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Défense européenne. Un tournant, une prise de conscience ? (Analyse)

(crédit : EMA / DICOD)

(B2) L'Europe de la défense est en passe d'aborder sa mue. Jusqu'à présent on parlait surtout d'opérations qui allaient forger un esprit de solidarité en commun et amener petit à petit une conscience européenne de défense, à une envie d'agir ensemble, par une sorte de volontarisme politique. On avait défini des objectifs ambitieux — un peu démesurés peut-être — avec l'idée de mobiliser jusqu'à 60.000 hommes pour aller maintenir la paix quelque part dans le monde (1). Ce volontarisme s'est fracassé avec la crise économique et financière à la fin des années 2000. Aujourd'hui l'Europe a décidé de changer son fusil d'épaule. Elle mise davantage sur une politique de consolidation industrielle pour préserver son autonomie stratégique et a décidé de débloquer, point par point, ce qui bloque ou menace ses capacités opérationnelles.

Il ne faudra pas se fier au langage plutôt convenu des conclusions que va adopter le Conseil européen ce jeudi. Sans être emphatiques ou lyriques, les 28 Chefs d'Etat et de gouvernement, réunis au Sommet (Royaume-Uni compris), pourraient ainsi approuver un réel changement de priorité, une petite révolution qui pourrait en quelque sorte s'amorcer.

Vers une politique partagée de la défense, malgré tout

Le réalisme est, en effet, aujourd'hui de mise. Ce retour aux réalités est à double détente. Premièrement, l'Europe de la défense n'est pas destinée à remplacer le rôle des États ni à constituer une alternative à l'OTAN. Deuxièmement, les États — même les plus puissants — ne peuvent plus faire face tout seuls à tous les enjeux. Chacun a aujourd'hui bien conscience de ce double dilemme.

L'épouvantail de l'armée européenne

Ce qui est recherché n'est pas vraiment la création d'une armée européenne — utilisée par certains comme une vision, par d'autres comme un épouvantail —. A terme, ce qui est en passe de se mettre en place, c'est plutôt une politique partagée, avec une convergence de certaines actions. Cette politique est loin d'être une conception monolithique, un modèle unique à la manière de l'Euro mais plutôt un ensemble de coopérations, qu'accompagnent une série d'instruments communautaires, d'ordre financier. L'objectif étant de resserrer les liens dans des dispositifs à la carte (à deux, trois ou quatre, ou à 28).

Solitaires ou/et solidaires ?

Cette politique partagée n'est pas, et ne sera pas, un long fleuve tranquille. Les situations entre les pays européens sont si différentes, aux plans géographique, historique, économique, ou simplement psychologique, qu'elles ne peuvent s'effacer par un simple accord "papier". Les États sont finalement assez « solitaires » dans leur conception de la défense. Et la solidarité n'est pas un réflexe. La crise économique née à partir de 2007-2008 l'a prouvé. Lors de sa première phase, elle a plutôt entraîné un repli sur soi, une large propension à l'égoïsme, à préserver ses industries nationales, ses intérêts propres, plutôt qu'une intention plus large de coopération. Au maximum, chacun a ébauché des projets, plus ou moins élaborés, avec des pays proches. Une seconde phase semble en passe de s'ébaucher, concomitante à une crise plus politique plus profonde qui a démarré en 2014-2015, avec une volonté qui dépasse quelques cadres coopératifs mais vise à davantage d'intégration.

Des successions de coopérations plutôt qu'une seule coopération

En témoignent le fonctionnement du commandement du transport aérien l'EATC entre six pays européens, les liens structurels entre Londres et Paris sur la recherche nucléaire (accords de Lancaster House) et l'intégration de MBDA — qui a réparti les charges de ces unités industrielles de part et d'autre de la Manche — et des échanges entre états-majors, le renforcement de la coopération entre les Benelux (marine, aérien, forces spéciales) comme entre les ex-Tchécoslovaques (aérien, formation) tandis que l'Allemagne tisse avec plusieurs pays l'intégration d'unités : terrestre et navire logistique avec les Pays-Bas, sous-marins avec les Polonais, Super Hercules avec la France, etc. Cette évolution n'est pas spontanée... La crise économique qui a lessivé les budgets, et les engagements en Irak et en Afghanistan qui ont épuisé quelques armées, n'expliquent pas cette évolution.

