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Une tactique politique remarquable. Le voile se lève sur EUNAVFOR Med (Maj)

(crédit : Conseil de l'UE)
(crédit : Conseil de l'UE)

(BRUXELLES2 - Exclusif) L'opération européenne de sécurisation en Méditerranée — que nous nommerons par son nom de code "EUNAVFOR Med" (EUNAVFOR Mediterranea)— est un petit chef d'oeuvre de préparation, politique et opérationnelle en fait. Récit. Et premiers éléments d'une opération qui n'est pas encore lancé.

Une tactique politique remarquable

La charge du Pont d'Arcole

D'une part, les responsables politiques se sont très vite mis d'accord sur sa nécessité. D'autre part, entre l'idée politique et sa conceptualisation, il aura fallu aussi peu de temps, 4 semaines, selon nos éléments, en comptant 2 jours fériés (1er mai et 8 ou 9 mai selon les pays). Une belle manoeuvre tournante qui est à peu près digne des offensives éclairs de Napoléon, avec écran de fumée, préparation intense et coup de butoir décisif et rapide. Si je me permettrais, une analogie, c'est un peu la charge du Pont d'Arcole... Ainsi, entre la mise à l'ordre du jour de ce question à l'ordre du jour d'un conseil des ministres des Affaires étrangères, le 20 avril, et la réunion du 18 mai qui pourrait donner le feu vert à l'opération (concept de gestion de crises), il ne se sera écoulé que quelques semaines.

Mogherini à la manoeuvre

Quand arrive le naufrage, dans la nuit de samedi à dimanche (18/19 avril), avec les 700 à 1000 morts, l'émotion s'empare de toute l'Europe. Au temps de l'inaction (lire : Sortir la tête du sable !) semble venu le temps de l'action. L'équipe Renzi-Mogherini sait qu'il est temps de repasser à l'offensive. Mais, cette fois-ci, en version éclair. L'avantage est que les deux postes clés à Bruxelles — les Affaires étrangères et l'Intérieur sont aux mains des "Méditerranéens", parfaits connaisseurs de la situation. L'agenda facilite la donne. Une réunion des ministres des Affaires étrangères, est déjà prévue le 20 avril, avec à son ordre du jour, la Libye.

Agenda bousculé

La concertation va vite. Les téléphones crépitent. Federica Mogherini est en Italie chez elle et rencontre le Premier ministre italien (son ancien boss). Et son homologue chargé de la migration, Dimitris Avramopoulos, qui devait visiter Ceuta et Mella, avec le ministre de l'intérieur Jorge Fernández Díaz, annule sa visite mais décide d'aller à Luxembourg. Ils ont le soutien du président de la Commission, JC Juncker et de plusieurs capitales. Ils décident d'un commun accord de réunir ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères à Luxembourg (en avril - les réunions ont lieu dans la capitale luxembourgeois et non à Bruxelles). On bouscule quelque peu l'agenda. Et on y ajoute l'après-midi une session commune. Tous les ministres des Affaires étrangères sont là (en personne ou le vice-ministre) et plus de la moitié des ministres de l'Intérieur ont fait le déplacement. Ce qui est une gageure en aussi peu de temps (à peine 24 heures).

Un plan en dix points concoctés aux petits oignons

Les deux commissaires ont préparé un plan en dix points, rapidement mis au point, qui reprend pour une bonne partie les demandes italiennes (sauf la répartition solidaire des réfugiés, la relocalisation qui restera partielle et volontaire (lire sur le Club : La Commission propose un plan en 10 points face au choc migratoire en Méditerranée). Ce plan n'est savamment révélé que le plus tard possible. Peu de choses fuitent dans la presse, à part la volonté de renforcer Frontex, et une idée allemande d'avoir une clé de répartition pour répartir les réfugiés venant de Syrie. Le collège des commissaires n'a pas vraiment eu le temps de discuter de façon approfondie de ces points, qui figuraient en partie dans une communication sur les migrations prévue le 13 mai. Et cette approbation par les Ministres grille un peu le processus. Un porte-parole l'avouera sur le bout des lèvres, le lendemain. « Le Commissaire Avramopoulos est en droit d’annoncer des pistes nouvelles. Mais la décision appartient au collège. » Trop tard...

