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Face au terrorisme, la réponse européenne trop lente (analyse)

La minute de silence dans les institutions européennes après les attentats de Paris du 13 novembre (Crédit : CUE)
La minute de silence dans les institutions européennes après les attentats de Paris du 13 novembre (Crédit : CUE)

(B2) Les évènements de toute l’année 2015 à Paris, Copenhague, Sousse ou Bamako — et en mars à Bruxelles —, ont traduit une certaine difficulté dans les institutions européennes à appréhender les crises et à y répondre rapidement. La menace était pourtant connue, identifiée. Mais il a fallu plusieurs séries d’attentats pour aboutir à la fois à la prise de conscience et à l’action pratique (partie 1). Des causes à la fois structurelles (partie 2) et conjoncturelles (partie 3) expliquent ce retard. Ce n’est qu’après les attentats de Paris du 13 novembre que la réaction européenne a été plus adaptée (partie 4). - NB : une note analyse réalisée pour un ouvrage collectif Daesh and the terrorist threat: from the Middle East to Europe (FEPS)

  1. Une menace connue à défaut d’être cernée

Des mises en garde répétées

Depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, les mises en garde ne manquaient pas, notamment sur le risque des combattants étrangers ou européens, lancées par les services de renseignement, relayées régulièrement par le Coordinateur européen de la lutte anti-terroriste, Gilles de Kerchove. Plusieurs ministres (belge, néerlandais, français notamment) avaient aussi sonné l’alarme. La liste des mesures à prendre était assez bien connue et définie. Mais la prise de conscience a été très lente au plan européen. L'attention politique était concentrée ailleurs : crise de la zone euro, élections européennes, puis crise des migrants et des réfugiés, des frontières et crise politique. Il a fallu plus d’un attentat pour provoquer une réaction.

Une alerte, un coup de semonce, un électrochoc

La première alerte est venue en mai 2014, avec l’attentat au musée juif de Bruxelles. Sans susciter de grandes réactions. L’Europe est alors repliée sur elle-même, la tenue des élections européennes, la mise en place d’une nouvelle direction dans les différentes institutions, la gestion critique de la Zone euro… expliquent cette atonie, doublée par le bilan (4 morts) qui semble peu important. Les attentats de Paris et Copenhague début 2015 ont donc été un vrai électrochoc, un coup de semonce. Après les premières réactions, un peu décousues, plusieurs décisions sont prises. Mais elles relèvent plus de l’intention. Là encore, l'attention des Européens se perd... La crise des réfugiés et des migrants, les noyades en Méditerranée, le passage en force des frontières obligent l’Europe à concentrer son regard ailleurs. L'attentat de Paris au Bataclan et alentours, en novembre 2015, sonnera alors comme un nouveau réveil brutal, un sentiment d’obligation d’action. Les mesures s’accélèrent alors plus vite...

  1. Les causes structurelles d’une absence de réaction rapide

Premier élément : le terrorisme est, avant tout, une prérogative d’Etat.

C’est un élément évident. Le terrorisme ne fait pas partie de la compétence communautaire. Du moins c’est l’argument souvent employé pour justifier une certaine paralysie européenne. En fait, le présupposé n’est pas tout à fait exact. Le traité de l’UE, revisité à Lisbonne, prévoit même un certain nombre de compétences et d’instruments. Lire notre fiche : Les compétences de l'UE en matière de lutte anti-terrorisme

Second élément, plus réel : la crise économique européenne

La crise économique a entrainé inévitablement un repli sur soi, une baisse des moyens nationaux. Et, contrairement aux prévisions de certains observateurs, la baisse des budgets n’entraîne pas une meilleure coopération, la logique du « je mets en commun si j’ai moins » se traduit plutôt par l’effet inverse « moins j’ai, moins je peux et je veux mettre en commun ». Cela traduit notamment par une baisse des moyens (financiers, humains) alloués au renseignement.

