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2017. L’Europe acculée entre la renaissance d’un monde bipolaire et sa crise de valeurs ?

(B2) L'Europe devrait vivre, en 2017, une année du choix. Seule face à elle-même. L'année dernière nous écrivions 2016, un monde entre deux phases. Et l’Europe : repliée sur elle même ? Force est de reconnaître qu'aux frontières, les menaces n'ont pas vraiment diminué. Mais d'une certaine façon, le tableau des menaces externes n'est pas plus noir qu'il y a an.

On pourrait même dire qu'il est plutôt « contenu ». D'autres menaces, beaucoup plus existentielles d'une certaine façon, ont surgi en 2016 et pourraient s'agrandir en 2017. D'une part, l'Europe apparait acculée face à la volonté des "deux grands" — Russie et États-Unis — de reconquérir leur place de premier plan à ses dépens, sans que les autres acteurs de la scène mondiale (Chine, Inde, ...) n'aient renoncé à se faire sa place au soleil. L'effet ciseau menace entre ceux au-dessus qui veulent briser tout élan européen et ceux qui poussent. D'autre part, la principale menace qui apparait aujourd'hui est sur le plan des valeurs et de la solidité intérieure. La crise politique — prédite par certains experts — qui a suivi la crise financière s'accompagne d'une crise philosophique.

Un niveau de menace externe important

Aux frontières de l'Europe, le conflit syrien continue de produire combats, victimes et déplacements en masse de la population civile. L'intervention russe — militaire et politique — a rebattu les cartes et pourrait, paradoxalement, faciliter l'issue du conflit. La Libye continue d'être un "trou noir", avec un gouvernement qui ne maîtrise quelques rues de Tripoli. 2017 pourrait être l'année de la mise en place de ce gouvernement, à condition que Tripoli et Benghazi, al-Sarraj et Haftar trouvent un moyen de s'entendre. Le conflit à l'Est de l'Ukraine, qui pouvait paraître gelé, connait des retours de flamme réguliers, comme s'il fallait entretenir un foyer d'instabilité nécessaire.

Un peu plus loin, le conflit civil en Irak est loin d'être réglé. Mais le pouvoir de Bagdad et ses différents « alliés » (Kurdes et Iraniens d'un côté, Américains et coalition occidentale de l'autre) semblent reprendre le dessus. Si 2017 pourrait voir la phase de reconquête de territoires tenus par l'organisation de l'État islamique, la paix reste loin d'être gagnée cependant. Et l'organisation terroriste peut toujours trouver à se ressourcer.

Le processus de paix au Moyen-Orient parait mort. Cette fois, ce sont les États-Unis qui veulent rebattre les cartes, en encourageant la colonisation et une remise en cause du statu quo. Cela pourrait entraîner une résurgence des tensions qui restaient, pour l'instant, confinées localement. Mais cela pourrait aussi aboutir à dégeler une situation de toute façon intenable. Une levée de couvercles qui n'est pas sans danger. Quant à l'Afghanistan, il continue d'être une terre instable, mais c'est loin... (sauf les conséquences indirectes avec un afflux de réfugiés).

Dans cet océan de nouvelles un peu noires, le Liban, l'Égypte, la Tunisie, l'Algérie résistent, malgré tout, malgré les tensions importantes à leurs frontières, malgré les tensions internes. Un petit miracle, en soi, qui doit être salué. Et si les pays du Sahel — Niger, Mali — restent fragiles, les principales menaces auxquelles ils faisaient face (grâce notamment à l'engagement français avec Barkhane).

Deux (grands) ennemis de l'Europe aujourd'hui ...

A ces menaces externes qui ne sont — somme toutes — pas pires que l'année dernière s'en ajoutent désormais deux plus importantes. Les deux "puissances" les plus proches de l'Europe, l'une géographiquement, l'autre politiquement, souhaitent sinon la destruction de la construction européenne du moins sa neutralisation, son effacement stratégique. C'est en soi un phénomène nouveau, une remise en cause des préceptes qui avaient cours il y a quelques années encore (doctrine Medvedev, d'un côté, doctrine Bush-Obama de l'autre).