Renzi et Mogherini à la manoeuvre, entre égaux (crédit : CUE)
Renzi et Mogherini à la manoeuvre, entre égaux (crédit : CUE)

Enjeu : enfoncer le clou

La seconde phase déjà enclenchée

Le Conseil n'est pas encore terminé que la seconde phase est déjà enclenchée : la convocation d'un sommet européen, consacré aux migrations et sauvetage en Méditerranée. Dès 17h, le président du Conseil européen Donald Tusk annonce sa convocation.  Il s'agit, là aussi, de prendre de la vitesse, éviter un revirement de dernière minute, aux sceptiques de s'exprimer et au processus de s'enliser. Durant le week-end, les téléphones ont sonné entre les capitales, entre Renzi, Hollande, Merkel, Cameron et Tusk notamment (ces 4 se retrouveront d'ailleurs pour une réunion entre "grands pays" lors du sommet européen). Le terrain a été bien balisé.

Le soutien britannique

Le leader Britannique, en pleine finale de campagne électorale, sait qu'il a une double carte à jouer : montrer la puissance navale britannique (ce qui permet au passage de ravaler toutes les critiques qui lui ont été fait sur la diminution des moyens des armées et çà plait toujours aux Anglais attachés à la Royal Navy comme à la famille royale) et prendre un de ses chevaux de bataille favoris : la lutte contre l'immigration. Au passage, les chefs d'Etat lui donnent, involontairement, un petit coup de pouce dans sa campagne.

L'imprimatur des "Chefs" obtenue sans grande difficulté

Réunis, le 23 avril, les Chefs d'Etat et de gouvernement donnent leur "imprimatur", à leur tour. La discussion a été longue, surtout parce que chacun a voulu parler. « Multiplier 28 prises de parole par 5 mn minimum, cela fait déjà 2 heures au minimum » explique un témoin régulier de ces réunions. « Et comme il y en quelques uns qui étaient particulièrement prolixes ... », notamment l'Italien ou le Maltais, « vous arrivez presque à 3 heures ». Ajouter le temps de revoir les conclusions. Car, pour aller plus vite, les conclusions ont été revues et corrigées, dans la salle même. La "plume du Conseil" qui a pris note de la plupart des demandes de corrections des Chefs. Le tout est lu ensuite devant les Chefs pour obtenir leur approbation.

Un plan en dix points

Le plan en dix points est globalement approuvé, mis à part une ou deux exceptions, les plus délicates au plan politique - le caractère obligatoire ou non d'un programme de réinstallation des réfugiés. Mais l'essentiel du caractère opérationnel est conservé : renforcement de l'opération Frontex (trois fois au lieu de deux fois proposé), mise en place d'une opération PSDC, mise en place d'éléments dans plusieurs pays clés (Niger, Tunisie, etc.) pour "bloquer" ou "surveiller" les migrants/réfugiés qui partent vers la Libye. On rajoute par ci par là un élément : la concertation avec l'Union africaine, avec la Turquie. Mais B2 a soigneusement fait la track-list entre le projet de conclusions et le projet final. Et l'analyse est claire. (lire : Eviter de nouvelles tragédies en Méditerranée. Les mesures du Conseil européen)

Un savant dosage pour satisfaire chacun

Ce plan est savamment équilibré : un peu de sauvetage, un peu de répartition des réfugiés/migrants, un peu de retour à l'envoyeur et surtout la lutte contre les trafiquants. « Il y de quoi satisfaire tout le monde. Chaque chef d'Etat et de gouvernement peut rentrer chez lui en disant : j'ai gagné. » me raconte un expert de ces joutes européennes. Finement joué ! La Commission européenne a, prudemment, choisi de ne pas jouer les provocateurs. Le président Jean-Claude-Juncker, une larme à l'oeil, se dit bien « déçu » du résultat. C'est un peu une larme de crocodile... L'exécutif européen a bien pris soin de ne pas fâcher les 28 ; il a notamment renoncé à une quelconque velléité de proposer l'ouverture de la directive sur la protection temporaire (pourtant destinée à assurer la solidarité entre Européens en cas d'arrivée massive de réfugiés). Et sa proposition de "quotas" européens pour la migration légale fait davantage partie du paquet "migrations" présenté le 13 mai que de la discussion du 23 avril.