Une évolution sous le poids des menaces

Une violente épée de Damoclès au-dessus des Européens

En deux ans, l'Europe a été parcourue de trois crises successives, graves, loin d'être résolues : le conflit russo-ukrainien et les tensions à l'Est — qui sonnent comme une résurgence tragique d'une période sombre de l'histoire européenne —, la crise des migrants/réfugiés et les tensions aux frontières Sud Est et Sud — véritable traumatisme pour nombre de pays européens peu confrontés jusqu'ici à ce type de crises—, et une nouvelle vague de terrorisme qui frappe l'Ouest de l'Europe.

Une ceinture d'instabilité en première et deuxième ligne

Les deux conflits civils majeurs "frontaliers" au sud — syrien (irakien) et libyen — et les deux ou trois zones d'instabilité africaines (Corne de l'Afrique, Sahel, Nigeria) sonnent au large comme autant de menaces. Cette conjonction a un effet politique : quelle que soit la crise, plus aucun État, aujourd'hui, ne se sent à l'abri... ni capable de faire face seul. Le déclenchement en novembre 2015 par la France de l'article 42.7 (clause d'assistance mutuelle) n'a sans doute pas eu l'effet espéré de déclencher une vague d'engagements à court terme. Elle a en revanche, incontestablement, signé la fin d'une certaine inconstance et obligé à une réflexion politique à moyen terme.

Tous les moyens mobilisables

Tous les vecteurs sont cette fois nécessaires pour assurer une réponse à ces crises : l'aviation de reconnaissance mais aussi de chasse (pour la surveillance aérienne en Baltique et dans quasiment toute l'Europe comme pour les bombardements en Irak) comme de transport, les moyens maritimes (en Baltique ou Méditerranée, voire la mer Noire) et sous-marins (pour le renseignement), les éléments terrestres et les forces spéciales (au Sahel notamment), le renseignement (face au terrorisme), les satellites et la surveillance radio-électonique, le cyber (sur lequel se joue désormais l'avenir), les moyens de communication stratégique, etc. Une palette de moyens qui ne peut être à disposition d'un seul État (ou alors de façon très exceptionnelle).

Deux traumatismes politiques

Ajouté à cela, le décrochage britannique avec le Brexit (même s'ils ne sont pas encore partis, les Britanniques semblent plutôt vouloir sauver les meubles d'une possible participation), et en dernier lieu le coup de clairon de Trump (2). Autant de signaux supplémentaires incitant les Européens à, désormais, travailler un peu plus ensemble. Ils n'hésitent plus ainsi à faire voler en éclat les quelques principes qui sclérosaient jusqu'ici toute évolution.

Les tabous volent en éclat

1. Doter l'Europe d'une politique industrielle

Dans ce panorama, ce ne sont plus les missions et opérations de la PSDC qui sont l'alpha et l'oméga de la défense européenne aujourd'hui. L'opérationnel n'a plus la cote. L'Europe mise davantage aujourd'hui sur une consolidation capacitaire et industrielle, avec la mise en place d'une vraie politique industrielle : des financements pour la recherche (au titre du budget communautaire !), des possibilités de prêts pour le secteur de la défense (si la Banque européenne d'investissement veut bien enlever cette exception), une ingénierie financière pour des capacités développées en commun. Le tout avec une possibilité d'exception au pacte de stabilité pour les investissements dans la défense, et une certaine bienveillance de l'autorité européenne de concurrence à l'égard des rapprochements industriels dans le secteur. Ce qui est une vraie petite révolution !

2. Bâtir l'autonomie stratégique

L'idée est de bâtir des champions européens capables d'assumer l'autonomie stratégique de l'Europe, de donner un peu de vigueur à ce qui n'est pour l'instant qu'un agglomérat économique. Pour certains, il s'agit juste d'un partage d'intérêts; pour d'autres, il s'agit d'avoir une force de dissuasion. Peu importe les raisons, quand on jette un regard en arrière — ne serait-ce qu'il y a deux ou trois ans —, où il était totalement tabou de parler du moindre usage militaire pour Galileo (le GPS européen) (3), on voit toute l'importance du progrès : budget communautaire, autonomie stratégique, politique industrielle... autant de gros mots auparavant, impossible à prononcer, sauf dans une fin de banquet bien arrosée de 'missionnaires' de l'Europe de la défense 😉

3. Du réalisme dans les opérations

La dynamique opérationnelle n'a pas disparue. Mais elle se veut plus pragmatique. Il s'agit de débloquer, point à point, tous les blocages et points de rigidités. On a mis sous le boisseau les grands objectifs définis à Helsinki : trop irréalistes (4). Le principe des battlegroups — tous ensemble ou jamais — va voler en éclat au profit d'une approche plus modulaire (5). On va rechercher à avoir davantage de solidarité, avec une dose plus importante de financement en commun des opérations (aujourd'hui 10% ou 15%). Les autorisations préalables qui bloquent tout départ rapide en opération extérieure pourraient être assouplies (6). Une mini structure de commandement pour les missions militaires non exécutives et une structure plus forte de soutien pour les missions civiles vont être mis en place. Aux yeux de certains, cela pourrait paraître peu glorieux et ambitieux. C'est sans doute mieux que de grandes déclarations sans lendemain plus efficace.