Troisième élément, un peu tabou : le ralentissement de la machine communautaire

A cela s’ajoute un élément plus institutionnel. La politique de José-Manuel Barroso à la tête de la Commission européenne — et dans une moindre mesure de la Haute représentante de l’UE, la Britannique Catherine Ashton, sur le volet extérieur —, durant les années 2009-2014, a incité à un ralentissement de la machine à harmoniser communautaire. La clé est redonnée aux Etats membres. La capacité d’initiative de la Commission européenne et sa disponibilité à anticiper des législations est au ralenti. L’heure est au « moins légiférer », aux études d’impact. Arrivé à la tête de la Commission fin 2014, Jean-Claude Juncker n’a pas tout à fait le même point de vue. Mais dix ans de ralentissement ont ankylosé la machine.

Quatrième élément, souvent moins mis en valeur : le manque d’unité politique

L’élargissement a aussi entrainé, inévitablement une certaine dilution de la menace. Pour la douzaine de pays qui arrivent dans l’Union, le terrorisme n’est pas vraiment une menace. Aucun des nouveaux Etats membres n’a vraiment connu les différentes vagues de terrorisme à l’européenne, soit nationale (IRA, ETA, Corse), soit idéologique (bande à Baader, Action directe, CCC, etc.), soit « importée » (palestinien, arménien, algérien, iranien, etc.). Sous la coupe soviétique, les dirigeants de ces Etats les ont même, plus ou moins, soutenus. La notion de risque et de gestion de crises s’est aussi évanouie avec le temps.

Une Europe désarmée et pas vraiment unie

En janvier 2015, quand arrivent les premiers attentats de Charlie Hebdo à Paris, l’Europe est non seulement désarmée, elle n’est pas vraiment unie sur ce phénomène, comme elle l’était lors de la vague des attentats de 2001-2004. La réaction de la Première ministre lettone qui assure la présidence de l’Union européenne en témoigne. Dans un échange avec les journalistes, Laimdota Straujuma mélange même lutte contre le terrorisme, nouvelle stratégie sur l’immigration (légale ou illégale), parle de « clash des religions » « qu’heureusement en Lettonie nous n’avons pas ». Sous-entendu, ce qui arrive en France est un peu la faute de l’immigration … et de la France. La Lettonie n’est pas concernée.

  1. Les causes conjoncturelles de cette lenteur

De façon plus conjoncturelle, on peut noter deux éléments principaux qui ont retardé une prise de conscience.

Premier élément : une absence d’impulsion politique notable

Aucune réunion spéciale des chefs d’Etat et de gouvernement n’a été convoquée après l’électrochoc des attentats de Paris (1). Ce qui est une première dans l’histoire, courte, de la réponse au terrorisme européen. Après les attentats du World Trade center de New York et sur le Pentagone, en 2001, un sommet exceptionnel des Chefs d’Etat avait été convoqué par la présidence belge de l’UE, pour le 21 septembre, soit dix jours plus tard. Après les attentats de Madrid, en mars 2004, il n’y a pas eu besoin de réunion extraordinaire. Un sommet était déjà prévu à l’agenda le 25 mars 2004, soit deux semaines à peine. Sous la présidence irlandaise de l’UE, l’Union européenne adopte alors une déclaration complète (18 pages) doté d’un plan d’action. Différentes mesures sont prises (2). Lors des attentats de Londres, le 7 juillet 2005, une réunion exceptionnelle des ministres de l’intérieur suffit. Elle est convoquée pour le 13 juillet 2005 à Bruxelles par la présidence britannique de l’UE. Soit une semaine à peine. Tout ceci sera mis en veilleuse quelques années plus tard. « Le terrorisme n’est plus dans le grand radar de l’Union européenne » reconnaît un expert européen du sujet.

En 2015, la réaction a été beaucoup plus lente et dispersée. Si la Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, Federica Mogherini, décide de bousculer l’agenda de la réunion des ministres des Affaires étrangères, prévue 10 jours après les attentats, le 19 janvier, c’est la seule réponse d’urgence. La Lettonie, qui assure la présidence de l’UE, préfère temporiser. Le sujet est mis à l’ordre du jour de la réunion informelle des ministres de l’intérieur et de la justice, les 29 et 30 janvier à Riga. Tandis que le Polonais Donald Tusk, qui assure la présidence permanente du Conseil européen, préfère utiliser la réunion, déjà programmée sur le calendrier, le 12 février —pour « discuter de la réponse (à) apporter aux défis ». Soit un mois plus tard. La réunion aboutit à une déclaration prévoyant une série de mesures à concevoir ou approuver. Mais il semble déjà un peu tard.

