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Les bombardements de la coalition en Irak : victoire tactique, défaite stratégique ?

(B2) Alors que les forces arabo-kurdes (FDS) livrent une des dernières batailles contre l'État islamique, un officier français présent sur place avertit : la bataille est gagnée, la guerre... ce n'est pas sûr

Artillerie (Task Force Wagram) de l'opération Chammal (crédit : DICOD / EMA)

Dans un article paru dans la Revue de défense nationale, un des organes de réflexion stratégique de l'armée française, le colonel François-Régis Legrier décortique un aspect de l'opération française et américaine en Irak : La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? ». L'auteur sait de quoi il parle. Chef de corps du 68e régiment d’artillerie d’Afrique, il a été le commandant de la Task Force Wagram au Levant depuis octobre 2018.

L'article serait sans doute passé inaperçu du plus grand nombre, malgré sa qualité, s'il n'avait pas donné lieu à un échauffement politique, révélé par Michel Goya dans son blog La voie de l'épée. L'article a été déprogrammé du site internet de la Revue de défense nationale, au nom d'un principe : « on ne parle pas des opérations en cours sans autorisation » au plus haut niveau.

Une remise en cause de la stratégie actuelle

Le propos du colonel est en effet implacable pour la stratégie de la France et de la coalition militaire en Irak. Il vient poser un désaveu 'technique' à toutes les démonstrations politiques tendant à prouver que la bataille contre Daech est en passe d'être gagnée. Au passage, il fustige la tactique américaine, et occidentale du zéro perte dans les rangs des militaires, et d'une campagne essentiellement de bombardement qui est particulièrement destructrice.

Daech n'est pas vaincu

L’ennemi (alias Daech) n'a pas été détruit par les frappes aériennes « autant qu’on a bien voulu le faire croire ». Les compte-rendus réguliers d'estimation des pertes ennemies (BDA comme Battle Damage Assessment) sont « impressionnants » mais ils restent « calculés de façon statistique et non par observation visuelle ».

Le mouvement terroriste peut avoir gardé certaines forces au chaud. La défaite devenue inéluctable, « il s’est exfiltré vers des zones refuges pour poursuivre la lutte en mode insurrectionnel ne laissant sur place qu’une poignée de combattants étrangers. »

Une illusion de l'efficacité aérienne

La 'projection de puissance', « c’est-à-dire la projection de destruction, sans 'projection de forces', de soldats sur le terrain ne fonctionne pas » dénonce le colonel. « Elle détruit sans maîtriser la reconstruction et crée le chaos. Il y a une vraie illusion de l’efficience aérienne : certes, elle permet quelques économies initiales mais elle ne conduit jamais au résultat espéré. À la fin des fins, il est toujours nécessaire, d’une manière ou d’une autre, de contrôler l’espace. »

Une stratégie qui fait davantage de victimes civiles pour épargner les militaires

Pire... si la bataille d’Hajin a été gagnée, sur le terrain, elle n'a pas été sans conséquences pour les populations. « En refusant l’engagement au sol, nous avons prolongé inutilement le conflit et donc contribué à augmenter le nombre de victimes au sein de la population. Nous avons détruit massivement les infrastructures et donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire. »

Des dommages collatéraux surexploités par Daech

Le mouvement « Daech a su exploiter le moindre succès tactique pour le valoriser et en faire un succès stratégique. De même, les frappes occidentales et leurs dommages collatéraux réels ou fictifs ont aussi été largement médiatisés avec succès.  » De quoi s'interroger sur « le décalage des perspectives : là où Daech, dans une vision stratégique, s’adresse aux opinions publiques occidentales, la Coalition, outil militaire sans réelle pensée politique, est contrainte de rester au niveau tactique et ne peut exploiter ses succès dans le champ informationnel avec la même réactivité que l’ennemi ».

Une interrogation stratégique

La façon dont le discours officiel mettant en avant la réduction des poches qui a traîné à une question sur la « stratégie suivie depuis des années. Où est le véritable enjeu ? Détruire Daech ou contenir l’Iran ? » Au final, l'officier s'interroge : « Nous n’avons en aucune façon gagné la guerre faute d’une politique réaliste et persévérante et d’une stratégie adéquate. Combien d’Hajin faudra-t-il pour comprendre que nous faisons fausse route. »

Commentaire : se taire ou débattre

On peut comprendre que le ministère et l'état-major des armées se soit émus d'une remise en cause aussi féroce de l'intervention en Irak, alors que celle-ci n'est pas terminée. Mais le propos est argumenté, et les questions posées sont légitimes. On peut même se demander si cela ne nécessiterait pas un vrai débat, plus large, au sein du parlement national sur les contours de l'intervention française en Irak.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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