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Anglais uniquement… l’ambassadeur français claque la porte

(B2) Le représentant français auprès de l'Union européenne, Philippe Leglise-Costa, plutôt affable d'ordinaire, a poussé une petite gueulante, hier (mercredi 25 avril), lors de la réunion du Comité des représentants permanents (le COREPER pour les initiés (1)). Et il a quitté, derechef, la séance, histoire de bien montrer qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie, mais d'une réelle préoccupation.

Halte au monolinguisme

Cause du courroux de l'ambassadeur : le monolinguisme anglais. Les ambassadeurs devaient en effet décider de la création d'un groupe de travail spécial des Amis de la présidence dédié au prochain cadre financier pluriannuel (le CFP ou le MFF pour les initiés), qui fixe les principales enveloppes financières européenne pour les cinq ou dix ans à venir (après 2020). Un sujet fondamental. Mais le règlement de procédure de ce groupe ne prévoyait aucune possibilité d'interprétation (2). Raison officielle invoquée : une question d'efficacité et une certaine tradition. Le groupe des « amis de la présidence » — réservé aux questions sensibles transversales — ne prévoit généralement d'interprétariat.

... une pratique rampante

Une pratique contraire aux règles habituelles en usage dans les groupes de travail qui permet l'interprétation à la demande de n'importe quel pays. « Ceux qui veulent parler dans leur langue doivent pouvoir bénéficier d'une interprétation » a soutenu l'ambassadeur français. Il y a une pente glissante, juge-t-on du côté français. Cette pratique a ainsi été adoptée dans le groupe ad hoc sur le Brexit. Il s'agit donc « de se mobiliser » et de donner un coup d'arrêt à une pratique rampante. C'est une question de principe mais aussi très pratique. Les questions abordées dans ces groupes de travail sont certes très techniques mais aussi très politiques. Il importe donc de parfaitement comprendre et d'être parfaitement compris.

Pas de politique de la chaise vide

Contrairement à ce qui a été dit par ailleurs — notamment par nos confrères de Politico —, la chaise française quittée par Ph. Léglise-Costa n'est pas restée vide longtemps, un diplomate a pris le relais, comme c'est l'habitude.

Commentaire : enfin !

Cette sortie française n'est pas anodine. Elle marque un changement d'état d'esprit. Ces dernières années, les diplomates hexagonaux préféraient jouer la discrétion, sans vraiment jouer le rapport de force, et laissaient filer en fait une situation. Sans vraiment d'efficacité. L'anglais est ainsi devenu lentement la langue dominante, les violations des règles écrites et des règles non écrites sont devenues si courantes qu'elles ont instauré une certaine tradition. Un point que nous avions dénoncé au sein de l'association des journalistes européens, section FR (2). C'est le cas de façon massive dans le domaine de la politique étrangère (3), envers et contre toute logique géopolitique (4). C'est le cas aussi de manière (plus épisodique) au sein de la Commission européenne. La présentation de la dernière proposition sur les lanceurs d'alerte, lundi dernier, l'a démontré. Les documents de base (communication, directive) étaient "English only". Une vraie aberration pour un sujet "grand public", au moment où on s'interroge sur la manière de retisser le lien avec les citoyens...

(Nicolas Gros-Verheyde)

(1) Ce comité qui regroupe les 28 ambassadeurs de l'UE est vraiment la cheville ouvrière de la construction européenne. Il délibère et décide sur les principaux textes et résolutions européennes. Il se réunit une à deux fois par semaine, dans deux formats principaux : le Coreper I sur les questions traditionnelles de l'UE (agriculture, transports, marchés...), le Coreper II sur les questions plus régaliennes (politique étrangère, finances, justice, institutions).

(2) Lire : Respectez l’usage du français Svp et L’usage de la langue française, suite

(3) Lire notamment en 2010 : La politique extérieure de l’UE de plus en plus monolingue et en 2008 Le français, « langue morte » de la PESD ?. La situation n'a pas vraiment évolué depuis. Elle s'est même aggravée, au point qu'elle a suscité tout récemment encore une discussion sur la difficulté de recruter dans les missions européennes déployées dans des pays francophones des personnels parlant le français.

(4) Prétendre lutter contre les 'fausses nouvelles" (fakenews) et continuer à ne communiquer qu'en anglais relève d'une défaillance stratégique certaine (pour être gentil !). D'autant plus au moment où les Russes et les Américains (notamment) s'évertuent à communiquer leurs différentes prises de positions ... en français.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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