La planification de l'opération

Des bâtisseurs de concept

Les Chefs d'Etat et de gouvernement ont à peine fini de débattre que les planificateurs dans les structures européennes et dans différents ministères de la défense (particulièrement en Italie) se sont déjà mis au travail, dès la fin du Conseil des ministres des Affaires étrangères en fait. Au pas de course. Un premier brouillon du concept est bâti dans la foulée. Les premiers commentaires fusent. Et un projet de concept de gestion de crises peut alors être présenté officiellement et discuté par les ambassadeurs du COPS qui se penchent sur la question le 5 mai (lire détails sur le Club : Perturber le « business model » des trafiquants. L’opération PSDC Méditerranée se précise). Comme le raconte un des diplomates européens, on a « rarement été aussi vite pour mettre sur pied, conceptualiser une opération et obtenir un consensus ». Les premiers retours des Etats membres sont, en effet, positifs, si positifs, que pour une fois, on ne se pose que très peu la question des moyens disponibles ou nécessaires. C'est le casse-tête habituel des opérations militaires de l'UE.

On s'interroge, on se tâte, mais on est d'accord

Il y a bien quelques voix sceptiques. On sent bien que quelques pays, notamment à l'Est ne sont pas vraiment super enthousiastes (la crainte sans doute de voir l'attention politique se détourner du front oriental). Il y a les interrogations habituelles : l'opération doit-elle avoir un but humanitaire (le sauvetage des réfugiés) ou principalement de lutter contre les trafiquants (le sauvetage étant le domaine des Italiens et de Frontex, et le droit de la mer couvrant de toute façon une obligation de sauvetage général). Mais le consensus se fait de continuer à travailler et vite.

Qui participera ?

Plusieurs Etats se montrent disposés à contribuer à l'opération (avec des moyens). Même les Britanniques ! Ce qui est une première pour une opération militaire depuis le Congo et Artémis (2003) ou la Bosnie et Althea (2004). Selon nos informations : l'Italie bien sûr et Malte mais aussi l'Espagne, l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni devraient fournir des moyens, voire la Belgique et/ou les Pays-Bas. En bref, la plupart des puissances maritimes européennes sont partantes. Et les autres participeront avec des moyens aériens, des hommes et officiers, etc. Un ou deux pays tiers pourraient même éventuellement participer (Norvège par exemple). C'est l'Italie avec Rome qui devrait proposer son quartier-général. Et un ou deux amiraux sont déjà "fléchés" pour commander l'opération. Mais chut... rien n'est officiel (lire sur le Club : Une opération maritime de lutte contre les trafiquants. Premiers éléments).

La difficulté politique et juridique

Chacun sait en fait que la vraie difficulté est d'ordre... à la fois juridique et politique. Il faut arriver à avoir un consensus international, pour décrocher une résolution de l'ONU, a minima, pour pouvoir continuer à préserver le consensus européen. L'Italie - qui n'est pas membre du Conseil de sécurité - l'Espagne, la France, le Royaume-Uni qui en sont membres (avec la Lituanie qui préside le Conseil ce mois-ci) sont sur le pont pour préparer et affiner un projet de résolution. Chacun active ses contacts pour convaincre d'un côté les Africains, de l'autre les 2 pays avec droit de veto Chine et Russie. Cela tombe bien, là encore. François Hollande voit Poutine en Arménie, le dimanche. Tandis que Federica Mogherini est en Chine avec le ministère des Affaires étrangères. Et, selon mes informations, ce seraient les Britanniques qui tiendraient le "stylo" pour écrire le draft de la résolution. Des ouvertures se font sentir...

Une opération EUNAVFOR en 3-4 phases

A Bruxelles, les planificateurs européens, fins connaisseurs de ces difficultés, ont bâti un concept d'opération en 3 - 4 phases, qui sont autant de plans B ou C, selon les résultats obtenus à New-York, mais permettent de pallier, à peu près, toutes les hypothèses.

Voici les phases de l'opération telles qu'on peut les présenter sommairement

1ère phase - qui peut être commencée immédiatement - sans attendre la résolution de l'ONU - dès l'aval des ministres européens avec du renseignement et de la coopération policière. Objectif : amasser un maximum d'informations sur les navires, les pavillons, les réseaux en cause, les ficher pour pouvoir les frapper au plus juste, geler leurs financements, etc.  puis graduellement de pouvoir monter en puissance, selon l'intensité de la résolution.

