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Les multiples contradictions de l’opération Barkhane et de l’engagement français au Sahel

(B2)  A l'aube de sa huitième année d'intervention, l'opération française anti-terroriste au Mali « Barkhane » semble errer aujourd'hui dans une course en avant, sans stratégie ni d'échappatoire

Opération Bourgoul IV de la force Barkhane (crédit : DICOD / EMA)

L'opération Barkhane peine à convaincre

Cela ne date pas d'aujourd'hui (lire : Au Mali, les Français n’ont pas vocation à rester… mais resteront quand même ?). Plus de huit ans après le début de l'intervention française, les mêmes questions se posent : Quel son cadre d'intervention ? Quel est l'objectif final recherché de l'opération ? Quelle est son hypothèse de sortie ? Ces questions méritent une introspection plus profonde, qu'une réaction épidermique, au lendemain du décès de militaires, sous le coup de l'émotion (1). D'autant que les contradictions sont nombreuses.

Les communiqués de victoire, annonçant régulièrement la 'neutralisation' de djihadistes par Barkhane, masquent une réalité moins réjouissante. En ce début d'année 2021, les rebelles et terroristes sont toujours aussi nombreux qu'en 2013, aussi armés et organisés. Malgré d'importantes pertes qui leur ont été causées, ils arrivent toutefois toujours à attirer auprès d'eux de nouvelles recrues, se régénérant régulièrement des pertes subies dans leurs rangs. Cela devrait interpeller.

Même si les situations ne peuvent être comparées, on se trouve dans une situation pas très éloignée de celle de l'Afghanistan. La France occupant le rôle joué par les États-Unis, en tant que force de pointe, chargée d'éliminer les adversaires désignés, par la force. Sans vraiment réussir à gagner la guerre, juste quelques batailles. Ce qui permet tout juste de limiter le pouvoir de l'adversaire, sans réussir à le vaincre.

D'une opération temporaire à une opération qui s'installe

Une opération de contre-déstabilisation

À l'origine, c'est l'avancée djihadiste depuis le Nord vers le centre du Mali qui motive l'intervention française en 2013. L'ennemi est désigné clairement. Et la cause avancée : l'effondrement du régime libyen, qui a libéré à la fois des combattants revenus au pays, avec armes et bagages. L'objectif de l'opération « Serval » est de stabiliser la zone, et de rester là jusqu'à la tenue d'élections. Un procédé assez classique comme l'intervention française au Tchad en 2008 ou en Côte d'Ivoire en 2002-2003 (force Licorne), dans le cadre des accords de défense signés avec ces pays. 

... à une opération anti-terroriste à visée large

En 2014, l'objectif stratégique devient plus large, mais aussi plus flou. La mission se transforme en une opération qui vise au plan militaire à lutter contre les groupes terroristes, mais aussi à assurer la montée en puissance de la force malienne, voire d'accompagner la reconstruction de l'État malien, son retour dans le Nord du pays, avec un objectif de pacification de la zone... c'est « Barkhane ».

De l'élimination de l'adversaire ...

Tel que le décrit le général Marc Conruyt, commandant de la force Barkhane, en novembre 2020, la « feuille de route » parait précise, de prime abord : « neutraliser les cadres et les combattants » et « perturber la coordination entre les katibas qui se renforcent par l’échange d’hommes, d’informations, d’équipements ».

à l'assèchement du vivier de recrutement

Mais elle s'élargit aussi au niveau géographique — « empêcher les bascules entre espaces sahariens et sahéliens, voire côtiers » — comme opérationnel — « Il faut aussi assécher les viviers de recrutement, désamorcer la dynamique d’exploitation des minorités qui alimentent le terrorisme ». On se trouve ainsi dans une opération de contre-insurrection.

D'une présence de quelques mois ...

En février 2013, quelques mois à peine après l'arrivée sur le territoire malien des troupes françaises, le ministre des Affaires étrangères d'alors, Laurent Fabius, annonçait un retrait quasi-imminent : « Je pense qu'à partir de mars, si tout se passe comme prévu, le nombre de troupes françaises devrait diminuer. La France n'a pas vocation à rester durablement au Mali. Ce sont les Africains et les Maliens eux-mêmes qui doivent être les garants de la sécurité, de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de ce pays ».

