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Etudes stratégiques : la France lance son école de War Studies

(B2) Cinq laboratoires universitaires de sciences humaines vont être labellisés « centre d’excellence ». Objectif : contribuer à développer, dans le cadre du Pacte enseignement supérieur, une école française des études stratégiques, inspirée des War Studies anglo-saxonnes

(©CSW Expo 2009)

Faire émerger les études stratégiques

Financer la recherche

La question du financement est cruciale pour permettre aux laboratoires de développer des savoirs de qualité. C’est le nerf de la guerre pour les universités qui vont bénéficier de ce label excellence. Chacun des lauréats (Paris I, Paris 8, Bordeaux, Grenoble et Lyon III) va bénéficier d’un contrat de cinq ans pour embaucher un jeune chercheur chargé de mener à bien le projet (60.000 par chercheur par an). En échange, ces établissements doivent « contribuer à la construction d’une filière « études stratégiques » en France » : il s’agit, selon la DGRIS, d’institutionnaliser les liens entre ministère de la Défense et monde de la recherche, « en s’inspirant des War Studies anglo-saxonnes, afin d’attirer les meilleurs talents vers ce domaine de recherche ».

NB : Ces cinq projets pourraient être suivis par d’autres. Le budget annuel du Pacte enseignement supérieur, fixé à 2,5 millions d’euros par an « à plein régime » prévoit de financer « à terme » 40 chercheurs.

Mettre en réseau les efforts

Les chercheurs, notamment les plus jeunes, s’intéressant à l’étude des guerres, sont longtemps restés dispersés en France. En 2015, c’est aussi pour regrouper les énergies que plusieurs d’entre eux ont lancé l’Association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES). Lieu de rencontre et de construction de réseau, celle-ci s’est rapidement imposée dans le paysage comme un soutien à la publication ou à la communication de travaux académiques de très bonne facture.

Appuyer la jeunesse

C’est l’un des rôles fondamentaux de ce Pacte : « développer et régénérer le vivier de chercheurs sur les problématiques liées à la défense et à la sécurité ». Les établissements bénéficiaires s’engagent à associer à leurs travaux des jeunes chercheurs, financés à travers des contrats dédiés. Cette démarche en direction de la jeune génération a également donné lieu en 2017 à un colloque et à une publication scientifique de l'IRSEM mobilisant la « relève stratégique », avec des panels exclusivement constitués de doctorants et de jeunes chercheurs.

NB : Ce soutien se manifeste aussi à travers la mobilisation de moyens privés. Nicolas Bronard, un cadre de la DGRIS, a mis en place un « club Phénix », destiné à réunir les jeunes chercheurs pour leur faire bénéficier de l’aide d’entreprises volontaires.

Rattraper le retard

Une université française hostile à la force

Les sciences humaines sont très marquées, en France, par un héritage particulièrement hostile à la guerre et à l’usage de la force. De grands auteurs s’y sont pourtant intéressés, comme Auguste Comte ou Emile Durckeim. Ce dernier, d’ailleurs, a largement transmis aux générations suivantes l’idée selon laquelle la guerre n’était qu’une pathologie de l’humanité que, tôt ou tard, l’on parviendrait à soigner.

« Les horreurs du second conflit mondial, puis les tensions qu’engendrent la Guerre Froide et les guerres coloniales n’ont guère contribué à rendre ces thématiques populaires parmi les auteurs du premier rang au sein des courants généralistes dominants, écrit Bernard Boëne, ancien directeur de l’enseignement à l’académie militaire de Saint-Cyr. « La période qui va de 1950 à 1980 voit émerger, en marge du marxisme ou contre lui, nombre de programmes de recherche structurants qui cultivent l’oubli, ou le déni, de la guerre, des armées et de la coercition physique. » (1)

Difficulté méthodologique

L’étude de la guerre est également marquée par une difficulté méthodologique : elle est fondamentalement pluri-disciplinaire. Elle se nourrit en effet d’histoire, de sciences politiques, de relations internationales, de géographie, d’économie, de sociologie, d’anthropologie ou encore de sciences de l’information et de la communication. En France, le travail pluri-disciplinaire reste à développer dans les laboratoires : beaucoup de chercheurs préfèrent encore préserver les frontières entre les différents champs de recherche, chacun ayant ses propres références théoriques.

Le modèle anglo-saxon

Longtemps, les chercheurs français qui souhaitaient poursuivre leurs travaux sur la guerre ont donc lorgné sur des think tanks et des universités anglo-saxons. Du Royaume-Uni aux Etats-Unis, non seulement les War Studies sont valorisées, mais les opérationnels s’y intéressent de près. Dans les grands colloques et dans les revues scientifiques, il n’est ainsi pas rare de retrouver à la plume ou au micro aussi bien des scientifiques que des acteurs des conflits qui réfléchissent ensemble. C’est ce qui a inspiré la démarche entreprise par le ministère des Armées français. Mais c’est aussi là le départ d’un autre débat, éthique celui-là : à partir de quand le chercheur doit-il prendre ses distances avec les militaires ? De l’autre côté de l’Atlantique, il n’est pas rare que des académiques portent l’uniforme en tant que réservistes. Mais c’est encore l’autre bout du monde, vu depuis les laboratoires français.

(Romain Mielcarek)


Les cinq projets retenus

• Université de Paris 1 – Panthéon Sorbonne : « Sorbonne War Studies (emploi de la force armée au prisme des nouveaux défis sécuritaires) » - Julie LE MAZIER

• Université de Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis : « GEODE : Géopolitique de la Datasphère » - Alix DESFORGES

• Université de Bordeaux : « DPBS : Defense & Peace Bordeaux School » - Julien ANCELIN

• Université de Grenoble Alpes : « Cybersécurité et sécurité internationale – données, modélisation et visualisation » - Mayeul KAUFFMANN

• Université de Lyon 3 – Jean Moulin : « L’inter-connexion des fonctions stratégiques hautes (puissance aérienne, espace, nucléaire, défense anti-missiles). Conséquences politiques et opérationnelles des couplages capacitaires de haute intensité dans les espaces homogènes et les Contested Commons » - Antony DABILA

Télécharger les fiches détaillées


Lire aussi : Des bourses à portée de main pour les jeunes chercheurs

  1. Les sciences sociales, la guerre et l’armée, Bernard Boëne, Presses Sorbonne Université, 12 décembre 2014

Romain Mielcarek

Romain Mielcarek est journaliste spécialisé défense et international. Correspondant de B2 à Paris, il collabore également avec DSI, RFI et Le Monde Diplomatique. Titulaire d'une thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication, il mène par ailleurs des recherches académiques sur l'influence militaire. Son dernier ouvrage : "Marchands d'armes, un business français" (Tallandier, 2017).

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