2e phase : pouvoir approcher (et saisir si nécessaire) les navires suspects qui battent soit un pavillon européen, soit n'ont pas de pavillon, en haute mer, voire les neutraliser (une fois vidés de leurs migrants). Sur ce plan, il est possible d'agir, si on le fait avec tact,  selon le droit de la mer, sans résolution de l'ONU. Une option est prévue pour permettre des accords avec certains pays (Tunisie, Egypte) qui autoriseraient alors sous certaines conditions le contrôle sous l'etat de leur pavillon.

3e phase (et 4e phase) : ce sont des opérations identiques mais cette fois à l'égard d'autres navires battant pavillon "libyen", ou "étranger". Et une option est prévue pour entrer dans les eaux territoriales libyennes. Cela nécessite alors une résolution de l'ONU, voire une demande du gouvernement libyen (mais lequel), voire les deux.

Et maintenant ? Deux rendez-vous décisionnels

Deux rendez-vous sont maintenant sur la table qui permettront de fixer le niveau des ambitions : à New-York, le 11 mai. La Haute représentante a décidé de monter à la "Grosse Pomme" pour défendre, elle-même le point de vue européen. et à Bruxelles, le 18 mai, où les ministres des Affaires étrangères devraient approuver, si tout va bien, le concept de gestion de crises. Le lancement de l'opération étant prévu en juin normalement.

Premières leçons ?

1ère leçon. Toujours insister : un Oui pourra survivre à une série de "non"

Une telle rapidité n'est cependant pas née de nulle part. On peut remonter il y a 18 mois, pour en retracer les origines, après le premier drame de Lampedusa. Les Italiens, par la voie d'Emma Bonino (affaires étrangères) et Mario Mauro (défense) demandent en novembre à la Haute représentante Catherine Ashton différentes mesures — dont la mise sur pied d'une opération navale de sauvetage et de lutte contre les trafiquants, le renforcement de Frontex, la discussion avec les pays tiers sur l'immigration —, discutés au conseil des ministres des affaires étrangères et de défense en novembre 2013. Des options sont élaborées par les diplomates européens : militaire ou civile, et diplomatique (Lire sur le Club : Opération PSDC en Méditerranée : trois options à l’étude). Italiens et Grecs conviennent d'agir ensemble, lors d'une rencontre entre Mario Mauro et Dimitris Avramopoulos (alors ministre de la défense). Mais la discussion entre ministres n'aboutira pas vraiment. Et le sommet des chefs d'Etat en décembre 2013 se terminera sans résultat. Les "28" rejettent la demande italienne... Rome et Athènes n'abandonnent cependant pas. Et ils ne ratent pas une occasion - avec les Grecs, Maltais, Espagnols et Bulgares - de revenir à la charge pour réclamer plus de solidarité européenne. Dans les services diplomatiques, l'option maritime reviendra sur la table quand on parlera d'une assistance à la Libye.

2e leçon. La rapidité est une question de volonté plus que de procédure

On n'a pas connu un tel engouement et une telle rapidité depuis la mise sur pied de la mission d'observateurs en Géorgie en 2008, après le coup de force de la Russie. Mais il s'agissait, là, d'une mission civile, d'une taille assez limitée (400 personnes) sur un territoire aussi bien délimité, face à un "adversaire" somme toute connu, qui avait donné son accord préalable à la mission. « Même avec Artémis en 2003, on n'avait pas été aussi vite. Du moins pour l'instant 😉 » me raconte un vieil habitué de la PSDC.

3e leçon : Quand Européen veut, Européen peut

L'opération n'est pas encore lancée, ni opérationnelle. Mais si elle se concrétise, cela montrera que, quand l'Europe veut, elle peut. Et surtout elle peut faire assez vite, en accélérant la cadence et violant un peu les procédures. Bien sûr, on peut rétorquer qu'un Etat national peut aller plus vite. Mais quel Etat peut et veut mettre aujourd'hui, à l'heure de la multiplication des crises, des difficultés budgétaires et des autres engagements, une petite dizaine de navires en mer rapidement, avec une assistance aéronavale, au large de la Libye ?

(Nicolas Gros-Verheyde)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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