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(Dossier EATC) La compagnie EATC : une expérience inégalée d’intégration

(BRUXELLES2 à Eindhoven) E.A.T.C. Ces 4 lettres, vous ne les verrez nulle part, sur aucun avion. Et cependant c’est la plus grosse « compagnie d’avions militaire » européenne.

L’European Air Transport Command regroupe, en effet, l’intégralité des flottes de transport de la Luchtwacht néerlandaise, de la composante « air » belge, la quasi-intégralité de la Luftwaffe allemande,  et une bonne partie de l’armée de l’air française. Il comprend ainsi des avions « kakis » (Transall C-160, Hercules C-130 et Casa CN 235 en attendant l’A400M) pour le transport tactique et des avions « blancs » (Airbus A310 ou A340, Gulfstream IV, …) pour le transport stratégique, des ravitailleurs (A310-304 ou KDC10).

Un partage de souveraineté bien réel

Jusqu’ici les structures militaires aériennes étaient, au mieux, coordonnées. Et si les États transféraient l’OpCon (le contrôle opérationnel) à des structures, c’était souvent de manière provisoire, le temps d’une opération, ou alors pour quelques avions en nombre très limité (les C17 de l’OTAN par exemple). Avec EATC, on va plus loin. Les quatre États participants ont, en effet, opté pour un transfert du contrôle opérationnel (OpCon), permanent, et l’établissement de normes communes. Une petite révolution dans le monde militaire. Même s’il n’y a pas abandon de souveraineté, le partage de souveraineté, lui, est bien réel. Mais EATC ne se limite pas au contrôle opérationnel sur des appareils, il inclut également un travail, beaucoup plus discret et progressif, mais très complexe, qui vise à rapprocher voire harmoniser tous les éléments du transport militaire (formation, logistique, maintenance, documentation…), selon un processus ressemblant de très près à la mécanique communautaire classique.

Pourquoi EATC ?

Toutes les flottes nationales de transport souffrent aujourd'hui de lacunes capacitaires. C’est évident ! L’intérêt d’EATC est de regrouper les demandes, de ne pas lier l’avion à la nationalité du fret, de mutualiser les efforts. Mais « nous ne voulons pas nous cantonner à  ce qu’on pourrait assimiler à du « covoiturage » - explique le lieutenant-colonel François Monard. « Petit à petit, nous entendons concevoir des textes et un fonctionnement communs, gagner en termes de coûts de logistique, de mécanique, des équipages, de formation ».

Du pont aérien de Berlin au Tsunami, l’expérience du passé

Ce n’est pas entièrement nouveau que les armées de l’air collaborent ensemble. EATC bénéficie ainsi de l’expérience d’engagements du passé. Sans remonter au pont aérien de Berlin en 1948-49 - qui est la première utilisation de l’avion de transport de façon aussi intensive - ou au plus récent siège de Sarajevo (1992-1996) qui a marqué tous les esprits par sa longueur dans le temps et les risques au sol, les forces aériennes européennes ont été impliquées dans trois opérations récentes d’envergure. D’abord, la mission de l’OTAN en Afghanistan (ISAF, depuis 2002) qui avait, entre autres caractéristiques, de devoir opérer à partir de plusieurs aéroports autour de l’Afghanistan et la contractualisation de capacités aériennes civiles. Ensuite, la crise humanitaire du Tsunami (en décembre 2004) qui a vu nombre de pays impliqués dans une zone déstabilisée par une catastrophe (à rapprocher du séisme en Haïti, janvier 2010). Enfin, l’opération de maintien de la paix en RD Congo en 2006 qui a confronté les pays membres aux différences des procédures tactiques employés comme des règlements d’emploi des équipages.

« Nous ne voulons pas nous cantonner à
ce qu’on pourrait assimiler à du « covoiturage »

Objectif : aller plus loin

« On ne part donc pas de rien. On sait travailler ensemble, sur des théâtres précis. » résume le Lieutenant-Colonel Monard. « L’idée de coalition n’est pas nouvelle, non plus. Avec la définition de « qui fait quoi », la nomination d’un ‘Commander’, le partage des responsabilités. Mais on arrive toujours à des comptes-rendus où chacun doit tout de même déployer ses modules de soutien, ses avions… Et, on arrive à la conclusion qu’il faudrait travailler avec le même soutien. »

A l’origine du projet, on trouve le dialogue franco-allemand entamé en décembre 1999, la mise en place d’EACC (European Airlift Coordination Cell) en février 2002, qui a pour objectif d’optimiser les moyens, et l’EAC (European Airlift Centre) qui démarre en juillet 2004 mais est un demi-échec. Sans confier les « manettes » à un seul organe, on voit bien que la coordination ne résout pas tout. Les Français et les Allemands – avec les Belges et Néerlandais - décident donc d’aller plus loin. Une lettre d’intention (LOI) est signée en avril 2006, le concept est signé en mai 2007 et la déclaration d’établissement d’EATC proclamée en octobre 2009. Le démarrage se fait en septembre 2010. Et l'IOC - la capacité opérationnelle initiale - doit être proclamée d'ici la mi-mai.

