", n'est pas pour déplaire à Moscou. Cela permet au passage de démontrer que, décidément, l'Otan n'est pas très efficace, puisque même dans une zone aussi surveillée que la Manche, le rail d'Ouessant et les cotes atlantiques, on perd le contact. Ce qui permet d'effacer un peu plus, le rappel délicat de la date anniversaire de l'intervention en Géorgie. En fait, si elle ne devait pas finir sur un drame, la mystérieuse disparition de l'Arctic Sea est une "bienheureuse" trouvaille pour la nouvelle stratégie géomilitaire russe, permettant de justifier un pas de plus dans sa politique d'intervention de par le monde (après la Géorgie, l'Océan indien, maintenant l'Atlantique) et justifiant la nécessité de réviser le système de sécurité européen (qui décidément ne peut fonctionner sans la Russie, semble dire Moscou, preuve "Arctic sea" à l'appui).

Entre Moscou et Bruxelles (UE ou Otan), qui mettra la première main sur le bateau "Arctic sea" revêt donc aujourd'hui une importance qui dépasse le simple sauvetage d'un navire et d'un équipage en perdition.

(mise à jour 24h) : le navire a été localisé à 400 milles marins de l'île de Sao Vicente (donc hors des eaux territoriales et zone économique exclusive du Cap Vert et dans les eaux internationales), serait bien l'Arctic Sea selon le ministère de la défense du Cap vert relayé par Ria Novosti.

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. La question "téléphonée" est la question posée par un journaliste à un porte-parole - parfois sur un sujet complexe ou totalement décalé des autres questions - et où le porte-parole a une réponse très détaillée, argumentée (déjà écrite). En gros, le porte-parole suggère à un journaliste que s'il pose cette question, il aura une réponse intéressante. Tout le monde est gagnant : le journaliste pose "la bonne question". Le porte-parole peut faire une réponse qu'il ne pouvait faire de manière "spontanée" - car le sujet n'est pas tout à fait de sa compétence ou que l'institution ne veut pas se mettre trop en avant. Bref du grand art de journalisme diplomatique. Une technique assez prisée en salle de presse européenne (j'en ai été le témoin... et l'acteur, dois-je le confesser !).
  2. Le porte-parole de la marine russe ne dément ni ne confirme « Ces missions, de même que l'emplacement des sous-marins ne peuvent faire l'objet d'aucun commentaire », explique Kouznetsov, selon l'agence Ria Novosti.
  3. D'autres pays ont une compétence plus naturelle : Malte est l'État du pavillon, la Finlande est l'État du siège de la société propriétaire du navire dont la police n'a d'ailleurs reçu officiellement aucune plainte. Les pays riverains (Suède, Portugal, France...) sur le passage du navire pouvaient aussi recevoir pareille demande d'assistance de l'armateur.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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