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L’Europe de la défense à trois vitesses aujourd’hui, en marche arrière demain ?

Un bateau de secours présent à bord de tous les avions de chasse... pas inutile aujourd'hui pour les armées européennes ? (© NGV / Bruxelles2)

(BRUXELLES2, opinion) Si on on observe les tendances actuelles dans les armées européennes, on risque d'être, "demain" (dans les 10 - 20 ans à venir) d'être à la merci de la moindre surprise stratégique. Les budgets européens ont diminué en moyenne de 10% ces dernières années. Et cette diminution n'est pas, pour l'instant, prêt de stopper ; du moins pas avant 2015. Elle est plus importante dans certaines zones que d'autres. Regardons cinq minutes une carte d'Europe et voyons la défense des territoires (cela est dépassé diront certains...), les front Est et Sud se dégarnissent, discrètement mais régulièrement et réellement, tandis que le centre de l'Europe devient le ventre mou.

"Fronts" Est et Sud dégarnis

Cette "désertion" en rase campagne concerne une dizaine de pays. 5-6 ont déjà entamé des révisions drastiques et suppression d'achats (Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Slovaquie, Grèce, Portugal…) avec licenciements à la clé, report du renouvellement des équipements, suppression d'opérations de maintenance ou du maintien en condition opérationnelle (MCO), voire suppression de certaines fonctions, etc. Et l'armée ne représente plus que l'ombre d'elle-même, juste bonne à assurer le défilé national et quelques prises d'armes, faire quelques exercices par an pour maintenir la forme. Ils peuvent à peine aujourd'hui envoyer quelques unités au niveau international (dans le cadre de l'OTAN, de l'UE ou de l'ONU), histoire de justifier que le pays a une défense. Au-delà... rien. Les autres (pays baltes, Luxembourg) sont déjà de dimension trop petites et se sont glissées dans des "niches" de défense.

Au centre, investissements limités, à l'Ouest marges de manoeuvre réduite

Dans d'autres pays (Belgique, Pays-Bas, Italie, Espagne…), la défense est la variable d'ajustement de politiques économiques drastiques. Les armées sont en roue libre d'investissement. Ou alors le rééquipement de certains matériels (ex. le Jsf aux Pays-Bas) obère largement les autres capacités. Plusieurs pays (Autriche, Allemagne, Pologne) sont en pleine période de restructuration (professionnalisation, fermeture de bases...), ce qui retient l'essentiel des ressources disponibles ainsi que de la volonté politique.

L'écart franco-britannique grandit

Finalement c'est à l'ouest et au nord que se poursuit un certain esprit de défense. Certains pays (Danemark, Suède, Pologne...) maintiennent un certain rythme d'investissement et d'équipement. Mais les budgets globaux ne sont pas suffisants pour compenser les pertes des autres pays. Seuls en fait les Français et Britanniques disposent encore de certaines marges de manoeuvre, même si celles-ci se réduisent dangereusement. Résultat, l'écart entre les deux premiers et les autres a plutôt tendance à augmenter qu'à diminuer. Et la défense européenne est aujourd'hui plus franco-britannique que jamais. Un paradoxe de plus en ces temps où l'Europe de la Défense devrait se développer.

Un choix crucial : abandonner ou déléguer

Aujourd'hui, les armées européennes - et l'armée française n'échappe pas du tout à cette réflexion - sont face à un choix crucial : abandonner ou déléguer certaines capacités, certaines fonctions. Aucun pays européen n'a plus les capacités de conserver toute la palette militaire : des centres d'entraînement aux forces spéciales en passant par les chars, les avions de chasse et les frégates, sans oublier la dissuasion nucléaire (pour la France et le Royaume-Uni).

Le pooling and sharing est sans doute une bonne chose. Mais c'est un point d'arrivée et non un point de départ, un moyen (parmi d'autres) et non un objectif. D'une façon ou d'une autre, il faudra d'abord effectuer des choix déchirants dans chaque pays, puis avoir une réflexion d'ensemble pour savoir comment répartir les capacités.

Le danger du repli sur soi

La crise financière et budgétaire n'a, pour l'instant, pas en effet abouti à une prise de conscience commune. Mais plutôt à un repli sur soi. Avec un risque notable L'absence de réflexion commune entraîne plusieurs effets : un effacement de certaines capacités de défense qui ne sont plus ou ne seront plus en situation d'être entretenues de façon efficace (il y a un effet "niveau" en-deçà duquel le maintien d'une capacité soit coûte très cher, soit est quasi inopérationnelle... voire les deux), un doublonnage de l'autre côté et au milieu quelques "petits" projets, sans doute de bonne tenue mais qui ne permettent pas à la fois des économies de l'ampleur nécessaire ou de renouveler des équipements.

Réfléchir en commun à une autonomie-partage

Il est donc urgent de partager mais de façon organisée. Toute la difficulté et tout l'enjeu de cette répartition reste de partager les moyens mais de préserver l'autonomie de chacun. Le Royaume-Uni a toujours les Malouines à défendre, la Pologne et les pays baltes leur "frontière" avec le voisin russe, la France ses territoires d'outre mer et ses accords de défense avec plusieurs pays africains, etc. Certains pays ont l'habitude et l'organisation politique pour pouvoir faire de l'action expéditionnaire rapidement, sur tous les pans de l'échelle (France, Royaume-Uni...) ; d'autres nécessitent une réflexion politique plus poussées ou n'ont pas les moyens militaires pour de telles actions. Il va falloir trouver donc une formule politique et financière permettant cette "autonomie-partage". L'objectif de 2% du PiB consacré aux dépenses de défense est aujourd'hui éclaté. Et il vaut mieux réfléchir à ce qu'on pourrait faire avec 1,5% ou 1% du PiB qu'à rêver à un possible retour en arrière plutôt chimérique.

Quelques idées iconoclastes

Ne faut-il pas partager la dissuasion nucléaire entre le Royaume-Uni et la France, une des deux composantes nucléaires par exemple ? Comment mettre en place une surveillance aérienne en Europe par zone géographique et non plus pays par pays à l'image du Ciel unique "civil" ? Idem en matière maritime, une structure de surveillance maritime de Méditerranée concertée sur le modèle de l'action en mer française ne serait pas inutile. Est-il encore nécessaire d'avoir autant de régiments de chars et d'artillerie ? Et autant d'avions de chasse ? Peut-on partager les bases à l'extérieur de l'Europe : elles sont essentiellement françaises mais peuvent très utiles pour certaines opérations d'entraînement ou d'évacuation ? Ces idées seront sans doute jugées "irréalistes" et "irréalisables". Mais il faut bien voir qu'il vaut mieux réfléchir aujourd'hui plutôt que de faire le bilan dans 10 ans que la moitié des capacités ne sert à rien.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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