... au temps nécessaire

Début 2018, le chef d’état-major des armées, François Lecointre, lâche : « régler le problème au Mali [prendra] dix à quinze ans ». La France n'a « pas vocation à rester éternellement, mais le temps nécessaire pour que nos partenaires sahéliens et leurs armées, soient capables de répondre eux-mêmes à la menace, ce qu'ils commencent à faire » affirme Florence Parly début janvier 2021, confirmant ainsi que la présence française s'enracine.

Une opération qui s'étend géographiquement et dans ses alliés

Du Nord du Mali ...

En 2013, à leur arrivée sur le territoire, les Français protégeaient Bamako, et le sud du pays contre l'avancée des rebelles venus du nord. Les combats se concentrent rapidement sur le Nord du Mali, au-dessus de Gao, entre l'adrar des Ifoghas (lire : Mali : jouer l’effet de surprise (général Saint-Quentin) et l'adrar Tigharghar (lire : Violent accrochage entre la force Barkhane et des djihadistes au nord Mali).

... au centre du Mali, au Niger, au Burkina

Aujourd'hui, Barkhane s'est concentré sur une autre zone, celle « des trois frontières », à cheval entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger, le Liptako-Gourma, là où les groupes armés sont les plus présents. Le centre est devenu le ventre mou du pays. On peut se demander si, une fois cet abcès fixé (s'il peut l'être), si d'autres zones ne seront pas touchées.

D'une opération nationale soutenue par les Européens

L'opération Barkhane est menée au niveau national, avec un apport européen dès le début (Danemark, Espagne, Royaume-Uni... ), qui lui apportent essentiellement un apport logistique, nécessaire et irremplaçable, tout comme celui des États-Unis (en matière de renseignement et soutien aérien via les drones). Mais elle n'est pour autant une opération européenne, ni vraiment une opération multinationale.

... à une direction française bien affirmée

Les partenaires de la France veulent bien la soutenir, mais pas plus. La France veut bien d'un soutien européen, mais pas plus. Elle entend garder à la fois la direction de l'opération, son rythme et son modus vivendi. Il n'est pas question de la transformer en une opération européenne de type 'EUFOR' — du moins pour l'instant. C'est une des raisons (mais pas la seule) des réticences de plusieurs pays (Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni...) à s'engager plus avant dans une opération qui reste, avant tout, française. Les Européens veulent bien s'engager, mais préfèrent le faire dans un cadre structuré, type ONU, voire bilatéral (lire : Combien de soldats européens sont présents au Sahel ? Combien sont dans Barkhane ?).

... voire à une opération européenne ?

L'implication croissante d'Européens, au sein de la task-force Takuba, en position de combat et non plus seulement en soutien logistique, pourrait changer la donne. Si les chiffres donnés par l'état-major de armées — 2000 Européens à terme dans Takuba — se réalisent (ce qui parait assez extraordinaire), le dispositif actuel, d'association des Européens à une opération, obligerait à une transformation.

Lire : Combien de soldats européens sont présents au Sahel ? Combien sont dans Barkhane ? (v3)

L'absence de piste de sortie de crise

La Minusma ?

Le relais à la force des Nations unies, qui est le classique d'une intervention européenne, semble aujourd'hui abandonné. La MINUSMA sert davantage de force de présence, de stabilisation, pour remplir quelques tâches limitées.

L'armée malienne ?

La reconstitution de l'armée malienne (les FAMa), menée notamment par les Européens d'EUTM Mali, comme les Français de Barkhane, va son train. Mais elle se heurte à plusieurs obstacles, bien identifiés. L'effectif réel de l'armée malienne n'est pas vraiment connue (le nombre de 'faux' soldats permettant d'arrondir les fins de mois de certains officiers (cf. le reportage sur Arte, Mali : une armée dans le collimateur) (2). La formation reste courte (quelques mois) et limitée. Elle ne permet pas toujours de former des unités constituées, autonomes. Les soldats formés sont parfois dispersés dans plusieurs unités, ainsi que B2 a pu l'apprendre. Elle n'est pas toujours bien suivie. Un défaut bien identifié, auquel la mission EUTM Mali entend remédier aujourd'hui dans le nouveau mandat mis en place (lire : EUTM Mali reprend le collier. Nouvelles bases, sorties dans tout le Mali, Gazelle intégrée. En attendant le Burkina et le Niger). Aussitôt formés, les soldats maliens sont aussi envoyés au combat. Les pertes subies par les FAMA sont nombreuses.