4. La réconciliation OTAN - UE

L'OTAN et l'Union européenne sont en train de se réconcilier. On parle désormais ouvertement d'échanges d'informations entre les différentes structures, de mise en place de politiques similaires de part et d'autre (notamment sur la désinformation russe). Les deux organisations sont placées aujourd'hui d'un pied égal avec une répartition des tâches. Il ne peut plus être question d'une organisation adulte et d'une organisation adolescente, qui n'aurait pas droit à opérer au niveau militaire mais plutôt d'une répartition des tâches. Le karma de l'OTAN c'est la défense territoriale et, aujourd'hui, cette mission n'est pas de pure forme. L'Union européenne assurant de son coté le volet civil de cette défense, la sécurité intérieure (avec le corps européen de garde-frontières et de garde-côtes). En revanche, toute opération ou mission militaire de l'UE au titre de la PSDC (civile ou militaire) ne peut se déployer à l'intérieur du territoire de ses États membres (interdiction des Traités oblige). Parler de duplication est donc un leurre...

5. La fin d'une certaine idée de duplication 

L'OTAN a pour elle sa technicité militaire qu'elle peut mettre en place au profit de ses alliés (Coalition en Irak ou Européens en Méditerranée). L'UE a pour elle la plasticité de son organisation (mot gentil pour indiquer que c'est un rien 'bordelique') qui lui permet de s'adapter à des situations particulièrement complexes où l'outil militaire n'est qu'un (petit) aspect de la solution. Elle a ainsi pris le lead dans les opérations maritimes — qui sont très globales — et dans les (petites) missions de formation d'armée en Afrique (antériorité et puissance financière de l'UE sur le continent obligent). Tandis que l'OTAN a pour elle — outre la défense territoriale — son outil de planification, le Shape, assez lourd mais puissant, tout à fait fait adapté à des opérations de plus haute intensité ou sur une longueur de temps (7).

(Nicolas Gros-Verheyde)

Financer l’industrie de défense. Un tabou se brise

Lire aussi :

(1) Les États membres avaient défini un « objectif global » pour pouvoir « déployer rapidement » puis « soutenir » des forces « capables de mener à bien l'ensemble des missions de Petersberg (...), y compris les plus exigeantes d'entre elles », dans des opérations pouvant « atteindre 50.000 à 60.000 hommes », soit l'équivalent d'un corps d'armée et jusqu'à 15 brigades. Lire notre fiche : le sommet d'Helsinki un objectif militaire ambitieux

(2) Peu importe ce que Trump décidera au final. Le simple fait d'avoir fait planer plus qu'un doute sur le lien transatlantique va obliger les plus sages tenants de ce lien à prévoir au minimum une petite roue de secours... au cas où. Tout miser sur le lien transatlantique se révèle aujourd'hui hasardeux.

(3) Jacques Barrot, l'ancien commissaire européen chargé des Transports, indiquait toujours avec un geste sur la bouche. « Nous savons bien qu'il y aura un usage possible au plan militaire ... mais, chut, ne le dites pas. Et je ne le dirai pas car cela serait utilisé contre ce projet. »

(4) L'OTAN a fait le même tournant, mettant en place une force plus réaliste la VTJF de 2500 personnes plutôt qu'une NRF qui ne trouvait pas d'application.

(5) Approche beaucoup plus intelligente que le principe de tous ensemble ou jamais qui n'a produit qu'une réponse : "jamais".

(6) La république Tchèque prépare ainsi un amendement à sa constitution pour permettre l'engagement de troupes pour une durée courte (60 jours) par le seul gouvernement avec une simple information du Parlement (et non l'autorisation).

(7) Depuis la fin de la grande opération de l'OTAN en Afghanistan, son plan de charge opérationnel extérieur s'est réduit. L'Alliance a une seule grosse opération en cours — la KFOR au Kosovo — et quelques missions — formation en Iraq, maritime en Méditerranée "Sea Guardian" (soutien à EUNAVFOR) et activité d'échange d'informations en mer Egée (soutien à Frontex)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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