Deuxième élément : La crise des migrants et des frontières

La crise des migrants a commencé. Elle culmine à partir du mois d’avril et se transforme à l’été en crise politique. Le centre de gravité se déplace du centre de la Méditerranée (Italie-Libye) vers l’Est (Grèce-Turquie), de la mer à la terre. Les pays de première ligne (Italie, Grèce, Malte) ne sont plus les seuls concernés. Tour à tour les pays d’Europe centrale (Hongrie, Autriche, Slovénie, Croatie, Allemagne) et du nord (Danemark, Suède, Finlande) sont touchés et cherchent à protéger leurs frontières. Et ils cherchent désespérément en urgence, des solutions, en cherchant à sollicitant les pays voisins (Turquie, Afrique, etc.) pour qu’ils assurent la protection de leurs frontières. L’espace Schengen est menacé.

Troisième, conséquence des deux premiers : Peu de mesures concrètes à discuter

Le manque d’impulsion politique comme l’arrivée de la crise des migrants se ressent durablement sur le rythme de mise en place des décisions. Quand, en avril 2015, la Commission européenne présente un nouvel Agenda de sécurité, largement consacré au terrorisme, l’attention s’est déjà portée ailleurs. Certes il reprend cependant certaines des préconisations du coordinateur anti-terroriste de l'UE, avec neuf mesures phares : définition du terrorisme, renforcement d’Europol, mise en place d’un fichier PNR européen, définition d’indicateurs de risque, renforcement de la déradicalisation, coopération pénale, échange d'informations, lutte contre le trafic d'armes. Mais il faudra encore de longs mois avant de passer à la pratique.

En juin, les Européens se divisent surtout sur la réponse à apporter à la migration et les plans de relocalisation. La réunion des ministres de l’Intérieur se contente alors de « prendre note » du nouvel Agenda de sécurité et de reparler du sujet… en octobre. L’automne venu, les ministres n’ont toujours aucune proposition à discuter concrètement. Des conclusions sont adoptées pour renforcer la lutte contre le trafic d'armes à feu. Et rendez-vous est pris pour décembre...

Quatrième élément : l’absence de sentiment d’urgence           

Un sentiment que résume très bien Michel Sapin, le ministre français des Finances, s’exprimant devant la presse européenne, début 2016. « En janvier 2015, il y a (eu) un attentat horrible. Nous faisons des propositions. Ces propositions sont examinées. Arrive novembre. Il y a un drame plus fort encore, plus important encore. » On s’aperçoit que « Au niveau européen et international, les décisions n’ont pas été prises. Ce n’est pas acceptable ! ». Et de mettre en cause un certain fonctionnement trop bureaucratique à son goût. « Chacun peut avoir de bonnes raisons pour prendre le temps d’expertiser, de faire des études d’impact etc.… Mais il y a un moment donné où tout cela tombe devant l’urgence. »

  1. Fin 2015, début 2016, la réponse européenne se met en place

Il faudra, en effet, les attentats du 13 novembre pour que l’Europe prenne enfin la mesure des évènements et considère la lutte contre le terrorisme comme une question d’urgence absolue. En quelques semaines, la quasi-totalité des mesures, envisagées et préparées durant ces longs mois, sont présentées.

Une demande de solidarité nationale

La France décide d’activer la clause de solidarité de l’article 42.7, pendant européen de l’article 5 de l’Alliance atlantique. Une petite révolution au plan politique. Tous les ministres de la Défense, réunis pour leur réunion ordinaire, le 17 novembre, assurent leur homologue français, Jean-Yves Le Drian, de leur pleine solidarité. Mais aucune réelle concertation européenne ou coordination européenne n’est enclenchée. Paris ne le souhaite pas. Les Européens n’insistent pas. La demande de solidarité ne produira pas cependant les effets attendus au plan de la défense européenne (Lire : La demande française de solidarité : un semi flop). La France ayant souhaité une implication minimale des institutions européennes et préférant gérer la question en bilatéral. Mais elle a l’effet de catalyser les autres décisions au plan intérieur.