La Force du G5 Sahel

Officiellement, l'objectif est de confier la stabilisation de la région à la force conjointe du G5 Sahel (armées du Burkina Faso, du Mali, de la Mauritanie, du Niger, et du Tchad), créée en 2017. Mais celle-ci peine à se mettre en place. Ce qui est assez logique. D'une part, le Mali n'a pas d'armée digne de ce nom capable de neutraliser la foule terroriste dans la région. De plus, fédérer des États aussi différents, confrontés à des menaces diverses, dans une force commune est assez osé — les Européens n'ont eux-mêmes jamais réussi à mettre en place une telle force. Par ailleurs, donner davantage de pouvoirs aux militaires dans des zones promptes aux coups d'état — comme le démontre l'exemple récent du Mali en août 2020 — est redouté des civils, qui manquent de confiance dans l'appareil étatique comme militaire.

Des questions se posent

La dimension locale sous estimée ?

Dans ces explications officielles ne viennent que rarement, le ressort endogène de ces groupes. Les qualifications et les rattachements aux deux grandes mouvances du terrorisme international — l'État islamique et Al-Qaeda — apparaissent mouvantes. Qualifier tous ces groupes armés de djihadistes importés d'autres terrains n'est peut-être pas si exact. Ce sont avant tout des groupes locaux, dirigés souvent par d'anciens militaires des Forces armées maliennes (FAMa), des groupes qui utilisent des armes diverses : de la pose d'IED, engins explosifs improvisés, aux attaques contre les camps maliens, tout en n'oubliant une certaine mise en scène qui accompagnent toute campagne militaire (lire aussi : Les djihadistes ne sont pas des mecs en claquettes, ils réfléchissent (Wassim Nasr).

Des groupes qui arrivent à se régénérer en permanence ?

En 2013, au moment des premiers combats, on estime les forces des groupes armés à moins de 2000 hommes). Sur ce nombre, une bonne moitié est neutralisée. Rien que dans la bataille de l'Adrar des Ifoghas, on parle de plusieurs centaines de morts parmi les groupes armés. En 2019, les « groupes armés terroristes » comprendraient toujours 2000 combattants au Sahel, dont 1000 à 1400 au Mali, indique l'AFP sur la foi une « source militaire française ». Le chiffre d'une centaine d’ennemis éliminés par mois en moyenne est annoncé en mars 2020. Mais lors d'audition devant l'assemblée nationale, le général Lecointre évoque le chiffre d'environ 1500 adversaires rien dans la région du Liptako entre Mali et Niger, et de 2000 à 2500 au total. Cela signifie que malgré de nombreuses pertes, les groupes terroristes arrivent à régénérer leurs effectifs.

Négocier ou ne pas négocier ?

L'axiome officiel : 'il n'y aura pas de solution militaire, uniquement une solution politique' est aussitôt contredit par un autre axiome 'on ne négocie pas avec les terroristes'. Or chacun sait que la sortie de crise stable ne reposera pas sur une force du G5 Sahel ou même une armée malienne recomposée. Mais pas une négociation avec les différents groupes rebelles. Le tryptique 'démobilisation, désarmement, réintégration' (DDR) — maintes fois tenté au Mali, sans vraiment de succès, ne sera pas entamé par des opérations militaires répétées.

(Nicolas Gros-Verheyde et Aurélie Pugnet)

  1. Lire : Nouvelle attaque contre un véhicule de l’opération Barkhane près de Menaka au Mali (v2) et Trois militaires de Barkhane décèdent dans un IED
  2. Cette déperdition de l'aide internationale est une question récurrente : n'y-a-t-il pas trop d'argent qui est déversé, qui part dans différentes poches, mais pas pour l'usage principal.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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