Une Russie moins partenaire, voire hostile

Les relations avec la Russie n'étaient pas excellentes ces deux dernières années (depuis l'intervention en Crimée et en Ukraine). Là elles semblent franchir un cap idéologique. Moscou considérait jusqu'ici l'Union européenne comme un moindre mal, voire une aubaine, qu'elle opposait à l'OTAN et aux États-Unis. Pour la Russie de Poutine, l'Union européenne, son tropisme démocratique, son fonctionnement assez anarchique en soi, plus confédéral qu'unitaire, très 'soft' et pas du tout 'hard' est, en fait, devenue "la" menace. L'OTAN reste officiellement l'adversaire. Mais l'Alliance est le "bon vieil ennemi", celui dont on a besoin pour ragaillardir les masses, assez inoffensif au final. Le tropisme européen est beaucoup plus menaçant, car plus insidieux, plus efficace au final sur le fonctionnement russe traditionnel. Au sud, la Russie tisse donc sa toile de façon inégalée, afin de contourner ce qu'elle ressent comme un encerclement. Même si le fil est fragile, quel pays peut se targuer aujourd'hui d'entretenir des bonnes relations avec le Liban et Israël, l'Iran et la Turquie, la Syrie et l'Égypte, sans oublier la Libye ? Même en Europe, de la Finlande au Portugal en passant par la Bulgarie, la Hongrie ou la Grèce, Moscou compte des soutiens. Un certain retournement de situation.

Une Amérique moins solidaire voire négative

De l'autre côté de l'Atlantique, la communauté de valeurs que partageaient Américains et Européens semble se briser avec la mise en place de l'administration Trump. Rarement un pouvoir américain n'a eu comme affichage politique de détruire l'Union européenne. La concurrence se faisait toujours sentir sur certains dossiers (OMC, OGM, défense...). Mais elle n'était pas généralisée à l'essence même de la construction européenne. Les États-Unis ont toujours voulu avoir l'Europe à leurs côtés, pas devant, mais en seconde position. Ce que semble détester Trump paraît semblable à ce que déteste Poutine. Cette Union qui affirme le potentiel de pouvoir être concurrente au Primus inter Pares américain doit être détruite, selon lui. Certes son administration est en train de se mettre en place. Et les premières déclarations vont peut-être policées. Mais on peut douter que ce fond hostile ne ressurgisse régulièement.

Une Turquie en voie de durcissement

A cela, il faut ajouter un pouvoir turc, victime d'un coup d'état qui s'éloigne du continent européen et s'achemine davantage vers la démocrature (mélangeant pouvoir inquisitorial, violations des droits de l'Homme, avec un dispositif démocratique). La Turquie qui a toujours été un allié stable de l'Alliance atlantique, même s'il était souvent dur en négociation, est devenu aujourd'hui un allié « peu fiable ». Ce qui devient un risque pour le voisin européen et pourrait amener à reconsidérer certains éléments de la sécurité européenne.

L'Europe qui s'est construite à côté de la Russie et avec les États-Unis doit maintenant se consolider contre la Russie et sans, voire contre, les États-Unis, en devant gérer un grand État instable quasiment en son sein (1). Cela fait beaucoup ! Mais c'est gérable si l'Europe était unie et en état de marche... Cela ne semble pas être le cas.

Et une absence de conviction européenne

La conviction dans la nécessité européenne s'est ébranlée parmi les peuples pour de multiples raisons : politique, économique, philosophique, sociologique. Elle a été sapée à la fois par des coups de butoirs internes, des politiques erratiques, un manque de soutien dans la classe politique mais aussi les erreurs notables de la direction européenne qui a toujours considéré que l'autre était en faut. A ce mouvement de sape, il faut ajouter la naissance de mouvements franchement nationalistes, voire néonazis, autrement plus graves que quelques trublions dits populistes (2).

