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Les USA tancent l’Europe. Quand le cow-boy tire son flingue, faut-il avoir peur ?

(crédit : US Marines, juin 2017 - archives B2)

(B2) En matière de défense européenne, les Américains ont une vision totalement contradictoire et frustre. Du moins en apparence...

Un double jeu permanent

D'un côté, ils souhaitent que les Européens se prennent en main, s'autonomisent, prennent en charge leur propre défense, s'impliquent davantage dans l'OTAN ainsi que dans les opérations et actions de l'Alliance atlantique de par le monde. Ils le répètent depuis des années : il faut un partage du fardeau. A juste titre...

De l'autre, dès qu'il y un frémissement, que les Européens tentent de mettre en place quelques instruments, ils font les gros yeux, admonestent l'Europe de ne pas faire de doublon avec l'OTAN, d'éviter toute duplication, de garder à l'esprit l'interopérabilité nécessaire, et... surtout, de ne pas développer d'industrie européenne.

L'ambassadrice américaine à l'OTAN, Kay Bailey Hutchison, aujourd'hui l'a indiqué lors d'un briefing à la presse. « Nous ne voulons pas que cela devienne un outil protectionniste pour l'UE », a-t-elle déclaré en référence au projet de coopération structurée permanente ou PESCO (lire : Les États-Unis plombent l’autonomie stratégique de l’Europe avec un slogan : pas sans nous !) demandant, comme dans le passé, qu'il y ait un « processus équitable » (1).

Cette ambiguïté (au mieux), ce double jeu (en fait) doit être regardée en gardant la tête froide. Autrement dit quand le cow-boy sort son flingue, ne regardons pas où se dirige son flingue mais où se dirigent ses yeux...

Une double vision qui traverse l'Amérique comme l'Europe

Il y a toujours eu aux États-Unis plusieurs tendances en matière de politique étrangère et de défense qui traversent ses diverses institutions (présidence, Congrès, ministères...), l'une encourageant l'Europe à l'autonomie, à devenir un pilier fort aux côtés des Américains, l'autre encourageant l'Europe à rester servile et sous l'autorité américaine. Ces deux tendances coexistent parfois au sein du Département d'Etat et de la défense.

Cette dichotomie n'est pas spécifique aux États-Unis. Elle traverse également nos différents pays. Il est de notoriété publique qu'en France, le Quai d'Orsay est davantage plus enthousiaste sur l'Europe de la défense que certains chefs d'armée qui ne révèrent que le partenariat avec les "gens sérieux" (Américains, Britanniques, etc.), voire l'OTAN, mais pas l'Union européenne, un être "informe". Il n'en est pas vraiment différent en Allemagne, pour d'autres raisons : la défense voit généralement dans l'OTAN une carrière et les Américains une référence là où elle se sent perdue dans les structures européennes, et les diplomates, au contraire, sont à l'aise. Etc.

La dialectique de la duplication

Ensuite, il ne faut pas tomber dans le piège dialectique que tendent les Américains. Il n'y a pas de duplication et il ne peut pas y avoir de duplication entre l'OTAN et l'UE, chacun a son rôle et ses différences finalement assez marquées.

A l'OTAN les tâches du hard power et la défense territoriale. A l'UE, la fonction du mix power, des interventions complexes, mêlant civil et militaire, financement extérieur et action opérationnelle. Quoi qu'en disent certains, leurs membres sont totalement différents. Ne font pas partie de l'UE une nette majorité de l'Alliance, du moins dans son expression militaire (Etats-Unis, Turquie, Canada, Norvège...), cela pèse. Quant à l'efficacité opérationnelle, permettez-moi d'être très dubitatif. Si l'Europe ne brille pas toujours de mille lustres, ses interventions extérieures ne sont pas toutes des échecs, loin de là. Pour l'Alliance, les deux dernières grandes opérations militaires — Afghanistan et Libye – n'ont pas vraiment été un succès retentissant : l'une est un solide bourbier sans victoire certaine, l'autre un cuisant échec (2). Dans la réalité, les champ de friction réels des deux organisations sont, en fait, assez faibles : il n'y a pas de duplication possible des QG européen et otanien, il n'y a pas de divergence dans l'analyse des menaces ni des capacités manquantes, contrairement à ce qui est affirmé officiellement, etc. Certes il y a bien des chamailleries d'appareils, des querelles d'ego et, surtout le conflit gelé chyprio-turque, qui est loin d'être un détail et empoisonne toute l'atmosphère. Mais ce n'est pas ce qui provoque aujourd'hui ce courroux américain. La réalité, en fait, est ailleurs...