C’est l’Allemagne qui a, la première, apporté ses moyens, le 15 octobre 2010, suivie par les Pays-Bas (le 26 novembre) et la France (le 1er décembre). La Belgique a été le dernier pays à le faire fin avril 2011 ; un problème de connexion informatique empêchait ce transfert plus tôt. Aujourd’hui, EATC assure déjà le contrôle sur plus de 50 missions / jour.

Un point de rupture

« Historiquement il y a un point de rupture. Transférer des responsabilités nationales, c’est un peu se couper un bras » précise le Lieutenant-Colonel Monard. Mais, avec EATC, la plus-value est nette et immédiate. L’État qui y entre bénéficie immédiatement des moyens de ses voisins. Ce qui était fait auparavant par un organisme national dans chacun des quatre pays est désormais réalisé par un État-Major intégré, qui est l’interlocuteur unique pour les demandes de transport logistique et d’entrainement des équipages. « C’est difficile parfois de comprendre que l’on peut téléphoner aux Pays-Bas, par exemple, de la même façon que si on téléphonait à un de nos services nationaux. » La différence ? Ici, tout se fait en anglais. Et chacun utilise les mêmes règles. « On optimise ainsi les ressources, on augmente l’interopérabilité, on minimise l’effort en cas de déploiement et les dépenses globales, on augmente l’effort au soutien d’opérations de l’UE, de l’OTAN ou des Nations-Unies. »

Et, demain, le déploiement en opération

Sous réserve d’un accord des 4 nations, EATC pourrait aussi se déployer sur le terrain. Ce n’est sans doute pas pour aujourd'hui. Mais ce sera « possible dans l’avenir ». Avec une certaine logique et un avantage : « Celui de déjà travailler ensemble dans une structure. Le délai de montée en puissance sera raccourci. On pourra travailler avec des procédures déjà éprouvées pour les quatre nations. »

« Nous sommes l’héritier des structures de coalition. On est organisé comme une coalition. Nous sommes aussi dans la logique de ce qui se fait dans le civil avec les alliances Skyteam ou les normes Eurocontrol. Mais on va plus loin car on fait de l’intégration dans les procédures, les règles d’emploi, la doctrine… » L’échéance ultime d’EATC, c’est l’unité multinationale A400M. « On aura là, mis en cohérence, de nouveaux moyens et volonté politique. » Les quatre nations seront-elles capables de travailler ensemble de la même façon sur le même avion ? C’est tout le défi de ce futur projet

« La crise nous pousse à réfléchir »

« La crise focalise, va nous faire réfléchir et pousser à l’intégration ». Ce n’est pas la crise qui a créé EATC. Mais les réductions d’effectifs – particulièrement en Allemagne et aux Pays-Bas – en rendent l’expérience plus cruciale. « En fait, quand vous dites ‘mettons en commun nos moyens’, tout le monde est d’accord, sur le principe. Mais il faut ensuite entrer dans le concret. » Et là ce n’est pas toujours très facile. Il y a des subtilités, des complexités à gérer. L’organisation des armées de l’air est ainsi différente, dans chaque pays, comme la gestion du personnel. Il existe aussi la volonté, partout, de garder un certain pouvoir décisionnel et un minimum de soutien. « C’est pourquoi si l’objectif est important, la façon d’y arriver, la méthode, est tout aussi primordial. On ne peut pas dire du jour au lendemain : vous travaillez pour l’Europe et couper le cordon national. Il faut réinventer un partage équilibré. »

* * *

EATC en quelques mots

  • Le quartier général d’EATC est situé sur l’aéroport militaire d’Eindhoven, situé dans une partie de l’aéroport civil, non loin du bâtiment de l’EACC. Un bâtiment provisoire, fonctionnel, lumineux. Dans cinq ans, un nouveau bâtiment surgira de terre… Là où n’existe, pour l’instant, qu’une jolie pelouse, entre deux modèles d’avions de chasse.
  • Près de 160 personnes forment aujourd’hui l’équipe d’EATC (156 exactement). Et tous les postes quasiment sont remplis, à une ou deux exceptions près. Ce qui est assez exceptionnel dans les structures multinationales. La division opérationnelle occupe le plus grand nombre de personnes (91 exactement), suivi de la division fonctionnelle (34 personnes). 16 personnes travaillent au « Command group » et 15 au « General Support ».
  • Le budget est assuré par une clé de répartition : 38% pour l’Allemagne (1,43 millions euros) , 35% pour la France (1,32 millions euros), 14% pour les Pays-Bas (0,53 millions d’euros) et 13% pour la Belgique (0,49 millions d’euros). Et le personnel est à peu près proportionnellement réparti : 65 Allemands (42%), 44 Français (28%), 24 Néerlandais (15%) et 23 Belges (15%).
  • EATC entretient des relations avec ses partenaires : l’Agence européenne de défense pour EATF, le groupe aérien européen (EAG), l’OTAN pour les contrats SALIS (Strategic Airlift Interim Solution) avec les Antonov, SAC (Strategic Airlift Capability) C-17 et JAPCC. Les contrats Salis restent hors Eatc. « Il y a toute une redistribution des cartes. EATC a aussi la capacité d’étudier les contrats, voir si c’est vraiment nécessaire par rapport aux avions. Il va falloir le ménage – reconnaît un officier - Faire des choix parmi les initiatives. » EATC est l’avenir. Mais çà peut être le cauchemar pour certains, dans le cadre de la course à réduction des coûts et à la rentabilisation.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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