Une impulsion politique

Une réunion spéciale des ministres de l’Intérieur et de la Justice est aussi convoquée à peine une semaine après les attentats, le 20 novembre, par le Luxembourg qui a repris le flambeau de la présidence luxembourgeoise de l’UE. Elle affirme la nécessité « d'accélérer la mise en place des décisions » annoncées le 12 février. Pour le coordinateur de la lutte anti-terrorisme, Gilles de Kerchove, la question de la création d’une CIA européenne évoquée par certains ministres ou responsables européens ne se pose cependant pas. « Les services de renseignement coopèrent déjà énormément. C’est davantage une question de moyens », et de cadre législatif.

Le rythme de propositions s’accélère

La Commission européenne a passé la vitesse supérieure. Certains textes sont déjà prêts. Elle propose ainsi le 18 novembre un cadre plus strict sur la détention d’armes à feu, qui vise notamment à renforcer le contrôle sur les armes "neutralisées". Le 2 décembre, elle propose une définition européenne pour les combattants étrangers et présente un « plan d'action » pour faire face au trafic illégal d'armes à feu et explosifs. Deux jours plus tard, un accord politique est enfin atteint par le législateur européen sur le fichier européen d’enregistrement des données des passagers aériens. Le PNR européen sort de terre. Les ministres confirment aussi l'accord intervenu avec le Parlement européen sur le renforcement de l’agence Europol. Le 15 décembre, la Commission européenne présente une proposition de révision du Code des frontières Schengen pour introduire des contrôles systématiques aux frontières.

Après la pause de Noël, le rythme législatif reprend. Le 19 janvier, l’exécutif européen présente le premier pan d'un nouveau paquet, visant à compléter la législation européenne en matière pénale et anti-terrorisme. Elle propose d'intégrer les étrangers dans le système d'échange de casiers judiciaires. Et le 2 février dernier, elle présente un plan d’action, listant une dizaine de mesures à adopter durant l’année pour bloquer le financement du terrorisme.

Conclusion : un pas à franchir au niveau de la coordination politique

Si la rapidité n’est jamais bonne conseillère sur les questions de libertés publiques, elle a, en matière européenne, une vertu : profiter de l’opportunité politique pour faire aboutir des décisions qui n’auraient aucune chance, hors période de crise d’aboutir. C’est dans des moments critiques, paradoxalement, que l’Europe est la meilleure et peut avancer. En ayant perdu de vue cet axiome, certains dirigeants européens ont fait perdre de précieux mois, dans la lutte contre le terrorisme. Il faudra en tirer les leçons et, peut-être doter la structure européenne non d’une nouvelle institution mais d’un dispositif type « conseil restreint de sécurité » ou « Cobra » européen, permettant de rassembler, en urgence, les différents responsables concernés (Président de la Commission, Haut représentant, président du Conseil européen, commissaires aux Affaires intérieures et à la Justice, coordinateur anti-terrorisme, responsable de la cellule d’analyse du renseignement IntCen).

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire : N°32. L’Europe face à une nouvelle vague de terrorisme (maj6)

(1) Une réunion du Conseil européen a deux objectifs très politiques. L’un est symbolique. Il permet de montrer l’unité européenne, de symboliser la solidarité aux yeux des citoyens européens comme du reste du monde. L’autre est plus concret : il impulse et accélère le rythme de décision des autres structures au niveau national comme européen (Commission, Conseil des ministres, Parlement).

(2) Des législations sont mises sur place : une définition commune de l’acte terroriste, des premières mesures contre le financement du terrorisme, la mise en place d’actions de déradicalisation... Un « centre de situation » (SitCen) voit le jour, au sein du Conseil de l’UE, pour assurer de façon informelle, l’échange et l’analyse des informations.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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