Une guerre économique qui ne dit pas son nom

Ce que craignent réellement les Américains, c'est que les Européens les prennent au mot, s'autonomisent un peu, développent un peu leur industrie de défense et achètent (un peu) plus européens et, donc, un peu moins Américains. Il faut bien le voir qu'il y a là, non pas une divergence sur les options sécuritaires, mais une bataille économique concrète, précise, importante. La course aux 2% du produit intérieur brut consacré à la défense avait deux objectifs : régénérer les forces mais aussi et surtout permettre à l'industrie américaine de bénéficier d'un marché, captif, en croissance. En donnant un délai court (10 ans) à la remontée en puissance, on dégage des marges budgétaires, importantes. En imposant un réarmement rapide, on offre une prime aux matériels existants, testés, amortis, interopérables, en un mot : le matériel américain.

Le grain de sable européen

La stratégie européenne amorcée sous l'égide de la Commission européenne et du couple franco-allemand (avec les Italiens et les Espagnols) vient s'intercaler dans cette stratégie de puissance. En mettant en place un financement européen, une prime à la coopération européenne, une certaine préférence européenne, elle tente de rééquilibrer le jeu. Ce qui n'est pas du goût des Américains qui sont en position dominante sur ce terrain et jouent tous les arguments, comme ils l'avaient fait dans le passé : dans le litige entre Airbus et Boeing, quand l'Euro est né face au Dollar ou quand Galileo a été pensé comme une alternative au GPS (3). A chaque fois, le processus est semblable, on tente d'étouffer dans l'oeuf la convergence européenne, et à défaut, de l'affaiblir. Les Américains manquent aujourd'hui d'un sérieux atout dans leur manche : les Britanniques qui ont, déjà, perdu de leur influence, pour miner le dispositif de l'intérieur.

Commentaire : les Européens doivent rester stoïques, mais ils ne peuvent rester sans réagir face à une telle mauvaise foi. L'Europe doit avoir sa défense. Celle-ci n'est pas dirigée contre les Américains. Chacun le sait. Mais elle ne peut se reposer entièrement sur l'OTAN. L'épisode Trump l'a montré, les errements de Erdogan le démontrent, la réaction russe le prouvent. C'est avec deux jambes, également dotées, que le couple euro-atlantique marche, pas sur une seule.

(Nicolas Gros-Verheyde)

(1) Ce qui va faire pleurer dans les chaumières mais ne leurrera pas ceux qui lisent les statistiques. Dans les dix plus grosses entreprises de défense au monde, on compte sept entreprises US et seulement deux ou trois entreprises européennes : Airbus (consortium européen basé aux Pays-Bas), Leonardo (Italie) ainsi que BAE systems (britannique mais liée au système industriel américain). Les Etats-Unis dispose à l'export d'un redoutable instrument — le FMS (Foreign Military Sales) — qui prouve régulièrement son efficacité. Les ventes de l'agence de coopération pour la sécurité de défense (DSCA) ont ainsi atteint pour l'année fiscale 2017 42 milliards $ (dont 32 milliards au titre du seul FMS) (lire ici). Enfin, si on se réfère aux contrats signés, il n'est que de regarder les derniers contrats signés par les Américains sur les Patriot en Suède, Roumanie ; pour le nouveau F-35 comme pour l'ancien F-16, Washington n'a pas à rougir de sa position. 

(2) En Afghanistan, les gains sont si peu limités que les talibans toujours présents mènent l'offensive à Kaboul contre les cibles diplomatiques et civiles. En Libye, la défaite politique est si violente qu'elle a effacé en quelques mois les quelques succès militaires obtenus sur le terrain durant des semaines. Le vacuum sécuritaire et étatique créé aux frontières européennes est une formidable leçon d'échec. Tous les experts, tous les diplomates en conviennent... du moins à mots couverts.

(3) D'où l'insistance à garder Galileo comme un instrument civil et ne pas lui dénier un rôle sécuritaire possible, apanage du seul GPS américain (du moins officiellement).

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Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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