Trois crises internes notables

La crise des migrants et des réfugiés — entraînée en partie par le conflit syrien et le trou noir libyen — n'est pas jugulée, tout comme la menace d'attentats terroristes qui est toujours au plus haut niveau. Ce n'est pas l'effet direct de ces deux crises qui apparaît aujourd'hui le plus inquiétant. Mais leurs répercussions dans la société européenne. La crise financière et économique, n'est toujours pas résorbée (malgré les discours volontairement optimistes). Il a entraîné le déclassement notable de la classe moyenne (qui a souvent été au cœur du projet européen) et un désenchantement général. L'impréparation européenne à cette crise d'existence, comme son refus de reconnaître certaines erreurs de politique, ont entraîné un effet de loupe grossissante focalisant la rancœur, devenue rancune, sur la construction européenne.

Une conformité anti-européenne

De tout temps, un courant eurosceptique ou souverainiste a eu cours. Ce n'est vraiment pas une difficulté. Mais aujourd'hui, non seulement, il a dépassé le stade de la minorité mais il a aussi gagné toutes les couches de la société (des intellectuels aux ouvriers, des riches aux pauvres) et tous les bords politiques. Aux extrêmes mais aussi dans les partis traditionnels et, même au centre, l'Europe est passée du rang de nécessité à celui d'accusée. Il est devenu aujourd'hui de bon ton d'attaquer la construction européenne et totalement irréaliste de la défendre. Les arguments les plus intelligents sont parfois les plus dangereux. La conformité a changé de camp.

Une série de coups de clairons non écoutés

Cet ébranlement tient à plusieurs causes et ne remonte pas à quelques mois. Depuis une dizaine d'années, les coups de clairon, les alertes se sont multipliées. Toutes les consultations populaires sur une question européenne, depuis dix ans (France et Pays-Bas 2005, Irlande 2007, Pays-Bas et Royaume-Uni 2016) ont abouti à un "Non", plus ou moins vibrant (3). A chaque fois, l'Europe a botté en touche, estimant que la vindicte populaire n'était pas tournée contre elle mais contre les dirigeants nationaux, expliquant pourquoi tout cela n'a pas d'importance. Une argumentation qui passait sous silence un fait grave : les Européens ne comprennent plus l'Europe, ne savent plus où elle va, ce qu'elle veut.  Lire aussi :  La méthode du vélo est morte. Le cycliste est tombé !

Réagir ou se suicider...

Le temps du 'ouvrons toutes les frontières et vous vivrez mieux', 'avec le TTIP, chaque famille gagnera plusieurs centaines d'euros en plus' versions modernes d'un 'fermez les yeux, je gère', ne marche plus, n'impriment plus dans les consciences. L'Europe n'a plus d'autre choix aujourd'hui que de réagir — et vite — ou de se résoudre à un certain effacement "stratégique". Le sursaut nationaliste qui s'observe dans de nombreux pays pourrait permettre de gagner quelques années sur cet effacement... Mais ce ne sera qu'une illusion funeste.

(Nicolas Gros-Verheyde)

(1) Les liens économiques et sociaux avec la Turquie sont si nombreux que le pays ne peut être considéré comme tout à fait étranger même s'il n'est pas membre de l'UE. A cela s'ajouter l'accord UE-Turquie sur les réfugiés syriens et autres arrivés en Turquie. Un accord qui permet d'empêcher une nouvelle vague d'immigration mais 'tient à la gorge' les Européens.

(2) Cette terminologie paraît plus précise que celle de "populisme", employée aujourd'hui pour qualifier n'importe quel mouvement, n'importe quelle politique. C'est le nationalisme qui est dangereux en soi pour l'Europe pas le populisme qui a existé de tous temps (y compris dans les rangs européens).

(3) On peut critiquer l'emploi du référendum dans ce type de question. En revanche, mettre en valeur le critère de l'abstention pour dénier à ce scrutin une certaine valeur me semble une erreur. Ces référendums ont souvent été marquées par un vote satisfaisant (plus de 50% de votants - sauf le vote aux Pays-Bas sur l'accord d'association en Ukraine). Et le fait même que certains électeurs ne se déplacent pas, n'est pas automatiquement en faveur de la légitimité européenne. Il peut, aussi, être interprété par un désintérêt. Ce qui est presque pire qu'un vote Non. Dans les deux cas, il faut mieux être interpellé par ces résultats que passer son temps à en minorer l'importance ou en dénier l'intelligence.

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Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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